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Billet de blog 3 août 2022

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Qu’appelle-t-on bifurquer ?

Par-delà désertion et compromission : chercher de nouvelles alternatives. Par Anne Alombert, Adrien Zerrad, Esther Haberland, Victor Chaix, Simon Dautheville et Michał Krzykawski

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“Il n'y a pas lieu de craindre ou d'espérer, mais de chercher de nouvelles armes.”

G. Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », 1990.

“Si la tâche paraît de nos jours impossible, elle est impérative. Cet impératif nécessite une méthode d’amplification de dynamiques, fondée sur un diagnostic, et capable de négocier un compromis – car rien ne pourra se concrétiser en de telles circonstances sans que des engagements mutuels ne soient pris par des parties dont les intérêts particuliers divergent, et qui cependant doivent en dernier ressort s’entendre quant à leur intérêt commun…”

B. Stiegler, « Démesure, promesses, compromis », 2020.

Nous vivons actuellement une situation de catastrophe écologique avancée, qui implique un changement de direction imminent. Cet état d’urgence, désormais largement documenté, fait l'objet d'un consensus scientifique international et d'une reconnaissance croissante dans l'opinion publique - même s’il engendre aussi toutes sortes de dénis. En effet, alors qu’un tel état des lieux implique une transformation des économies et des modes de vie (des manières de produire, de consommer, de circuler, d'échanger, de penser), et que les discours alarmistes se multiplient, les décisions collectives ne semblent pas du tout à la hauteur des enjeux : à la multiplication des discours politiciens correspond souvent l’inaction politique, ce qui engendre un profond sentiment d’impuissance, d’inquiétude et de sidération. Dans une telle situation, l'absence d'alternative semble conduire à une poussée d'engagements individuels incoordonnés, mais bien conscients néanmoins que face à l’urgence écologique planétaire, la réponse ne peut se limiter aux « petits gestes » de bonne volonté. C'est dans ce contexte que se multiplient les appels à « bifurquer ».

Ainsi, le 30 avril 2022, des étudiants de l’école AgroParisTech ont affirmé leur désir de bifurcation, appelant leurs collègues et leurs concitoyens à « déserter » la voie d’un système économique et industriel qui met la vie en danger : la vie de la biosphère tout d’abord, mais aussi la vie psychique des individus et la vie collective des sociétés, puisqu’il s’agissait aussi, pour ces étudiants, de « déserter l’absurdité d’internet et la fascination des écrans ». A l’angoisse générée par les enjeux écologiques s’ajoute donc un désenchantement profond quant au « progrès » technologique et à ses effets sociopolitiques : dans une telle situation, non seulement les questions écologiques et technologiques semblent intrinsèquement liées, mais il semble aussi, comme l’avait prédit le philosophe Félix Guattari, que les questions d’écologie environnementale, d’écologie mentale et d’écologie sociale ne puissent plus être dissociées. Plutôt que d’opposer l’économie, l’industrie ou la technologie à la nature ou à la vie, ne faudrait-il pas alors se demander comment raccorder la technologie, l’industrie et l’économie avec les impératifs des trois écologies (environnementales, sociales et mentales) ?

Sans doute une telle question n’admet-elle pas de réponse toute faite et requiert-elle de nombreuses recherches – mais c’est peut-être justement ce que certains chercheurs appellent de leurs vœux. Ainsi, le 11 mai 2022, les doctorants des Écoles Normales Supérieures affirmaient-ils leur volonté d’ « aligner » leurs recherches sur les « enjeux impérieux » du siècle et de les articuler à la société, pour éviter que les sciences (naturelles comme humaines) ne produisent que des connaissances « ciblées » et « fragmentaires », déconnectées des enjeux écologiques, technologiques et géopolitiques, qui requièrent des analyses systémiques.

Cette volonté de réorienter la recherche scientifique ne touche pas que les jeunes générations : comme le soulignait un article du Monde récemment, des chercheurs issus de disciplines et de niveaux très variés se sentent aujourd’hui concernés. C’est aussi ce dont ont témoigné les chercheurs du collectif Internation, dans le livre intitulé Bifurquer. Il n’y a pas d’alternative (coordonné par le philosophe Bernard Stiegler), en proposant une méthode de « recherche contributive », qui articule recherche scientifique, projets politiques, institutions académiques, structures publiques et acteurs économiques …

Une telle perspective pourrait se révéler utile, car si nombreux sont aujourd’hui ceux qui demandent à « bifurquer », force est de constater que les méthodes pour y parvenir semblent faire défaut. Au contraire, les projets de bifurcations restent bien souvent pris dans une fausse alternative entre désertion et compromission, qui constituent pourtant deux écueils à éviter.

On comprend bien, d’un côté, le désir de « déserter » pour éviter de participer aux structures de la mégamachine techno-industrielle et du système consumériste actuels, tout comme la volonté de vivre en conformité avec des principes éthiques et écologiques qu’il ne suffit pas d’affirmer, mais qui doivent aussi se concrétiser. Malheureusement, cependant, il n’est pas si facile de « sortir » du système : non seulement les « déserteurs » dépendent de lui pour subsister, mais la plupart de ceux qui « retournent à la terre » n’échappent pas pour autant aux infrastructures du capitalisme numérique planétaire.

Par ailleurs, outre qu’il n’est pas certain que les modes de vie pré-industriels souvent revendiqués soient viables à grande échelle, il semble difficile de supposer que toute la société s'apprête à déserter, comme si le problème pouvait se résoudre par le cumul progressif des conversions individuelles. Cette probabilité est d'autant plus réduite dans des sociétés qui tendent à devenir des « sociétés de contrôle », dans lesquelles nos attentions sont captées de plus en plus efficacement par les algorithmes des plateformes numériques et des médias dominants, elles-mêmes au service d'un modèle économique consumériste. On sait aussi qu’il ne suffit pas de condamner un système pour qu’il cesse de fonctionner, et qu’il ne suffit pas d’attendre le « grand soir » pour voir un autre système émerger : les programmes de la géoingénierie et du transhumanisme s’accommodent très bien des désertions individuelles – ils en profitent même pour s’imposer comme les seules solutions « crédibles », à grande échelle.

Si l’on ne peut complètement « sortir » du système (économique, industriel, politique, institutionnel, médiatique) pour le faire bifurquer, faudrait-il alors s’infiltrer à l’intérieur en espérant pouvoir le transformer en profondeur ? Rien n’est moins sûr. Une telle tentative, dans le contexte actuel, pourrait paraître tout aussi désespérée : les actionnaires exercent un tel pouvoir sur les entreprises, les lobbies industriels exercent un tel pouvoir sur les décideurs politiques, les actualités en temps réel exercent un tel pouvoir sur les esprits individuels, le marketing persuasif exerce un tel pouvoir sur les comportements collectifs, qu’il semble difficile de transformer les modèles économiques, industriels ou médiatiques dominants “de l’intérieur”, en dépit du caractère irrationnel de leur fonctionnement. Toute tentative de transformation s’apparenterait alors à une forme de compromission, qui, sous couvert de vouloir changer le système, contribuerait en fait à le renforcer, car elle aurait déjà dû se soumettre à ses critères pour l’« infiltrer ».

Bref, ou bien on met en question le système économique et industriel à travers un changement de vie individuelle, en s’exposant par là même occasion à perdre tout levier d'action pour le transformer à grande échelle, ou bien on tente de le faire évoluer de l’intérieur, en prenant le risque de se soumettre à ses valeurs, donc de l’alimenter et de le renforcer. Jusqu’ici, la « bifurcation » semble être plutôt le nom du problème que celui de la solution. Comment dépasser cette aporie ?

S’il semble difficile de faire bifurquer un système en le désertant, et s’il semble impossible de le transformer en s’y soumettant, c’est donc qu’il faut inventer une nouvelle articulation entre intérieur et extérieur et changer la conception que nous avons du système. En dépit des effets d’uniformisation et de totalisation dont nous sommes témoins, il n’y a pas qu’un seul système. L’enjeu consiste précisément à se débarrasser de cette idée, pour relancer des dynamiques territoriales et voir comment elles pourraient interagir au-delà même du territoire, en associant collectivités locales, institutions publiques, associations citoyennes, recherches académiques, acteurs industriels, représentants politiques.

De nombreuses initiatives vont déjà dans ce sens, qui évitent les replis sécessionnistes et les abandons au techno-solutionnisme, en concrétisant des compromis rationnels entre des acteurs diversifiés, afin d’expérimenter territorialement des modèles économiques et technologiques différents, à la fois socialement désirables et écologiquement soutenables. De nombreux chercheurs tentent de trouver des solutions véritablement scientifiques aux enjeux actuels, non pas par le « techno-fix », mais en enrichissant des savoirs anciens par des connaissances nouvelles. Des perspectives de sociétés et d’économies nouvelles s’esquissent aussi, fondées sur le modèle des communs ou de la contribution.

Pour devenir opératrices de transformations systémiques, ces initiatives devraient ensuite être discutées, débattues et confrontées les unes aux autres à différents niveaux (régional, national, international). En dépit de l’immensité des chantiers à explorer, le fait de se répartir les tâches, de faire circuler les résultats, et de les instruire au sein d’un débat rigoureux articulant les différentes échelles, pourrait permettre à chaque projet de s’appuyer sur les acquis des précédents, de se réticuler aux projets proches ou différents, de faire progressivement émerger des perspectives communes, et, surtout, d’articuler les initiatives locales aux enjeux globaux.

Dans le nouvel âge des ténèbres qui caractérise l’époque contemporaine, il n’est pas certain qu’une voie/x claire puisse s’imposer : il sera sans doute nécessaire d’apprendre à naviguer dans l’indéterminé, en acceptant le débat contradictoire et les controverses argumentées. Il faudrait alors reconnaître que la critique ne conduit pas nécessairement à la désertion, et que le compromis n’est pas nécessairement une compromission : il faudrait faire bifurquer la bifurcation au-delà de la fausse alternative entre désertion et compromission, en ouvrant de nouvelles questions.

Car une bifurcation requiert aussi certaines conditions de possibilités : tant que ces conditions (institutionnelles, économiques, politiques) ne seront pas favorables, les changements de trajectoire risquent de conduire à des voies sans issues. Comment faire pour que les activités dans lesquelles s’engagent les « bifurqueurs » ne constituent pas seulement les marges rebelles d’un système autodestructeur, mais des opérateurs de transformation dynamiques de ce système lui-même ?

Difficile en effet de ne pas relier les différents appels à bifurquer à un malaise plus profond, qui touche le sens même du travail dans les sociétés « hyperindustrielles » occidentales : comme le souligne Gaspard d’Allens dans un article de Reporterre, désertion et démission semblent aller de pair. Alors que les étudiants des grandes écoles sont prêts à renoncer à leur carrière et à leur salaires pour éviter de participer à la destruction de la biosphère, de plus en plus de salariés cherchent des voies alternatives pour échapper aux « bullshit jobs » qui leurs sont proposés sur le marché. Selon le journaliste, ce phénomène n’a rien d’anecdotique : en 2021, plus de 38 millions d’états-uniens ont quitté leur emploi, alors qu’en France, 1,6 million de démissions de CDI ont été enregistrées, ce qui n’était arrivé qu’une seule fois sur les vingt dernières années. Sans même se prononcer sur la menace que ces « désertions-démissions » pourraient constituer pour la viabilité des économies et des sociétés, force est de constater qu’une « métamorphose du travail » est en train de se profiler.

Les emplois dans les tours de la Défense ne font plus rêver : une grande partie de la population aspire à redonner du sens à son existence en effectuant un « travail » digne de ce nom - un travail au sens philosophique et anthropologique du terme, dans lequel les individus peuvent s’accomplir et se réaliser tout en contribuant à l’amélioration de leur société. Le travail, en ce sens-là, doit donc évidemment être distingué de l’emploi, comme les philosophes André Gorz et Bernard Stiegler n’ont cessé de le souligner.

Si le travail porteur de sens et d’avenir auquel aspirent les « bifurqueurs » ne coïncident pas avec les emplois salariés que leur propose le « marché », c’est que le modèle dominant du salariat lui-même doit être interrogé : la question qui se pose, en creux de ces bifurcations, est celle de savoir comment valoriser (à la fois socialement et économiquement) des activités soutenables, solvables et désirables pour les territoires et les populations, alors même que les indicateurs économiques dominants (le PIB exemplairement) ne mesurent que la valeur marchande des produits échangés. Quels nouveaux indicateurs économiques constituer ? Quelle nouvelle organisation sociale du travail et de sa répartition amorcer ? Bref, comment passer d’un capitalisme computationnel consumériste fondé sur l’extraction des ressources et des données à une économie fondée sur la valorisation des activités engagées, et porteuses d’avenir pour les sociétés ?

Telles sont peut-être les questions qui sommeillent derrière les espoirs de bifurcations, et qui, faute d’être posées, les empêcheront de s’instituer sur le long terme et de fructifier. Telles sont peut-être les questions qui attendent d’être instruites et expérimentées à travers des recherches contributives, pour explorer de nouvelles alternatives. De telles alternatives devraient permettre de se projeter à travers des rêves rationnels [1], c’est-à-dire, des rêves capables de se réaliser, et de faire ainsi bifurquer un devenir irrationnel vers un avenir ouvert et indéterminé.

[1] voir le compte rendu de la séance 3 de l'atelier de lecture Organoesis, intitulé "La destruction de la faculté de rêver", à ce lien

Anne Alombert, Adrien Zerrad, Esther Haberland, Victor Chaix, Simon Dautheville et Michał Krzykawski

Enseignant(e)s-chercheurs en philosophie et étudiant(e)s en sciences humaines et sociales, membres du collectif Organoesis et de l’Association des Amis de la Génération Thunberg

Nous vous invitons à lire des réflexions développées plus longuement sur ces questions, sur le document accessible à ce lien  

L’article ci-dessus s’inspire des perspectives avancées dans le livre Bifurquer. Il n’y a pas d’alternative, publié en 2020 sous la direction du philosophe Bernard Stiegler. Pour en savoir plus sur le livre Bifurquer : https://organoesis.org/ressources/autour-de-bifurquer.

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