Réunis au Palais des Sports à Grenoble, devant un public réparti entre deux salles - la seconde assistant à la rediffusion sur grand écran des prises de parole filmées dans la première - une dizaine d’intervenants se succèdent sur le podium, ou à l’image, comme on veut. Je m’attendais à des tables rondes où la discussion serait possible. Palais des sports : en fait, c’est une course de relais contre l’état d’urgence, sa constitutionnalisation, la déchéance de nationalité, thèmes cruciaux sur lesquels il est important de faire front et de rassembler les forces. Mais c’est aussi un parcours bien rodé qui laisse peu de place à l’incertitude, à la contradiction, à l’expérience et à l’accident. C’est une pluralité vertueuse - et qui fait du bien - de paroles d’élus, de spécialistes et de représentants de la société civile. Je sors de la table ronde "Quelles initiatives citoyennes ?" qui me permet d’intervenir aux côtés de Sihame Assbague, Hamid Zeddoug et Samir Bensaadi, révoltée et frustrée, sans trop bien savoir pourquoi. On m’invite gentiment à exprimer mes retours dans une tribune que l’on publiera. Voici donc quelques tentatives d’élucidation et de réparation.
Sur la forme sensible qui est donnée en partage. C’est un meeting. La parole est télévisuelle ; les spectateurs font office de figurants. Le timing modèle une durée rationnalisée, sans pause ni ouverture, où rien n’est à réinventer. Peu importe si les discours sont redondants : chacun vaut pour lui-même, et prédécoupé à l’usage de l’internaute qui choisira ce qui l’intéresse dans l’offre des six heures : si la forme est parfaite quand on regarde les débats sur internet, l’événement dans sa spatialité est fortement perverti par sa médiatisation. À l’entrée, dès 15h30, zadistes, militants et collectifs de quartier laissent entendre par leurs tracts qu’il y a ici quelque chose d’une grand messe déjà dite, et ils n’ont pas tout à fait tort.
Devant cette cartographie des forces en présence, présenter une initiative citoyenne née à une échelle microscopique à la suite des événements de novembre donne la sensation de jouer le rôle de l’enfant de chœur. Ou comment des tentatives qui cherchent, sur le terrain social, à retrouver les prémisses de l’engagement citoyen : favoriser le dialogue interreligieux (Hamid Zeddoug), travailler dans les quartiers sensibles (Samir Bensaadi), se réunir autour d’une table, parler avec des inconnus, mettre en branle son imagination pour concevoir un projet collectif (moi), lutter contre l’islamophobie (Sihame Assbague) sont mises sur le même plan et applaudies sans qu’il soit possible, ni de les relier, ni de mettre en relief leurs points de convergence et de friction éventuels dans la perspective d’un commun possible. Mais ce n’est peut-être pas un hasard si c’est précisément la table sur les initiatives citoyennes qui voit son temps de parole amputé, quand chaque discours individuel dure un bon quart d’heure.
Sur le fond. Venons-en aux auditeurs. On venait les encourager à rompre avec l’attentisme, passer aux actes, mettre à l’épreuve leur propre désir d’engagement pour refaire de la politique une expérience partagée par tous. On est convoqué comme narrateur de sa propre action. Ils sont peut-être heureux et rassurés de pouvoir s’informer par le lien vivant avec… Youtube ; mais que se produit-il pour eux, par-delà les « 6 heures » ?
Comment repolitiser les citoyens que nous sommes ? Comment nous réapproprier le pouvoir, réinventer une politique désirante ? Comment penser un renouvellement de l’offre politique et une transformation des institutions susceptible de mettre fin aux dérives autoritaires et aux abus de pouvoir ? Comment relier les initiatives, si nombreuses sur le territoire, en surmontant les questions de chapelle et les vieilles lignes de partage (luttes « autonomes », syndicales, initiatives citoyennes, mouvements citoyens) pour construire ensemble le bien commun ? Le temps de ma présence, puis dans la nuit, j’écoute des prises de parole d’une importance cruciale : mais je n’entends personne interroger l’avenir, poser des questions, laisser résonner quelque chose d’ouvert dans ce qui vient. La critique radicale qui résonne laisse voir des détenteurs de la parole légitime qui parlent à des gens assis : voilà une reproduction du modèle de la représentation politique en faillite que personne, en cette heure et en ce lieu, ne semble vouloir se risquer à remettre en question.
Sur ce que nous n’avons pas eu le temps de dire :
- Aujourd’hui, je venais aussi dire un mot sur les Conseils d’urgence citoyenne, qui devaient être représentés par Séverine Tessier. Ces Conseils, qui essaiment dans toute la France à travers des débats publics locaux (Paris mais aussi Nantes, Perpignan, Carpentras, Avignon, Nice, Rhodez, Saillans, Evry…) proposent un calendrier qui laisse place à l’organisation et à la réflexion autour de deux questions : « quels moyens pourraient redonner un vrai pouvoir aux citoyens, institutions locales, nationales, européennes et globales ? » (février-mars) puis « comment proposer une autre offre politique pour l'échéance électorale ? » (avril-mai), avec la perspective d’un rendu des cahiers de chaque comité en juillet et d’une convention en septembre, laissant ouverte la perspective de lancer un nouveau processus constituant. Une des initiatives les plus porteuses actuellement, qui n’a pas trouvé sa place dans les cinq minutes de parole imparties. Et j’aurais aimé évoquer tout le travail fait à la base par tant d’autres associations, revues, collectifs activistes, associations de quartier, à la convergence avec la mobilisation pour l’accueil des réfugiés, la défense des ZAD, des luttes syndicales…
- Partant du principe qu’elles sont en elles-mêmes une victoire, toutes les paroles de vérité, d’intelligence et d’espoir qui résonnent au cours de ces six heures ne tiennent pas compte d’une réalité qui se constate tous les jours : nous ne faisons pas encore d’émules. Qui crée une initiative là où il n’y en avait pas se heurte à une société dépolitisée, circonspecte à l’idée même de s’approprier la chose publique. La peur de s’engager, de sortir de sa propre perplexité domine aussi chez des citoyen-ne-s éclairé-e-s, conscient-e-s, désirant-e-s. S’il y a une chose sur laquelle nous devons travailler, c’est bien sur ce levier de la peur et du désir.
Et ici aussi, la parole restant spécialisée (chacun son rôle), il y a un seuil qui ne se laisse pas franchir. Alors même que quatre députés levés contre la prolongation de l’état d’urgence font un discours d’un quart d’heure chacun, la politique actuelle des partis est soigneusement laissée de côté. Ici, il est possible de réunir des paroles lumineuses devant un peuple, mais pas de faire peuple. Paradoxe : alors qu’il n’y a pas besoin d’être un illuminé pour désirer, dans un tel contexte, une refondation des institutions qui font notre démocratie, la perspective d’une Révolution, car c’en serait une, est loin, très loin, et personne n’ose l’invoquer, sauf au passé, dans cette succession de discours pour nos libertés.
- Poser une question : et maintenant ? Comment favoriser la levée d’un véritable mouvement citoyen contre l’état d’urgence, sa constitutionnalisation, la déchéance de la nationalité ? Comment mettre en lien les luttes spécialisées, les collectifs politiques, et les initiatives sociales et culturelles qui se mobilisent à différentes échelles, pour construire une contre-proposition à l’avenir qu’on nous propose ? Comment construire une lutte à l’image de la démocratie que nous voulons refonder ?
- Proposer un anti-mode d’emploi : Partir de rien. Se réunir. Informer ceux qui nous entourent. Parler à tout le monde (dans sa famille, son quartier, la rue), et écouter. Impulser par le collectif ; donner l’exemple ; favoriser l’autonomie de chacun (trois principes compatibles). Ne pas avoir peur de l’inconnu ; s’informer de tout qui existe. Prendre le temps de lire, de se poser des questions, de réfléchir. Ne rien attendre. Apprendre en faisant. Etre patient.
Pour finir. Proposer aux citoyens un espace de parole consistant pour défendre nos libertés, rassembler des discours et des acteurs agissant à des échelles très diverses, c’est un acte fort, qui restera dans la chronique de ces mois troublés. Mais un discours critique collectif, construit et positif sur les thèmes contre lesquels nous luttons, qui ne donne pas aux auditeurs les outils – incitations, propositions, etc. — pour participer concrètement à cette lutte qui doit faire entendre la société civile, contribue à retarder l’échéance d’un véritable travail collectif, d’une prise de décision concernant la lutte pour nos libertés, et nous fait prendre du retard sur l’avenir. Quand un grand média alternatif défend nos libertés, il serait bon qu’il le fasse non seulement avec les paroles qui portent le savoir, la vérité et le sens, mais avec les paroles qui naissent, se construisent, cherchent, questionnent; non seulement sur le mode énonciatif, mais sur celui d’un exercice de la démocratie, où la réflexion et la délibération puissent se nouer conjointement. Seul un lien démocratique et réellement participatif avec l’auditoire permettra d’inventer ensemble, patiemment, les nouvelles formes de participation au bien commun qui renoueront notre lien avec la chose politique.