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Traducteur libertaire. Glandeur de compétition (mais j'ai arrêté le sport de haut niveau)

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Billet de blog 5 mai 2023

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Ce qui arrive à la Russie

En Russie, la metteuse en scène Jénia Berkovitch et la dramaturge Svetlana Petriïtchouk ont d’abord été interrogées, puis mises en examen pour « apologie du terrorisme ». En cause, leur pièce de 2020, « Finiste, Vaillant faucon », double lauréate du principal prix théâtral russe, le « Masque d’Or ».

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Sur le site officiel de la compagnie indépendante ayant produit le spectacle, Jénia Berkovitch annonçait le spectacle comme suit :

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Ce spectacle, mis en scène d’après le texte de Svetlana Petriïtchouk, parle de femmes qui ont décidé d’épouser, via Internet, des représentants de l’islam radical, puis de partir les rejoindre en Syrie. La pièce est basée sur de véritables destins de femmes, sur leurs condamnations et procès-verbaux d’interrogatoires : ces dernières années, en Russie, au Kazakhstan, en Ouzbékistan, il y a eu des centaines si ce n’est des milliers de cas de ce genre. Que leur est-il arrivé ? Où fuient donc ces femmes et, surtout, que fuient-elles ? D’où vient ce besoin irrépressible, chez l’être humain, de foi, d’amour, de sentiment d’appartenance à une cause qui te dépasse ? Qu’est-ce qui pousse des hommes à prendre les armes et à tuer et des femmes à les soutenir en cela ? Qui est ce Finiste pour lequel Mariouchka est prête à ronger des galettes de fer et à se faire emprisonner selon l’article 208(1) ?
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Elena Gordienko, critique de théâtre et chercheuse russe exilée en France, note juste avant de citer cette annonce : « c’est comme si consigner la réalité et prêter attention à l’être humain devenait criminel en soi ». Le magazine en ligne Cherta relie l’inculpation à un article paru sur le site du mouvement pro-gouvernemental « NOD », un des ces enfants terribles de l’idéologie russe qui servent aujourd’hui de force vive et bénévole à l’appareil répressif étatique.

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Une dénonciation du spectacle Finiste, Vaillant faucon a été publiée en mai 2021 sur le site de la revue « Cap national », organe officiel du Mouvement de Libération Nationale (NOD) de Russie. Les auteurs de l’article, S. Chennikova et V. Tounik, ont affirmé qu’il s’agissait d’un spectacle « anti-russe », dans lequel « le Christianisme orthodoxe est mentionné uniquement de manière négative », qui « fait l’apologie du terrorisme et de l’extrémisme » et « héroïse des combattants de l’État Islamique »

« À notre avis, le spectacle Finiste, Vaillant faucon mis en scène par Berkovitch d’après le texte de Petriïtchouk, et dont nous avons été les spectateurs le 19 mai 2021, est un instrument dans la guerre d’information contre […] la Russie. Nous demandons aux autorités d’enquête de se pencher sur l'affaire ! », ont écrit Chennikova et Tounik.
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Illustration 1
Jénia Berkovitch dans la salle du tribunal, 5 mai 2023 © https://t.me/poslesiest/974

Jénia Berkovitch est l’élève du célèbre metteur en scène Kirill Serebrennikov, qui commente l’inculpation en ces termes :

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Il fallait quand même aller la chercher, cette connerie : « apologie du terrorisme ». Et c'est ton spectacle qu'on en accuse, alors qu'il lutte contre ce terrorisme, qu'il hurle cette douleur. Mais, pour chaque artiste, il y aura toujours un « expert-rapporteur » ou « un spécialiste de l’art en civil » qui rassemblera tout le nécessaire [pour inculper].
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À la vue de cette actualité, je ne peux m’empêcher de repenser à l’essai de la critique théâtrale Dina Goder, que j’avais traduit fin 2022 pour la revue ROAR. Un essai qui dresse un état des lieux déplorable du théâtre contemporain en Russie, et dépeint les perspectives peu radieuses du festival « Masque d’or » qui a récompensé la pièce aujourd’hui inculpée :


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Ce qui est arrivé à mon travail

Mon travail est lié au théâtre. Cette année, je faisais partie des experts du festival « Masque d’or » qui devaient regarder les premières de la saison 2021-22 et choisir parmi elles des nominés pour le principal prix théâtral russe. Le travail a commencé en automne dernier, les experts faisaient le tour du pays, dressaient des listes des meilleurs spectacles, mais avec le début de la guerre, il était devenu clair que toutes les listes partaient en lambeaux : les théâtres vivants se faisaient tirer comme des pigeons. Tout d’abord, il est devenu évident que nous n’aurions aucune sélection pour la catégorie « expérimentation », qui inclut habituellement beaucoup de théâtres indépendants n’ayant pas peur des nouvelles choses. Leurs fondateurs avaient quitté la Russie les premiers. Puis avaient disparu les théâtres nationaux dont les dirigeants s’exprimaient contre la guerre, comme le Centre Meyerhold ou le Gogol-Centre. Les bâtiments étaient toujours là, mais on n’y trouvait plus les mêmes choses à se mettre sous la dent. La plupart du temps, le processus était présenté comme l’achèvement d’une fusion commencée précédemment, mais l’histoire du théâtre nous apprend que de pareilles fusions-destructions ont eu lieu entre la fin des années 30 et la fin des années 40 du siècle dernier : c’est ainsi qu’ont disparu les célèbres Théâtre de Chambre Taïrov et le Théâtre de la Révolution, alors rien d’étonnant à cela. Depuis ce printemps, à travers toute la Russie, on destituait les administrateurs trop entreprenants de théâtres dynamiques, des directeurs artistiques qui ne gardaient pas le silence, on licenciait après coup des metteurs en scène partis à l’étranger, leurs noms disparaissaient des sites officiels. Puis, les noms des dramaturges et metteurs en scène contestataires étaient retirés même dans la description des anciennes mises en scène, comme si celles-ci s’étaient écrites et réalisées d’elles-mêmes. Les professionnels du théâtre qui n’avaient pas quitté le pays mais ne se taisaient pas ont été exclus du métier : les mises en scène déjà prévues étaient annulées, on ne les invitait pas à en faire de nouvelles, les théâtres refusaient de travailler avec eux, ou leur proposaient d’être à l’affiche sous pseudonyme. Les gens étaient poussés hors du pays. Bien entendu, ce n’était pas la volonté des théâtres, c’était des instructions venant d’au-dessus, jamais sous la forme officielle d’une directive écrite, mais toujours secrètes, sous le tapis, pour qu’on ait l’impression que les théâtres tuaient de leurs propres mains leurs créateurs. La peur forçait les directions à sauver leurs établissements en détruisant ce qu’il y avait de meilleur en eux.

Le Masque d’or possède une règle : les mises en scène qui ne font pas partie du répertoire, que l’on ne peut montrer au jury, ne peuvent être nominées. Mais elles peuvent être incluses dans la long list où l’on présélectionne les meilleurs spectacles de la saison. À l’automne, on avait l’impression que les favoris des experts migraient progressivement vers la long list. Elle ressemblait de plus en plus à une liste d’« ex », un martyrologe.

C’était loin d’être une surprise, au contraire, tout le monde s’attendait à ce que nous ne puissions pas finir notre travail, et à ce que le Masque d’or soit annulé. Mais j’avais tout de même l’impression que nous devions parcourir jusqu’au bout, en cette terrible année, notre chemin d’experts, afin de voir par nous-mêmes ce qui arrive au théâtre dans tout le pays, pour parler aux gens qui le créent, puis témoigner de ce qu’on a vu. Notre liste finale de nominés comportait à la fois des spectacles de metteurs en scène dont les noms avaient été retirés des affiches, ceux que l’on mentionnait toujours, mais qui étaient considérés comme suspects, et ceux qu’on autorisait encore à travailler. La veille du dernier conseil, l’organisateur de l’événement, l’Union des Travailleurs du Théâtre de la Fédération de Russie, a décidé qu’il fallait carrément annuler la nomination « meilleur metteur en scène », pensant visiblement qu’un petit renoncement pourrait sauver le reste. Nous espérions pouvoir accompagner la liste des nominés et la long list des meilleurs spectacles d’un récit décrivant cette saison et expliquant les pertes, mais cela a également été impossible. Ce qui n’empêchera pas nos listes estropiées et mutilées de tout expliquer à qui s’intéresse au théâtre russe. Je ne sais pas si cela pourra sauver le « Masque d’or ».

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(1) L’article 208 du code pénal de la Fédération de Russie réprimant la participation à un groupe armé illégal.

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