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Ce quelque chose, je le connais, il fait résonner en moi des centaines d'émois et de souvenirs. Alors j'ai lu son livre "Intérieur nuit" aux Éditions Les arènes.
Dans son livre (ici) Nicolas Demorand emploie pour nous une formule que l'on n'utilise pratiquement jamais à la première personne du singulier. Il dit « Je suis un malade mental ».
Aussitôt je me dis « Pas lui ». Mais cette pensée idiote s'efface vite, car il parle de sa bipolarité, de son errance thérapeutique qui a duré plus d'une décennie. Il évoque la complexité du suivi, même une fois que le diagnostic a été posé, parce qu'il a une forme de bipolarité qui empêche de prendre des antidépresseurs classiques, ce qui conduit son psychiatre à le suivre de façon très rapprochée.
Tout cela, je le connais.
Pourtant, je ne suis pas bipolaire moi-même, même si je me suis longtemps posé la question puisque des moments dépressifs et des idées suicidaires ont accompagné mon adolescence.
Mais ma grand-mère était maniaco-dépressive et a fini par se suicider.
Et, en plus, je travaille dans le soin psychique.
Je parle rarement de mon métier, difficile, exigeant, mais passionnant. Je n'en parle pas parce que le regard des autres sur moi change quand ceux-ci apprennent ma profession. Je lis parfois alors dans ces regards de l'admiration, ou une attente exagérée, mais je sens aussi souvent de la peur « Tu dois tous nous analyser ? »... Quelque fois c'est du mépris ou de la défiance que je devine dans les remarques de mes interlocuteurs, pour peu que ces derniers aient eu affaire un jour à quelque psy muet, ou autoritaire, ou obsédé par l'argent, ou prononçant des sentences sibyllines (comme si le rôle du patient devait consister à retrouver un sens connu du praticien mais que celui-ci prendrait un malin plaisir à présenter sous forme d'énigmes).
Nicolas Demorand évoque certains de ces professionnels qu'il a rencontré pendant les premières années de sa maladie, sans remettre en doute à l'époque leurs pratiques, alors qu'il a pu conclure après-coup sur l'inutilité de ces prises en charge.
J'ai déjà évoqué la maladie de ma grand-mère dans ce texte : "Mammy" ici.
Ce traumatisme m'a définitivement convaincue qu'il fallait absolument parler des problèmes psychiques en général, et de la bipolarité en particulier. Est-ce que ma grand-mère serait morte si nous avions su ce qu'elle traversait?
Comment les proches peuvent aider s'ils ne sont pas au courant et si on ne leur explique pas comment le faire? Il y a encore tellement de « Secoue-toi ! ». « Arrête de penser à ces sujets tristes. Va dehors, amuse-toi ! ».
Comment s'amuser quand on est assailli de projets suicidaires ?
Celui qui a des idées noires et qui entend ce genre d'injonctions se sent du coup, en plus du reste, coupable de ne pas faire ce qu'on lui demande.
Souvent les dépressifs, à ce niveau-là de dépression, ont l'impression que personne ne peut les aider. Alors, parler de ce qu'ils ressentent leur donne le sentiment qu'ils vont devoir prendre en charge les réactions de leur confident qui, de toute façon, ne va pas les comprendre. Cela sera un problème en plus, pensent-ils.
Alors que, en réalité, si l'interlocuteur est aimant et pas trop maladroit, cela peut être une occasion rare d'entrouvrir la porte qui permettra à celui qui souffre de sortir peu à peu de la ronde folle des idées dépressives, parfois grâce à l'accompagnement, chaleureux mais ferme, pour aller chez le psychiatre.
Il arrive d'ailleurs que celui qui souffre de ces idées dépressives envahissantes, ou de cette folie d'excitation que représente l'état maniaque, a pu établir une bonne relation avec un psychiatre expérimenté. Dans ces cas, il va pouvoir réussir à alerter ce dernier dès les prémisses de l'aggravation de son état, lequel, en général, va assez vite s'améliorer, grâce à une adaptation du traitement et à un suivi momentanément renforcé.
C'est ce qu'on appelle une « alliance thérapeutique », et Nicolas Demorand décrit bien comment il a mis des années à trouver des interlocuteurs avec lesquels la confiance était une confiance éclairée, ses soignants acceptant le dialogue et la contradiction et lui laissant le temps. Et c'est cette alliance qui favorise l'absence de vraie rechute.
Ma grand-mère s'est suicidée alors que je commençais à rencontrer le monde de la maladie mentale pour ma formation. Je ne savais pas que ma Mamy était maniacodépressive et qu'elle avait été plusieurs fois hospitalisée. Ce n'est pas cela qui m'a conduite à mon choix professionnel, choix que j'avais fait dans l'enfance. Mais inutile de dire que cet événement m'a énormément sensibilisée à la dépression, aux troubles de l'humeur et au risque suicidaire.
En fait, grâce à ma rencontre, à l'adolescence, de Freud et de la psychanalyse, j'étais déjà convaincue qu'il n'y avait pas, d'un côté les gens sains psychiquement, et de l'autre, les fous.
On a tous un inconscient et des empreintes psychiques plus ou moins traumatiques. On grandit comme on peut, parfois avec des coups durs qui nous font aller de travers. Mais on se redresse, et c'est la résilience. Et seuls ceux qui sont passés par ces traumas savent combien il en coûte de se relever et de marcher à peu prés droit.
J'ai écrit il y a longtemps un article qui s'appelait « Des trous dans la résilience: charité bien ordonnée commence par soi-même» ici. Ce n'est pas si simple, la résilience : ce n'est pas du tout le truc magique qui transforme le mal en bien. C'est un parcours du combattant dont le héros avance masqué, faisant comme si tout lui était facile alors qu'il sauve chaque jour son chemin des ténèbres de l'enfer...
J'ai choisi de travailler dans le soin psychique très jeune parce que je savais que cela allait donner un sens à ma vie. Les victoires que j'ai conquises sur moi-même, j'ai voulu qu'elles servent à d'autres. Et je savais que j'apprendrai toute ma vie : l'être humain, chaque être humain, est un monde à lui tout seul. Je ne cesse d'être émerveillée de la richesse de chacun, et j'apprends encore.
Je voulais écrire ce texte pour remercier Nicolas Demorand de son témoignage. Comme il le souhaitait, cela va aider d'autres patients à parler de ce qu'ils vivent, cela va les aider à sortir de leur isolement douloureux, à ne plus avoir honte, et à se faire soigner. Cela va aider les proches à mieux les comprendre.
Un de mes premiers enseignants, un vieux psychiatre à l'esprit alerte et qui était déjà, il y a plus de quarante ans, en pointe sur l'identification des patients souffrant de psychose maniaco-dépressive (comme on disait à l'époque) et sur l'utilisation du lithium, expliquait aux récalcitrants : «L'humeur c'est comme un thermostat, mais chez vous il est déréglé, et on ne sait pas encore pourquoi. Il faut donc prendre du lithium pour aider à cette régulation, de la même façon que les diabétiques prennent de l'insuline pour réguler leur glycémie. Ce n'est pas la peine de vous prendre la tête avec ça, il faut juste vous faire suivre et faire attention aux effets secondaires... ».
Dit comme ça, c'est simple ! Il avait d'ailleurs peu de refus.
Je voulais dire aussi, par rapport à la prise en charge pluridisciplinaire dont Nicolas Demorand bénéficie et qui lui fait du bien, que je suis d'accord avec cela. Mais je rajouterai quelque chose.
Je me suis formée, très tôt, à la psychanalyse. Cela me semblait tellement évident de considérer que nous subissions des déterminations dans nos choix, déterminations dont nous ne connaissons souvent pas l'origine, que j'ai souhaité explorer cette piste de compréhension, d'abord pour moi, puis pour ma rencontre des personnes qui souffrent.
J'ai appris beaucoup aussi dans ce domaine, au début avec passion, ensuite, forcément, avec du recul.
Ainsi, faisant mienne la formule « Celui qui n'a à sa disposition qu'un marteau, trouve à tout le monde une tête de clou » je suis sortie des chapelles excluantes de la psychanalyse, mais aussi celles des TCC (thérapies cognitivo-comportementales) et de ceux qui ne voient que par les médicaments (si les médicaments étaient aussi magiques que cela, les hôpitaux psychiatriques seraient vides et un bon généraliste pourrait traiter les troubles mentaux en trois coups de cuiller à pot : convenons que ce n'est pas la cas...).
Nous sommes extrêmement complexes.
Pour donner un exemple : on m'a parlé il y a longtemps d'une expérience où on mettait des asthmatiques, allergiques à une certaine sorte de plante, dans une pièce en présence de cette plante. Comme prévu, des crises d'asthme apparaissaient.
Mais, en fait, la plante était en plastique...
Ainsi nos perceptions, nos souvenirs, notre personnalité, notre culture, nos relations, notre situation sociale, financière ou professionnelle, interagissent, en bien ou en mal et interagissent aussi avec toutes les raisons que l'on a d'être malade, y compris dans le domaine psychique.
Dans « Intérieur nuit » Nicolas Demorand évoque le fait que la psychologue qui l'aide en TCC lui conseille de faire de tous petits efforts, sans pression, et sans qu'il soit culpabilisé de ne pas y arriver.
Sans faire de TCC, c'est ce qu'il m'est arrivé de conseiller aussi à quelqu'un de dépressif. A part que je peux rajouter parfois, si cela correspond à l'histoire de la personne en train de s'effondrer que j'ai en face de moi, qu'il serait peut-être bien qu'elle arrive à se parler à elle-même un peu plus gentiment que ne le faisait sa mère exigeante ou son père sadique...
Dans un livre de développement personnel dont on m'a parlé, il était conseillé de se donner au cours d'une journée au moins 5 raisons d'être content de soi. Quand on dit ça à un dépressif, il cherche, et n'en trouve en général aucune. Là aussi, il convient d'être rassurant et encourageant : quand on n'a pas fait ses courses depuis 15 jours parce qu'on fait pratiquement du lit à temps plein, mettre le panier devant la porte en prévisions d'y aller (peut-être) le lendemain, c'est déjà bien !
Selon moi, les différentes approches sont complémentaires et ne s'excluent pas. Le tout étant que les soignants (au sens large) soient à l'écoute du patient, sachent remettre en cause leurs convictions ou leur pratique si la patient n'y réagit pas bien, et sachent se parler entre eux si c'est nécessaire.
D'ailleurs, pour choisir un bon psy, je pense qu'il faut se méfier de ceux dont on dit « Il est formidable ». Il vaut mieux, à mon sens, tenir compte du fait que l'on se sente mieux petit à petit (même s'il y a besoin, parfois, de retrouver des souvenirs douloureux enfouis mais empêchants : c'est nécessaire, mais cela peut faire du mal au début) et que l'on acquiert peu à peu le sentiment que l'on se comprend mieux, que l'on connait ses failles, et que l'on apprend à les gérer de mieux en mieux. On apprend à apprécier aussi ses points forts et à en tenir compte. Je pense que dans ces métiers, comme dans quelques autres, on travaille avec ce que l'on sait, certes, mais aussi avec qui l'on est : donc autant avoir un psy authentiquement chaleureux et humaniste !
A ceux qui refusent le diagnostic, ou qui ne veulent pas voir en face la problématique dont ils souffrent, je rappelle qu'un cheval (et donc tout le monde) ne peut surmonter un obstacle qu'il ne voit pas. Il faut s'approcher de cet obstacle, bien le regarder sous toutes les coutures, évaluer ses forces, ses faiblesses et ses appuis, et le surmonter petit à petit. Donc pas de sauts magnifiques ou gracieux : on passe par-dessus en essayant de ne pas glisser et en enregistrant les chausses-trappes dans lesquels ne pas tomber la fois d'après. Oui, c'est vrai que nous sommes loin du Eurêka qui viendrait tout réparer d'un coup. Mais ce n'est pas cela, le soin psychique. Et c'est une aventure collective : il ne faut pas rester seul devant un problème psychique. Les professionnels sont là pour ça, mais les proches aussi. Et il ne faut pas hésiter à changer d'interlocuteurs si ceux que l'on a ne conviennent pas. Je sais que, devant l'abandon que vit la psychiatrie, cela devient de plus en plus difficile de trouver un psychiatre ou une place dans une institution si c'est nécessaire. Alors avoir le choix pour trouver le bon interlocuteur, cela devient mission impossible pour qui vit hors des grands centres urbains.
Comme le disait le psychiatre Lucien Bonnafé en 1992 : « On juge du degré de civilisation d'une société à la façon dont elle traite ses fous ».
Notre société va mal.
Mais, malgré tout, certains, et j'ose espérer qu'ils sont nombreux, comme Nicolas Demorand, parviennent à trouver les soutiens nécessaires, et à avancer sur le chemin d'une amélioration de leur condition. Et même à trouver le bonheur.
C'est un chemin long, parfois ardu, mais comme elle est belle et comme elle fait du bien la lumière au bout du tunnel !