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« Le cinéma est très probablement le seul endroit au monde dans lequel un homme peut pleurer, même sangloter sans la moindre honte » est-il écrit au frontispice de ce splendide album de Jean Marc Luisada (Dolce Volta, avril 2023), qui reprend le programme de son spectacle incomparable à propos duquel j'ai déjà dit, pour ma part, la véritable commotion émotionnelle qu'il a représenté pour moi quand j'ai eu la chance de le découvrir en février dernier à La Folle Journée de Nantes. J'en avait fait un billet qu'on pourra lire ici sur mon blog.
Il serait finalement assez révélateur que j'en vienne à redire cette émotion qui nous étreint tous à l'écoute d'une telle merveille, car voilà encore une fois la marque du magicien : à l'instar de son album Schubert de 2021, issu d'un programme focalisé autour des dernières sonates d'abord donné en concert (album comme on le sait couronné unanimement par le public et la critique, Diapason d'or de l'année 2022), l'immense musicien réussit aujourd'hui à immortaliser le pur moment de grâce de son récital, par un album qui vous coupe le souffle d'un bout à l'autre, vous tirant à votre tour les mêmes larmes qui vous sont venues lors du concert. À notre tour donc de sangloter sans la moindre honte, sangloter de bonheur et de plénitude : « Et ce n’est point qu’un homme ne soit triste, mais se levant avant le jour et se tenant avec prudence dans le commerce d’un vieil arbre, appuyé du menton à la dernière étoile, il voit au fond du ciel à jeun de grandes choses pures qui tournent au plaisir… » (Saint-John Perse, Anabase).
De grandes choses pures qui tournent au plaisir... Car cet enregistrement, à l'image du récital auquel il m'a été donné d'assister, est un pur moment de grâce et de plaisir musical autant que cinéphile, une merveille de temps suspendu mais aussi de profonde intelligence dans l'art de transmettre une passion. Je ne vais pas redire ce que j'avais écrit dans mon billet à propos de cette passion cinéphile contagieuse au contact de Jean-Marc Luisada, mais ici souligner que cette transmission justement, s'opère à nouveau avec le cd, comme au concert. Moment magique il est vrai, capté en direct, lors d'une représentation du récital, à la Philharmonie de Liège en juillet 2022. L'énergie magnétique du concert est donc ici pérennisée, et cette énergie est en soi une plongée dans l'univers cinématographique du pianiste, vie et art mêlés, une plongée qui vient de loin et qui va loin : elle vient d'une offrande au souvenir des parents du musicien qui très tôt, lui ont insufflé la passion du 7e art, et elle va vers nous, a rendez-vous avec notre présence sensible au cinéma. Cette plongée nous attend, nous oblige et nous fait honneur.
Je pourrais une nouvelle fois me laisser aller à l'enthousiasme débordant qui est le mien devant un tel accomplissement, et redire l'admiration de tous (la mienne et celle de tous) pour ce à quoi parvient Jean-Marc Luisada dans son art - et ici, du thème de « La Dolce Vita » à la Mazurka en la mineur de Chopin, de la « Rhapsody in Blue » de Gershwin à l'adagietto de la 5e symphonie de Mahler dans l'arrangement miraculeux d'Alexandre Tharaud, en passant les « Thème et Variations » en ré mineur de Brahms, l'enchanteur nous emporte et nous saisit dans les profondeurs d'une sensibilité vertigineuse dans l'évocation des films où ces musiques ont été sollicitées. Ces profondeurs sont aussi caractéristiques de son jeu qui toujours fut particulièrement narratif. Il est de ces musiciens qui vous racontent des partitions encore davantage qu'ils ne vous les donnent à entendre. Metteur en scène des sons, Jean Marc Luisada nous enchante en captant des morceaux d'un temps « éperdu » aurait dit Glissant. Il a parlé du temps diffracté de « Mort à Venise », et le voilà à son tour en quête du temps de la pellicule et de celui des sons. « L’immortalité en à peine plus d’une heure…» dit la maison de disques, et le vertige ici s'éprouve physiquement.
Je pourrais donc redire tout cela, que j'avais voulu décrire dans mon billet de blog initial. Mais aujourd'hui, après avoir connu les deux commotions, celle du concert et celle du cd que je viens tout juste d'écouter trois fois de suite, je veux surtout insister sur un point et essayer de le faire aussi « objectivement » que possible, sans cette sorte d'emportement de l'élan enthousiaste face auquel je vois déjà le rictus du cœur sec et de l'esprit analytique qui lira ceci et qui pourrait me sortir « oui mais enfin cher ami, vous parlez de parti pris, vous êtes un fan, calmez-vous ». Car ce n'est pas de cela qu'il s'agit, et je voudrais essayer de l'expliquer, calmement - justement. Cet enregistrement, issu de ce récital, relève d'une démarche que je crois vraiment unique. Et voilà de quoi il est question : je ne connais pas d'équivalent de ce cas de figure où une passion personnelle et si « définitoire » pour un être (et c'est ce que représente le cinéma pour Jean-Marc Luisada) le conduit, selon son propre idiome (la musique), à exprimer et transmettre de manière non pas didactique mais sensitive, les repères intérieurs de son propre bonheur de pur admirateur d'un autre art - le cinéma en l'occurrence. Si on m'a bien suivi (et on aura du mérite), il s'agit là de cette capacité assez inouïe et pour tout dire acrobatique quand on y songe, moyennant une alchimie à jamais inexplicable, de faire entrer autrui dans un univers sensible de cinéphile, par les voies d'une identité de musicien. Baudelaire, lui (que je relis si peu car il est si mal fréquenté aujourd'hui), aurait parlé aussi de synesthésies et de correspondances. Car si Jean-Marc Luisada était parfumeur, il nous aurait donné à sentir les plus intimes fragrances qui lui proviennent des films qui lui sont nécessaires. S'il était peintre, il aurait réussi par quelque aquarelle, à nous faire pénétrer les formes des images du cinéma. S'il était écrivain, il aurait décrit en mots les émotions et les traces qui lui demeurent de Fellini, Visconti, Bergman, ou de Woody Allen. Il nous transmet tout cela en sons et en servant les génies de la musique : il est musicien. Le jeune Mozart écrivait : « Je ne peux écrire en vers : je ne suis pas poète. Je ne peux distribuer les couleurs : je ne suis pas peintre. Je ne peux non plus exprimer par signes et pantomimes mes sentiments et mes pensées : je ne suis pas danseur. Mais je le peux par les sons : je suis musicien. »
Et si je reprenais mon dialogue fictif avec le cœur sec et l'esprit analytique auquel je répondais tout à l'heure (je sais que c'est grave de nourrir des dialogues fictifs mais que voulez-vous), je lui dirais ceci, même pas pour le convaincre mais pour le conduire à la même commotion émotionnelle : « Aux premières notes du thème de Nino Rota, aux premiers accords de la Fantaisie de Mozart, dans les tréfonds de l'adagietto de Mahler, veuillez me qualifier s'il vous plaît cette pâleur que vous manifestez, ce battement du cœur qui vous fait perdre vos moyens... Vous ne seriez pas un peu fan, cher ami ? » Car je mets au défi quiconque de ne pas succomber de bonheur en écoutant ça. Et de ne pas avoir une furieuse envie de revoir ces films évoqués par le pianiste.
L'accomplissement pérennisé par ce cd est unique. Pour redire avec plus d'intelligence ce que j'ai essayé d'expliquer, pour redire donc la force de correspondance sensorielle et esthétique qui étreint en écoutant tout cela, de cinéma et de musique, c'est par une citation du philosophe Alain (dans Propos d'un normand) que je voudrais synthétiser, et dire ce que nous devons tous aux deux passions de Jean-Marc Luisada, musicien de génie et cinéphile généreux : « Comme la fraise a goût de fraise, la vie a goût de bonheur. »