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Billet de blog 1 avril 2022

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Semaine 1 | Apophtegme

"Fake it until you make it" (faire semblant jusqu'à réussir)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Suite de : "Semaine -1 | CEE"

Après une heure de vol, me voilà atterri à l’aéroport de Lyon Saint-Exupéry. Je me sens honteux d’avoir utilisé l’avion, moi qui avait quitté l’aéronautique par conviction écologique, mais c’était l’option la moins chère et surtout la plus courte. Nous sommes samedi et je dois encore parcourir quelques dizaines de kilomètres en train avant d’être pris en charge par un taxi payé par l’entreprise. Le prix de la course de 20 kilomètres est aussi onéreux que le vol que j’ai payé. Une chance.

Arrivé à destination, je tombe sur ce qui ressemble comme deux gouttes d’eau à une ancienne école. Il y a là deux bâtiments de trois étages chacun qui se font face séparés par un terrain de basket, celui le plus au Sud possède une cantine, trois salles de classe et des dortoirs, tandis que l’autre possède aussi une salle de classe et abrite le dortoir des animateurs. L’ensemble situé sur une colline tel un château fort, est dans un état plutôt neuf, rénové, et donne sur des kilomètres de champs. Le cadre est plaisant.

Tout de suite un homme d’une quarantaine d'années m’accueille en français : il s’agit de Mig, le seul employé permanent du centre puisque diplômé d’un Brevet Professionnel de la Jeunesse, de l’Education Populaire et des Sports (BPJEPS) ; celui-ci est mon directeur et comme tous les employés de l’entreprise, il use d’un pseudonyme. Le mien sera “Fieldfare”, le nom d’un petit oiseau britannique omnivore et sociable, attiré par le froid. 

Il m’explique sa philosophie : le moins de contraintes sur ses animateurs, le moins de contrainte sur les élèves, et si possible, un animateur par dortoir contrairement à la coutume du secteur qui tend à favoriser la vie “en collectivité” : là encore, tout me va.
Un des animateurs vient se présenter à moi, un grand gaillard très “sec” au gabarit de nageur olympique avec un grand sourire et un contact facile. C’est Kung-fu, un américano-colombien ayant la trentaine avec une grande expérience d'animateur partout dans le monde : aux Etats-Unis, en Nouvelle-Zélande, au Royaume-Uni, en Australie. Le bonhomme est expérimenté, parle plusieurs langues dont l’Allemand, l’Espagnol et le Français et a un caractère très compatible avec la profession. Il est accompagné de son compatriote américain du Colorado, Raven, la vingtaine, lui aussi au physique sportif, il a débarqué en France avec sa famille il y a 5 ans pour des “études gratuites” comme il le dit lui-même et a intégré une équipe professionnelle de Hockey près de Clermont-Ferrand. Il souhaiterait obtenir la nationalité française et devenir pompier en France. Il n’hésite pas à me faire faire le tour du propriétaire et à m’indiquer comment faire les cours. C’est sa deuxième saison au sein du centre, c’est un soulagement pour moi d’être bien entouré.

Enfin il y’a Dearie, une nigériane de 25 ans qui souhaite devenir professeur dans son pays, celle-ci est timide et porte, comme de coutume, une perruque. Je me rends compte que pour la plupart de ces gens, ce travail n’est pas rentable, car les vols d’aller et de retour aspirent une grande partie de leur salaire et exigent de sacrifier 3 mois au service d’une entreprise, week-end compris. Tous ces gens méritent mieux, bien mieux.

Mig m’explique que nous sommes en sous-nombre, avec moi nous sommes 4 animateurs au lieu de 8 normalement, voilà les 3.5h/jour s’envoler, les journées feront en réalité 13h45 ! Elles commenceront à 8h15 et se termineront à 22h, voire bien souvent 22h30. De plus, au lieu d’avoir quatre animateurs dédiés à “la vie quot’” (vie quotidienne) pour les activités d’après-midi et quatre dédiés aux cours d’anglais du matin, les quatre animateurs que nous sommes devons à la fois jouer les professeurs et les animateurs. Un grand écart absolu.

Lundi, nous recevons un groupe de 51 élèves de 11 ans issus d’une école privée de la région. Il s’agit là d’un groupe très typique du centre, les écoles publiques ne pouvant se payer une telle prestation facturée plus de 100€ par nuit et par élève, et les élèves de CM2 devant se préparer à l’entrée en 6è et donc à l’apprentissage de l’anglais.

Les groupes arrivent vers 14h, nous attribuons un surnom aux élèves et une petite carte, un “passeport”. Cela permet à la fois de leur faire un première exercice de la langue anglaise et d'éviter que des noms trop difficiles à prononcer posent problème aux animateurs étrangers. Les cours ne commenceront que le lendemain, toutefois nous faisons un peu connaissance avec les enfants lors du repas du soir, ils semblent avoir une bonne mentalité, ce que confirment les autres animateurs. Le lendemain va pourtant me mettre en détresse.

Mardi matin, je décide de faire un cours simple, d’abord la décoration de leur passeport, ensuite un petit jeu d’introduction pour connaître leur surnom et enfin un “petit bac” en anglais, ce jeu facile d’accès où, à l’aide d’une lettre et d’une catégorie de mots (fruit, animaux, travail, etc.), les élèves doivent trouver un mot correspondant à ces deux contraintes. Si la première des deux heures va se passer comme prévu, la seconde va me donner beaucoup de fil à retordre.

Les douze élèves que j’ai en charge, contrairement aux habitudes, ont un niveau d’anglais extrêmement hétérogène et leurs intérêts divergent. Chaque tentative d’effectuer une activité, à l’intérieur comme à l’extérieur, se transforme en conflit. Je me retrouve submergé de plaintes, je vois des élèves se détacher du groupe pour aller marcher et parler ensemble dans les prés, je ne contrôle rien.

À la fin de la journée, à 22h30, j’ai juste envie de démissionner. Je suis sur les rotules, rien n’a été appris, j’ai l’impression de ne rien comprendre. Mais lors du débriefing de la journée, les autres animateurs confirment que le niveau était trop hétérogène pour faire quoi que ce soit. Ce n’était donc pas (tout à fait) moi le problème.

C’est d’ailleurs le manque d’engagement qui va être la signature de ce groupe : durant chaque activité les élèves vont s’engager à exécuter une tâche (une danse, un défi, etc.) avant de se rétracter systématiquement. Mon groupe passe pour des cons face aux autres groupes, notamment celui de Kung-fu qui arrive systématiquement à mobiliser ses troupes. Cela m’attire la compassion du professeur qui les accompagne ; il remarque que ma façon de parler n'est pas adaptée, mes phrases sont trop longues et techniques ; celui-ci me conseille l’usage abusif d'apophtegmes, ces phrases courtes et percutantes qui se retiennent vite et bien. Il a raison, surtout pour des gens qui maîtrisent assez peu la langue de Shakespeare, je comprends qu’il faut que je parle le moins possible et le plus simplement possible.

Le Mercredi, je décide de leur donner un exercice collectif : trouver un nom et un drapeau pour notre classe, histoire de pouvoir s’identifier à un groupe facilement et ne pas nous désigner comme “Fieldfare’s classroom” (la classe de Fieldfare). Je ne leur impose aucune règle, je ne les aide en aucun cas, et les voilà en train de réaliser un drapeau jaune, vert, bleu agrémenté … d’un bonnet phrygien. La petite qui réalise ce drapeau admet avoir vu les “valeurs de la République” la semaine précédente. J’aime bien ce drapeau que je conserve dans ma petite chemise cartonnée et l'exercice est réalisé dans les temps et sans incident. Voilà une première méthode efficace retenue.

D'ailleurs grâce aux conseils du prof, la semaine va finalement s’écouler de manière suffisamment fluide pour que nous puissions créer une fusée à eau. Tout n’est pas parfait, très loin de là, mais une première notion est acquise et le contact avec les enfants me plaît. Jusqu'à présent mon emploi se déroule plutôt bien.

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