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La bataille pour les retraites est la « mère des batailles », comme on l’entend ici et là, parce qu’elle touche à une multitude de droits fondamentaux intriqués, et que pied à pied ces droits qui font de nous des citoyens sont attaqués, renversés et finalement aliénés au profit d’une classe possédante qui fait sécession.
Si une grande majorité de la population Française s’accorde à dire, redire, que le gouvernement Macron-Philippe est absolument immoral, la lutte morale sur laquelle nous nous situons ne pèse rien face au droit du plus fort. Bien que la morale soit à la source du droit, la morale seule ne peut suffire. Nous devons transformer notre indignation en un acte de justice sociale qui mette fin à la spoliation de nos droits.
Le droit des Etats, une arme massive pour le capitalisme
Absence d’écoute, violence des mots, mépris, violences sur les corps... Les mots qui nous viennent à l’esprit manifestent tous les uns plus que les autres l’indignation, la colère, l’injustice criante, le dégoût… Mais les mots, mêmes les plus forts, même quand ils sont capables de rassembler et d’unir une partie de la population dans la rue, pèsent peu contre la violence en col blanc, la force policière qu’on nous assène et les aboiements des chiens de garde médiatiques. Car ces artéfacts de classe ne sont rien face à aux attaques que mènent ce gouvernement et les puissants qui les commandent au travers de la construction de véritables prisons du droit.
Ce gouvernement ne nous attaque pas à coup de morale. Il laisse faire le sale boulot aux médias mainstream. Non, il nous écrase et nous enferme sur le terrain du droit, déconstruisant nos droits conquis et en tissant de nouveaux, restrictifs, liberticides, permissifs à l’égard des dominants qu’il sert, favorables à leurs intérêts de classe possédante.
Car le capitalisme exige, pour prospérer, de bénéficier de la collaboration active des gouvernements (1) à qui le peuple confie la conduite de l’Etat (2). Sous couvert de la prévalence d’une orthodoxie économique (autrefois appelée « pensée unique ») érigée fallacieusement au rang de science, c’est tout notre droit qui est impacté, modelé, remodelé en faveur d’une idéologie capitaliste destructrice pour nos droits fondamentaux. Au travers des mesures économiques d’ordre fiscal (diminution de l’impôt sur les sociétés, impôts inexistants pour les géants du numérique et du commerce en ligne, exonérations de cotisations patronales, substitution des cotisations par l’impôt, non taxation des mouvements financiers…), de mesures d’ordre financier (aides publiques directes sans contreparties, renflouement des banques suite à la crise de 2008…), des mesures relevant de la législation du travail, des droits de la sécurité sociale (chômage), et d’autres mesures encore (secret des affaires, légalisation des lobbies …), notre droit est optimisé sur tous les plans de nos vies, au service de la concentration des richesses et des pouvoirs. Le capitalisme attend des gouvernements qui le servent qu’ils parachèvent la colonisation idéologique, l’aliénation des esprits et des corps, par le moyen du droit. Ce que savent et chérissent plus que tout les capitalistes c’est que tout citoyen se revendiquant comme tel doit respecter la loi. Et que l’intégrité d’un Etat repose sur sa capacité à faire respecter la loi. Un Etat qui ne veut pas perdre la face doit tout mettre en œuvre pour garantir l’application des lois capitalistes.
Les actes posés par ce gouvernement depuis le début de son mandat s’inscrivent dans ce processus de dégradation des droits de la population : privations de liberté (contrôles et garde à vue abusifs limitant le droit de manifester,…), atteinte à l’intégrité des personnes (violences policières), atteintes au droit d’information (contrôles abusifs de journalistes couvrant les manifestations…). Mais ce sont aussi et surtout actuellement les atteintes portées aux services publics qui sont le ciment de notre société (droit aux soins, droit à l’éducation, droit à la justice…), au droit du travail, et enfin à notre système de protection sociale avec comme dernière contre-réforme l’assurance chômage… et maintenant la retraite.
Ce qui vaut pour l’écrasement du droit social par le droit « économique » capitaliste vaut aussi pour le droit environnemental, refondu pour être mis au service des appétits des entreprises prédatrices de ressources, des promoteurs de projets inutiles en tous genres (affairistes professionnels, lobbyistes, hommes d’affaires véreux, élus corrompus…) et de leurs financeurs (banques, assurances, fonds de pensions…).
Ce gouvernement, à la suite de ceux de l’ère Sarkozy et de l’ère Hollande est donc en train de construire un système global (presque total) de droit régressif, répressif et aliénant dont il sera bien difficile de sortir dans quelques années.
La production foisonnante de lois, décrets, ordonnances (3), est également un outil puissant d’affaiblissement insidieux de nos droits. L’adage « Nul n’est censé ignorer la loi », reconnu par l’administration elle-même comme une « chimère juridique »(4), dédouane à bon compte tout gouvernement qui aurait intérêt à affaiblir la justice à l’égard des citoyens.
Dans ce foisonnement législatif, il nous est en effet bien difficile de nous y reconnaître, de nous y retrouver collectivement et de garder le fil d’Ariane de nos droits fondamentaux. La complexification législative, certes censée répondre à la complexité du monde (l'argument est servi à l'envie) peut aussi servir à asseoir un pouvoir de plus en plus coercitif. Eloigner les citoyens de la connaissance de leurs droits fondamentaux en les enfouissant sous une masse de textes foisonnants est une arme de droit très puissante. A tel point, qu’en ce début de XXIème siècle, l’administration Française ne puisse que reconnaître(5) « l’absence de sécurité juridique à laquelle sont confrontés les citoyens ».
L’Assemblée Nationale, elle-même submergée par la déferlante législative, bâillonnée régulièrement par l’article 49.3 et par le biais des ordonnances est réduite au silence. C’est d’une véritable omerta sur nos droits dont il s’agit (6).
Pour un tel gouvernement, la loi ne vise pas à ce que nous vivions dans la sécurité d’un Etat protecteur qui garantit le respect des droits et devoirs de chacun d’entre nous, mais que nous vivions dans la crainte permanente d’un Etat qui renverse le droit contre nous.
Tant qu’elle ne nous touche pas personnellement, la régression progressive de nos droits fondamentaux passe presque invisible, indolore, et nous rend collectivement impuissants à réagir. Tels la grenouille qui, immergée dans une cocotte d’eau froide, ne bouge pas quand on augmente la flamme, tranquillement s’endort et se laisse cuire. Devenus citoyens de papier, capables d’élire pour le meilleur et pour le pire de supposés représentants, nous sommes devenus légalistes et farouches à l’idée que la violence des cols blancs et des possédants soit combattue par une autre forme de violence. A tel point que le débat sur la ou les forme.s que doit prendre la lutte constitue précisément le sujet sur lequel achoppe la lutte. Nous n’en sortons pas depuis 20 ans. Nous buttons toujours sur la même pierre, en vertu du respect du droit.
Le gouvernement, armé de sa police, à beau jeu de nous laisser la rue. Tant que nous ne serons que dans la rue et que nos assemblées générales ne viseront qu’à prévoir quand, qui et comment nous serons dans la rue, nous serons sur le terrain qui convient à l’adversaire, c’est-à-dire celui régi par le droit répressif qu’il tisse petit à petit depuis 20 ans : hyper surveillés, filmés, bio-métrés, écrasés par les mesures coercitives du « maintien de l’ordre » et de « l’anti-terrorisme », sous le coup de gardes à vues arbitraires et abusives, blessés, mutilés, morts, sans que l’on puisse trouver le point de basculement tant attendu.
De ce droit construit contre nous, nous ne pouvons plus attendre justice.
Le moment où le droit ne vaut plus justice
Il fut un temps, où l’on ne coupait déjà plus les têtes mais où la justice a été capable de reconnaître que les personnes qui étaient censées agir en notre nom et pour le bien commun nous avaient trahis, avaient conspirés contre l’intérêt du peuple et de la Nation. Ce temps n’est pas si éloigné. C’était entre 1944 et 1951. Un certain nombre d’hommes politiques, de hauts fonctionnaires de la République, de militaires, de dirigeants d’entreprises et de banques, d’intellectuels… ont été jugés et reconnus coupables « d’Indignité nationale ». L'Indignité Nationale a été ce moment d'exception où le droit n'a pu servir à juger la trahison, car le droit approprié à la situation n'existait pas. Aucune loi établie préalablement aux crimes commis au titre de la collaboration n'avait été pensée pour cela. A ce point de l’histoire, provisoirement, le droit inopérant a du s’en remettre à la morale. L’indignation a guidé seule la main de la justice. Des hommes et des femmes ont été reconnu.e.s indignes de la Nation.
La peine prononcée a été la « dégradation nationale », laquelle a pu conduire à un certain nombre de privations de droits(7) : exclusion du droit de vote, inéligibilité, exclusion des fonctions publiques ou semi-publiques, exclusion des fonctions de direction dans les entreprises, les banques, la presse et la radio, de toutes fonctions dans des syndicats et organisations professionnelles, des professions juridiques, de l'enseignement, du journalisme, interdictions de séjour sur le territoire, confiscation de tout ou partie des biens, perte du droit à porter des décorations… Et l’histoire ne laissant rien au hasard, l’indignité nationale pouvait conduire aussi à la suspension des retraites !
Cette mesure d’Indignité Nationale a été le corolaire indispensable à la mise en œuvre du programme du Conseil National de la Résistance. Pour pouvoir mettre en place ce programme, il a fallu d’abord, bien sûr, des hommes et des femmes politiques portés par de solides valeurs d’humanité, capables de travailler avec une vision claire et déterminée de l’intérêt général. Il a fallu aussi une mesure de justice qui puisse nommer, condamner et écarter du pouvoir ceux qui avaient agi contre les idéaux et les droits fondamentaux du peuple Français.
Indignons-nous jusqu’à obtenir justice
En 2010, Stéphane Hessel nous appelait à nous indigner. Pourquoi ? Parce qu'il savait que la lutte contre l’aliénation qui commençait à pointer son nez sous Sarkozy – elle a continué sous Hollande - ne pouvait recevoir l'appui du droit, mais au contraire subissait les assauts du droit retourné contre nous.
Le résistant qu’il avait été, après avoir lutté pour nos droits fondamentaux durant la guerre, se souvenait peut-être de ce moment où le droit nécessaire pour juger les actes de collaboration avec l’ennemi n'existait pas.
Nous avons retenu le conseil d'Hessel, de redoubler l’indignation que nous pratiquions déjà depuis quelques années. Depuis plus de 20 ans, nous nous indignons des reculs de nos droits. Et nous nous indignons encore chaque jour davantage. Il nous reste à conduire cette indignation vers un dénouement favorable, à faire advenir nous aussi des « jours heureux ».
Si le 21 janvier 2020 nous est revenu comme un esprit de révolution, ce n’est pas parce qu’il se serait agi, comme en 1793, de couper concrètement la tête du monarque qui nous asservit. Mais parce que nous sommes sans doute arrivés à ce moment connu de l’Histoire où nous avons compris que le droit répressif que l’on tisse chaque jour à notre insu ne peut plus faire justice à notre bénéfice. Parce que (sans faire de mauvais de jeu de mots) au travers de ce souvenir, nous appelons de nos vœux le moment de basculement qui nous ferait sortir d’une situation que nous ne supportons plus. Et que nous savons, en tant qu’héritiers de la Révolution Française et de la Résistance, que ce moment de basculement ne peut être qu’un moment de justice. Un moment de justice plein et entier qui soit capable, par sa radicalité, d’ouvrir une nouvelle ère du droit et un nouvel horizon de société.
Dressons aujourd’hui l’inventaire de nos droits bafoués, de nos droits spoliés, de nos droits non respectés, de nos droits détournés… Liberté ? égalité ? Fraternité ? Sommes-nous encore « égaux en droits » quand le droit lui-même est l’instrument d’une concentration des pouvoirs et des richesses au profit d’une classe dominante qui fait sécession et a pour but d’aliéner les plus faibles, les plus pauvres.
Etablissons les preuves de l’aliénation de nos droits fondamentaux et au regard de ses droits bafoués, passés, présents et à venir, déclarons souverainement ce gouvernement et ce président illégitimes à nous représenter. Déclarons pour ces membres l’Indignité Nationale.
De l’indignation appelée de ses vœux par Stéphan Hessel à la prononciation de l’Indignité Nationale pour celles et ceux qui agissent aujourd’hui à l’encontre du peuple Français, nous ne sommes peut-être pas loin. Mais le pas à franchir reste grand. Parce qu’il y a un saut dans l’inconnu. Un inconnu que nous ne sommes visiblement pas encore tous prêts à vivre, tant qu’il est vrai qu’il fera perdre à chacun d’entre nous ses repères, ses habitudes, et pour certains leur confort(8). L’inconnu d’une lutte que l’on doit mener jusqu’au bout sans savoir comment les choses vont finir.
La résistance aujourd’hui se nomme gilets jaunes, droit de grève, désobéissance civile. Gardons vif ce flambeau. Mais ne le laissons pas errer sans but dans la rue la nuit. Nous ne pourrons lutter efficacement et gagner les batailles successives que si nous nous reconnaissons à nouveau unis comme un peuple de droits inaliénables et que si nous sommes capables de nous opposer à l’aliénation qui vient par le recouvrement de nos droits volés et l’élaboration de droits fondamentaux nouveaux. Le moment semble donc venu, non de couper la tête au monarque ni à qui que ce soit d’autre, mais de nous penser capables de construire une véritable révolution citoyenne, fondée sur notre plus profonde aspiration à la justice et au droit, puis de la réaliser concrètement.
Proclamons des droits nouveaux
La lutte engagée par les gilets jaunes est l’affirmation que nul d’entre nous ne peut être oublié, mis à l’écart, désigné du nom infamant de « ceux qui ne sont rien », maltraité, condamné à la misère et au final violenté pour oser se montrer et parler dans l’espace public.
Aujourd’hui nous luttons pour ce droit fondamental qu’est le droit à une retraite digne et juste. La bataille des retraites est la mère des batailles car au fond c'est la question de la vie qui est en jeu. Et dans la vie la question au combien fondamentale de la possession du temps : comment entendons-nous être maîtres de nos temps de vie ?
Temps de travail, temps du repos et « des loisirs » sont aux mains du capitalisme. Il est un troisième temps fondamental qui paradoxalement n’existe pas encore comme droit dans l’organisation de notre société et que l’idéologie capitaliste prend grand soin de ne pas laisser émerger. C’est sur ce temps que nous devons porter le combat. Un temps essentiel, vital, que nous devons créer pour échapper pleinement à l’emprise des deux autres. Ce temps, c’est le « temps citoyen ». Un temps de citoyenneté pleine et entière, que nous devons arracher de haute lutte et ne pas nous laisser voler.
Déclarons en notre nom, citoyens, comme fondement à l’établissement de droits nouveaux, l’instauration d’un temps de citoyenneté de trois heures par semaine. Ce qui portera le temps de travail à 32 h maximum. Age de départ à la retraite à 60 ans et durée hebdomadaire de travail sont un même combat. C’est de notre vie de citoyens dont il s’agit.
Utilisons notre droit de grève pour cela ; que la grève nous permette d’être ensemble, travailleurs et privés d’emploi, syndicats et gilets jaunes, retraités et jeunes en devenir.
Ce droit qui affirme par la négative(9) qu’il nous appartient de cesser le travail est aussi un droit qui positivement nous rends libres, dégagés d’une contingence salariale et d’une servitude volontaire. Et qu’ainsi libérés d’une part de cette forme d’activité économique que l’on nomme « travail », nous puissions, face au péril qui nous menace, nous consacrer tout entier à notre activité de citoyens. Car il est grand temps, en ce début de XXIème siècle qui a des odeurs de fin du monde, de considérer que notre activité de citoyens vaut tout autant que notre activité de travailleurs. Nous devons sortir de l’ère « d’Homo économicus » dont déjà Paul NIZAN (Aden Arabie, 1931) dénonçait la vacuité et les ravages sur notre humanité. Continuer à servir la logique capitaliste de concentration des pouvoirs et des richesses par notre croyance envers le travail comme seule vertu cardinale, c’est se condamner à ne jamais pouvoir sortir du capitalisme et à subir ses effets mortifères pour longtemps.
Les manifestations de rue ont certes vertu d’éducation populaire et valeur de déclaration solennelle à toute la population. Mais elles ne peuvent suffire. Nous avons besoin d’un temps de citoyenneté qui nous permette de travailler ensemble concrètement chaque semaine qui vient à la construction de nos armes de droit. Replongeons-nous dans le paysage encore vivant de nos droits conquis depuis la Révolution. Créons partout en France des comités citoyens du droit.Demandons dans chaque commune l’ouverture d’une maison des citoyens (les mairies notamment, mais aussi d’autres lieux selon les contextes locaux). A l’approche des municipales, il en va de l’honneur des équipes en place prétendant se représenter au suffrage du peuple. Réunissons-nous le plus souvent qu’il est possible. Lisons, ouvrons les champs de la réflexion, débattons, forgeons nos armes de droit.
Pour qu’enfin nous accédions au droit le plus élevé : devenir pleinement maîtres des droits que nous voulons nous attribuer en tant que citoyens. Alors nous entreprendrons l’écriture d’une nouvelle constitution, et construirons des droits nouveaux, parmi lesquels le Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC).
Les avocats sont avec nous dans la rue. Peut-être est-il parmi ces acteurs du droit des hommes et des femmes prêt.e.s à nous rejoindre sur le fond.
Aux armes du droit, citoyens !
26 janvier 2020
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(1) « collaboration des gouvernements » plutôt que « collaboration des Etats », car cette dernière expression nous placerait sur le terrain langagier de nos adversaires, libéraux versant idéologie capitaliste
(2) L’analyse critique est la même s’agissant des instances non élues de l’Union Européenne sous l’égide de laquelle se placent les Etats. Cette analyse n’est pas développée ici.
(5) idem
(6) « Omerta : silence qui s'impose dans toute communauté d'intérêts» - Larousse.fr
(7) https://fr.wikipedia.org/wiki/Indignit%C3%A9_nationale
(8) Gilets jaunes, les conditions de vivre – Blog Médiapart
(9) Qu’il est vital de savoir dire NON quand on nous oppresse ! Le NON à la constitution européenne en 2005 a été salutaire. Malgré la trahison de Sarkozy, ce NON a ouvert la conscience collective à l’aliénation qui était à l’œuvre.