Alors que la France retrouve le chemin du confinement, l’Espagne, de son côté, adopte des mesures extraordinaires pour tenter de juguler une propagation qui ne s’est jamais vraiment calmée. Dimanche dernier, la mise en place de l'état d'urgence sur l'ensemble du territoire était décidée par un Conseil des ministres extraordinaire. Celui-ci devrait s'appliquer officiellement sur une durée de deux mois mais a pour optique de se prolonger jusqu’au 9 mai 2021.
Cette nouvelle forte propagation du covid-19 et les décisions et polémiques politiques l'accompagnant peuvent mettre en lumière les tensions et évolutions de différentes questions dans le pays. Des tensions qui s’incarnent parfaitement dans les joutes politiques et notamment au travers d'une récente motion de censure visant le gouvernement et qui fut débattue la semaine dernière. Celle-ci, officiellement motivée par la gestion gouvernementale de la pandémie, est surtout l’émanation d'une détestation que motive ce même gouvernement, dit « progressiste », associant le PSOE (Partido Socialista Obrero Español - Parti Socialiste Ouvrier Espagnol) et l’alliance politique Unidas Podemos (regroupant Podemos et Izquierda Unida).
Cette motion était vouée à l’échec, mais une telle déconvenue n’était pas attendue pour autant. Jeudi dernier, les députés nationaux de VOX, parti d’extrême-droite néo-franquiste, furent les seuls à appuyer une motion de censure déposée par leur propre parti. Malgré la rigueur des 52 députés de la formation de Santiago Abascal, ladite motion recevait l’appui le plus bas parmi toutes celles qui furent déposées depuis quarante ans. La dernière en date qui fut adoptée est d’ailleurs celle qui mena pour la première fois le leader du PSOE, Pedro Sánchez, au pouvoir. Il prenait ainsi la place du président du gouvernement espagnol d’alors, Mariano Rajoy (Partido Popular, droite).
Le second fait notable est l'attitude du parti de celui qui précéda Sánchez. En effet, les députés du Partido Popular (PP), malgré quelques flottements, votèrent contre cette motion. Durant les débats, Pablo Casado, actuel leader du PP, fit tout pour se démarquer de ses embarrassants voisins politiques. Il attaqua plusieurs fois et nominalement le président de VOX, Santiago Abascal. Cette motion visant le gouvernement fut un terrain de jeu où purent s'exprimer les concurrences ayant cours au sein de la droite espagnole. Ces concurrences s'incarnent dans l'affrontement qui oppose les deux leaders précédemment cités.
Sur les décombres de Ciudadanos - le parti centriste d'origine catalane perdit 47 députés lors des dernières élections générales et n'en compte plus que 10 -, ces deux partis que sont le PP et VOX luttent pour occuper cette brèche politique qui se dessine dans l'actuel visage de la politique espagnole. Pablo Casado, en changeant de stratégie vis-à-vis de la formation d'Abascal - jusque là, le Partido Popular jouait au jeu de la droitisation des idées et du débat -, souhaite montrer que son parti est la seule alternative crédible au pouvoir actuel. De l'autre côté, le jeune parti à la couleur verte entendait interroger la position délicate occupée par le PP, celle d'un parti d'opposition cumulant les défaites électorales au niveau national et potentiellement débordé sur sa droite. Il est à noter que durant les débats, Pablo Iglesias, l'actuel deuxième vice-président du gouvernement et secrétaire général de Podemos, se tourna vers Casado en lui assurant, qu'en réalité, la motion débattue le visait lui et non le gouvernement.
Tensions identitaires et politiques
Au-delà des luttes fratricides et calculs politiques, ces deux jours de débat refermèrent en Espagne une séquence qui résume à elle seule toutes les tensions identitaires et politiques qui sont les siennes. En effet, depuis de longues semaines, les jours passent et se ressemblent, du moins dans l’esprit. Dans un pays gravement touché par la pandémie, polémiques politiques, tensions identitaires et contestations du gouvernement central sont de mise. Trois récents et forts temps médiatiques et politiques résument parfaitement la parenthèse dans laquelle se trouve le pays et les différents arcs précédemment évoqués qui le secouent.
Cette séquence débuta par la fête nationale espagnole, renfermant paradoxes historiques mais aussi, par endroits, tensions identitaires contemporaines. Celle-ci, célébrée le 12 octobre et prénommée Día de la Hispanidad (Jour de l'Hispanité), commémore la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb et par extension, par les rois « très » catholiques, Isabelle de Castille et Ferdinand II d’Aragon. La seule date questionne le rapport de l’Espagne contemporaine démocratique à son histoire impériale. La découverte associée à ladite date renvoie à un certain imaginaire universaliste catholique qui fut celui du Royaume d’Espagne dans le passé. Enfin, récemment, et dans le sillage de l'affrontement politique entre Madrid et Barcelone, la fête nationale s'est transformée en enjeu médiatique pour différents groupes voulant affirmer l'unité de l'Espagne.

Cette année, comme les précédentes, rassemblements espagnolistes virent le jour dans les rues de Barcelone. Alors que la Diada, fête nationale catalane, est devenue de fait l’apanage du camp indépendantiste dans les années 2010, le jour de l’hispanité est celui des unionistes. Cependant, dans la capitale catalane (et ailleurs), ce jour est aussi, et surtout, celui de l’extrême-droite. Différents groupuscules s’y sont réunis afin d’honorer la mémoire de Christophe Colomb tout en exhibant drapeaux franquistes et autres saluts fascistes (1). À cela, il faut rajouter les voix reprenant en coeur Cara al sol, hymne de la phalange espagnole, organisation fascisante qui joua un grand rôle dans le camp national durant la Guerre d’Espagne (1936-1939).
C’est dans ce contexte opposant la Catalogne sécessionniste et l’autorité centrale madrilène qu’est apparue la formation VOX sur le devant de la scène politique - en obtenant 10% des voix aux élections andalouses de 2018 -, dont certains membres revendiquent bien souvent leurs sympathies franquistes. Santiago Abascal déclara justement durant les débats parlementaires autour de la motion de son parti que le gouvernement actuel était « le pire depuis quatre-vingts ans ». Cependant, en plus du terrain institutionnel, l'extrême-droite réinvestit la rue. Que cela soit à Barcelone, ou dans d’autres régions et villes.
Ce fut le cas à Madrid, deux jours plus tard, le 14 octobre, ou une agression dans le district populaire madrilène de San Blas-Canillejas prit une dimension imprévue. Celle-ci, fut largement médiatisée car provoquant de larges regroupements le soir même ainsi que le lendemain. La colère de ces regroupements se tourna vers les MENAS (Menores Inmigrantes No Acompañados - en français : Mineurs immigrés non accompagnés). Cet acronyme désigne un statut juridique régissant la situation de jeunes migrants se trouvant sur le territoire espagnol. L'un des rassemblements se termina devant un immeuble de San Blas géré par une fondation accueillant divers jeunes bénéficiant de ce statut. Dans ces « rassemblements spontanés » l’on pouvait retrouver des militants du Bastión Frontal, homologue du Bastion Social français.
Enfin, dernier moment politique fort en symbolique ; le 15 octobre et le rejet à la majorité absolue d'une motion du Partido Popular visant Pablo Iglesias et Alberto Garzón. Ce dernier étant l'actuel Ministre de la consommation du gouvernement espagnol et coordonateur fédéral d'Izquierda Unida, coalition politique héritière du Parti Communiste Espagnol (PCE). Le premier parti d'opposition, appuyés par Ciudadanos, VOX et quelques partis régionaux présents aux Cortes, souhaitait la destitution de Garzón pour ses « attaques contre la Couronne » mais aussi une désapprobation officielle à l'égard de Pablo Iglesias, désigné comme « le premier instigateur » desdites attaques.
Ces trois moments politiques, dans leur contexte et leur teneur, représentent les questionnements identitaires, constitutionnels et territoriaux que se pose l'Espagne de ce XXIème siècle. Des questionnements largement renforcés, ou du moins exposés, via la grave pandémie actuelle. La crise catalane enclenchée au début des années 2010 et qui éclata véritablement lors du référendum d'octobre 2017, n'est que l'arbre cachant la forêt des différentes tensions politiques et autres interrogations qui secouent la société espagnole.
Au-delà de la Catalogne, les autres nationalismes
Il y a deux ans, VOX apparaissait sur la scène politique pour ce qui semblait être une réponse à l'indépendantisme catalan. Cependant, aujourd'hui, la situation se trouve modifiée par le renouveau et l'évolution des nationalismes, à la fois locaux et globaux.
Pour le premier point, cette tendance s'exprima l'été dernier en Galice dans le cadre d'élections devant renouveler le Parlement de cette communauté autonome disposant de sa propre langue. Les résultats dévoilés, ce fut une demi-surprise. Si bien sûr le Partido Popular demeure la première force dans une région qu'il dirige depuis plus de dix ans, la deuxième marche du podium était occupé par le Bloque Nacionalista Galego (BNG), plus grand parti nationaliste galicien.

Ce dernier réalise à cette occasion le deuxième meilleur score de son histoire, lui permettant d'obtenir 19 sièges au Parlement de Galice, un total inédit. De plus, le BNG s'est révélé comme le premier choix chez les moins de 25 ans au cours de ces élections autonomes (2).
Dans le même temps, dans d'autres communautés autonomes, nombre de partis et coalitions nationalistes obtiennent des scores élevés, voire même participent à des gouvernements autonomes. C'est le cas de la coalition Compromís, réunissant différentes tendances du nationalisme valencien et qui s'est associée au PSOE et à Podemos pour former le gouvernement autonome valencien.
On peut rajouter à ces grandes régions, d'autres, plus modestes, comme la Cantabrie qui est dirigé depuis cinq ans par le Parti régionaliste de Cantabrie (Partido Regionalista de Cantabria) tout en disposant d'un élu aux Cortes (Parlement national espagnol).
Si bien sûr tous ces partis ne défendent pas la même vision du régionalisme, leur vigueur électorale témoigne d'une véritable adhésion et d'un renouveau certain, basés parfois sur un sentiment d'abandon de la part de l'État central et sur la défaillance de ce dernier dans la gestion de l'épidémie - mettant ainsi en scène son manque de coordination avec les pouvoirs autonomes (3).
De l'autre côté, le nationalisme incarné par VOX s'est muté en une appropriation politique de nombre de symboles alliant nostalgie de l'empire universel espagnol et défense de l'unité de l'Espagne actuelle. La fête nationale, ardemment célébrée par les plus conservateurs est de ceux-ci. Cette rhétorique nostalgique et empirique s'exposa ces dernières années dans les meetings du parti de Santiago Abascal. Au cours de certains, il fut possible d'entendre la foule scander les mots suivants : « España cristiana, nunca musulmana » (en français : « Une Espagne chrétienne et jamais musulmane »). Un tel chant renvoie à l'imaginaire de la Reconquista (période de reconquête de l'Espagne musulmane par les royaumes catholiques, jusqu'en 1492) qui, supposément, serait à réinventer aujourd'hui face à l'immigration et à l'« islamisation » du pays.
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Un autre symbole, et de taille, est la Monarchie constitutionnelle, incarnée par la personne de l'actuel roi d'Espagne, Felipe VI. La Couronne est d'une part, une institution sacrée et un objet politique pour la droite - Ciudadanos, PP et autres partis régionaux attachés à la figure du roi - et l'extrême-droite espagnole (VOX) et d'autre part, un sujet de discorde dans la société et pour la coalition gouvernementale. En effet, les récents et nouveaux scandales entourant la figure de l'ancien roi, Juan Carlos, ternissent encore un peu l'image d'une couronne espagnole déjà chancelante. Surtout, ces différentes révélations, poussèrent des hommes comme Iglesias et Garzón à réaffirmer publiquement leurs sympathies républicaines. Ce qui leur valurent les attaques de la droite, celles évoquées précédemment. L'annonce de Juan Carlos, évoquant un « exil volontaire », afin de ne pas amocher l'image de son fils, ne fit que renforcer les questionnements et tensions au sein même du gouvernement, le PSOE étant un parti constitutionnaliste et soutien officiel de la Monarchie. Un soutien allant à l'encontre de l'ADN de ses alliés d'Unidas Podemos.
La Monarchie constitutionnelle - du moins, sa restauration - et le système des communautés autonomes, voilà deux entités politiques issus d'une même période et qui suscitent, par intermittences, des questionnements et des remises en cause. Cette période, c'est celle de la Transition démocratique qui s'étala de la mort de Franco, en 1975, jusqu'au coup d'État manqué de 1981 - certains privilégient la date de 1982, celle de la première alternance au pouvoir avec l'arrivée du PSOE à la tête de l'État. Entre temps, en 1978, une nouvelle constitution fut adoptée, celle adoptant le système des communautés autonomes ; un pacte territorial à mi-chemin entre un État centralisé et un État fédéral.
Des décennies plus tard, cette période et son héritage interrogent la société et les partis politiques. Les récentes ouvertures de fosses communes datant de la guerre civile, l'exhumation de la dépouille de Francisco Franco, les positions conservatrices de VOX, de Ciudadanos et du PP, ainsi que le recueillement de Pedro Sánchez, en 2019, devant la tombe de Manuel Azaña (dernier président de la Seconde République espagnole) à Montauban, sont la pour pour le prouver.
En 2020, la pandémie mondiale est un nouvel acteur, inattendu et harassant, qui perturbe un peu plus cette société et le jeu politique. Dans ce contexte et dans le cas précis de la gestion sanitaire, le système des communautés autonomes ne fut pas d'une grande aide, ou du moins ses failles, sont, elles, propices aux crises. L'une de ces failles est la répartition des pouvoirs en matière de santé entre l'État central et les autonomies. Cette répartition provoqua d'ailleurs une grave crise politique entre le gouvernement et la communauté autonome madrilène, dirigée par la très droitière Isabel Díaz Ayuso (Partido Popular, droite). Cette dernière s'opposa politiquement et juridiquement aux mesures prises par le gouvernement qui entendait imposer un bouclage partiel dans la communauté autonome (4). Cette opposition de l'exécutif régional, qui termina par l'annulation desdites mesures par un haut tribunal madrilène, poussa le chef du gouvernement à déclarer l'État d'urgence dans l'autonomie désobéissante afin de récupérer momentanément ses pouvoirs en matière de santé.
Cet affrontement fut le paroxysme de l'opposition mêlant le gouvernement et des communautés autonomes dirigés par la droite (parfois en collaboration avec VOX et Ciudadanos), ainsi que celui des imbroglios autour du pouvoir et de la bonne marche de ces mêmes autonomies. Au-delà d'une propagation du virus toujours aussi galopante, les tensions politiques, territoriales et institutionnelles qui datent d'avant crise sont d'ores et déjà exacerbées. Pendant ce temps, nombreuses sont les émeutes qui éclatent dans le pays en opposition aux mesures restrictives.
En Espagne, la fracture est institutionnelle, via les questionnements autour de la Monarchie, territoriale, via les importants scores de partis régionalistes dans les différentes communautés autonomes et sociale, au vu du succès desdits partis qui s'emparent de ces questions (5). Nombre d'entre eux - BNG, Esquerra Republicana de Catalunya, Compromís et autres - réclamèrent d'ailleurs récemment la régulation des loyers au niveau étatique dans une lettre collective adressée au gouvernement.
L'annonce d'un nouveau pacte budgétaire pour 2021, prévoyant notamment l'application de nouveaux impôts sur les grandes fortunes et une hausse de 151% du budget de la santé, pourrait être une première réponse à la situation sanitaire et par extension, à ces nombreux défis et questionnements.
(1) : Alfonso L. Congostrina, « La Fiesta Nacional se convierte en un acto de la extrema derecha en Barcelona », El País, 12 octobre 2020
(2) : Juan Carlos Espinosa, Marcos Lema, « La generación nacionalista gallega que se cansó de perder », El País, 13 juillet 2020
(3) : Gerardo Muñoz (trad. Giovanni Collot), « Élections en Galice : la consolidation des nationalismes régionaux en Espagne », Le Grand Continent, 15 juillet 2020
(4) : Ludovic Lamant, « Espagne : Isabel Díaz Ayuso, égérie droitière et experte en controverses face au Covid », Mediapart, 9 octobre 2020
(5) : Il est à noter que dans le même temps, en dehors des grands centres métropolitains, Podemos subit une érosion de son électorat. En Galice, par exemple, le renforcement du BNG coïncide avec la disparition du parti anti-austérité et de ses alliés locaux du Parlement galicien.