Cela fait deux jours que je reste sous l'impression d'une discussion avec une amie. Nous parlions de l'avenir, après la guerre, après Poutine, de la future relation des Ukrainiens avec nous. Et j'ai dit qu'avec le temps, je l'espérais, la douleur s'apaiserait progressivement... Et là, elle m'a dit : "Pas de notre vivant." L'idée que ma génération ne verrait pas la réconciliation avec les Ukrainiens ne m'était pas venue à l'esprit. Je n'y avais tout simplement pas pensé, et maintenant je n'arrive plus à m’ôter cette idée de la tête.
Il a fallu presque un quart de siècle, et l'écroulement de l'URSS, pour que les Tchèques cessent de tourner le dos en entendant parler russe. Et je suis certaine qu'ils bouillent à nouveau de colère en voyant ce que l'armée russe fait à présent en Ukraine. Mais quand eut lieu l’occupation de la Tchécoslovaquie, j’avais 12 ans, et 34 lorsque le réchauffement commença. J’en ai à présent 65. Et j’estime que Poutine a commis un crime – et envers moi, et envers tous les gens sensés en Russie qui manifestent contre la guerre.
Je ne sais pas ce que Poutine a lu dans son bunker pendant deux ans. À mon avis, il a lu Mein Kampf. Peut-être voulait-il comprendre comment l’Allemagne écrasée en 1914-1918 s’est remise sur pieds, peut-être les mensonges de Hitler et de sa machine de propagande l’ont-ils ravi, peut-être son amour-propre a-t-il été chatouillé en voyant tous ces gens à courte vue lui faire des courbettes à Munich, « pourvu qu’il n’y ait pas la guerre », et peut-être a-t-il adapté à ses besoins la « solution du problème ». Ayant symboliquement commencé à bombarder l’Ukraine tôt le matin et y étant entré en occupant, il a ostensiblement réédité le procédé des nazis, et il ne pouvait ignorer qu’il le faisait et le monde le comprendrait exactement ainsi.
Le monde s’est montré différent, il ne s’est pas incliné. On a appelé les choses par leur nom : la guerre la guerre, une tentative d’occupation une tentative d’occupation, un terroriste un terroriste et un crime un crime. Le bunker de Poutine n’a pas d’issue, et le châtiment l’attend. Nous, qu’est-ce qui nous attend ? Dans le futur, un douloureux processus de dépoutinisation. Dans le présent, la résistance, individuelle et collective, de tous ceux à qui on n’a pas lavé le cerveau. Il y a des choses que personne ne peut faire à notre place.
Il n’y a malheureusement personne en Russie qui puisse aller voir Poutine, s’asseoir à l’autre bout de sa table immense pour le regarder droit dans les yeux, à vingt mètres de distance, et lui dire : « Vous avez commis un crime contre l’Ukraine. Vous avez commis un crime contre la Russie. Vous menacez le monde d’une catastrophe. Vous donnez des ordres criminels. Vous êtes un criminel et vous devez partir. » À la différence de nombre de mes amis qui en appellent ouvertement à l’élite — à Alexeï Koudrine, à Anatoli Tchoubaïs, aux businessmen –, moi je ne le ferai pas. Cette guerre se fait à vue, chacun de ses épisodes est enregistré, si ce n’est par un opérateur des actualités, par un téléphone enregistrant l’image ou le son. Il est impossible de ne pas la voir et de ne pas l’entendre. On peut ne pas vouloir voir ce qui se passe. Donc, ceux qui se taisent ne veulent pas le voir. Ce sont des lâches et ils sont complices. Partent dans les rues protester des enfants – des enfants ! – que cette guerre prive de présent et d’avenir. On leur serre la vis et on les embarque dans des fourgons. Ceux qui se taisent aujourd’hui, comme ceux qui mentent, cette jeune génération ne les acceptera jamais, ils ne pourront jamais se justifier devant leurs enfants et leurs petits-enfants. Ils finiront avec celui que l’on craint davantage que la guerre.
Il reste toujours, dans l’histoire, « celui qui n’a pas tiré », celui qui n’a pas levé le bras pour saluer le Guide, celui qui s’est dressé les mains nues contre un tank et celui qui n’a pas craint de dire son fait au dragon. Je sais que les Ukrainiens ont gagné. C’est la troisième et dernière défaite qu’ils infligent à Poutine. Le monde entier est avec eux et les soutient. En quelques jours de guerre, le président de l’Ukraine est devenu un personnage tragique. La Russie n’a pas la force de contrôler une nation de 40 millions d’hommes et de femmes, la résistance des Ukrainiens est certaine. Le premier citoyen qui a péri, la première femme, le premier enfant ont fait des troupes russes un groupe terroriste.
Poutine a également commis un crime contre les soldats russes. Il a franchi le Rubicon sans se laisser la moindre chance pour l’avenir. Ce Rubicon, tous les gens tremblant de peur, balbutiant et approuvant sans réfléchir de son entourage proche, comme les mercenaires de second rang, l’ont franchi avec lui. Chaque jour qui passe augmente le nombre de leurs crimes.
Il n’y eut ni cause ni prétexte à cette guerre. Ayant depuis vingt ans tordu une réalité que les canaux officiels transmettent ainsi à chaque instant à des millions de gens , les créateurs de cet univers imaginaire se sont pris au jeu et se sont mis à vivre à l’intérieur, en croyant que c’était la réalité véritable. Cela se révèle un piège. Les adeptes de la guerre soit mentent cyniquement, en comprenant parfaitement qu’il n’y a pas de néonazis en Ukraine, pas de gens dont il faudrait libérer l’Ukraine, et veulent tout simplement mettre la main sur un autre pays, soit, plus vraisemblablement, croient vraiment à toute cette réalité falsifiée répandue depuis des années par tous les organes soumis à leur contrôle. C’est pour cela précisément qu’il fut si facile de promettre le blitzkrieg au généralissime, de le convaincre de la puissance de l’armée après sa réforme, de ce que des nazis opprimaient les Ukrainiens attendant leurs libérateurs russes. C’est justement pour cela qu’au-delà des frontières de cette réalité déformée, c’est-à-dire dans le monde entier, les actes et les paroles de Moscou sont regardés comme le dangereux délire d’un fou dont on peut tout attendre.
Tout Russe ayant un cœur et une cervelle, où qu’il se trouve, se pose au moins, en son for intérieur, cette question : ce qui arrive aujourd’hui, est-ce sa faute ? Beaucoup ont envie de croire que la responsabilité collective est une idée fausse, parce que nous n’avons pas tous voté pour Poutine, que nous avons pris les commissions électorales en pleine manipulation, que nous mené des actions de protestations, que nous avons résisté d’une façon ou d’une autre. Mais ce régime existe depuis 22 ans. Et nombre d’entre nous ont passé du bon temps à se voir dans de joyeuses réunions, à acheter de jolies fringues et de belles voitures. Puis l’un de nos amis s’est retrouvé en prison, ce fut une épreuve mais la vie a continué ; quelqu’un s’est fait descendre et nous l’avons pleuré, et un mois plus tard nous envoyions des photos de la mer. À l’exception de rares (relativement à la taille du pays) opposants au régime, payant cher pour ce but élevé, nous vivions dans les conditions qui nous étaient offertes, en nous occupant de nos affaires, parfois très importantes et indispensables. Nous fîmes nôtre la théorie des petites causes. nous nous disions que c’était tout ce que nous pouvions faire : venir en aide à un homme concret, nous occuper d’un malheur concret, d’un malade concret, d’un sans-abri concret. Nous avons ainsi vécu non pas un an, non pas cinq mais vingt-deux ans, en comprenant et en observant la façon dont le dragon formatait le pays sous ses pieds, faisant revenir les pires stéréotypes soviétiques, transformait la population en zombies, faisait renaître la peur, la propagande, la violence et tuait la justice. La majorité de ceux qui étaient prêts à descendre dans la rue pour protester contre les élections truquées n’admettait même pas l’idée d’une « révolution de couleur ».
Nous avons ainsi passé 22 ans avec lui. Nous ne pouvions pas imaginer qu’il bombarderait Kiev. Vous savez combien de fois, ces derniers jours, je me suis posé la question : et si nous avions pu ? Qu’aurions-nous fait si nous avions compris qu’il allait bombarder Kiev ?
Il m’est naturel de me sentir en faute, et la vie m’a appris que c’était juste. Bien sûr, je suis coupable devant les Ukrainiens, d’abord d’avoir dans ma poche un passeport russe au moment où des missiles russes s’abattent sur les quartiers d’habitation de Kiev, sur une maternité, sur Babi Yar et tuent des gens. Comme j’étais coupable devant les Tchèques d’avoir dans ma poche un passeport soviétique. Je me sens coupable devant chaque mère perdant son enfant dans cette guerre, des deux côtés, parce que j’ai un enfant. Je ne sais pas grâce à quelles forces, par quels moyens arrêter l’homme qui a déchaîné ce cauchemar. Tous aiment se souvenir de l’épisode du rat* qu’a raconté Poutine. Ne pas pousser le rat dans un coin, il pourrait vous sauter dessus, alors c’est vous qui devrez fuir. Pas nécessairement, il y a des variantes, on peut arrêter le rat par la force.
* Dans un film : durant son adolescence, il avait repoussé dans un coin un rat rencontré dans l’escalier, qui lui courut après ensuite, voulant lui sauter à la tête. Conclusion de VVP : ne jamais acculer personne dans un coin…
Texte original :
https://www.svoboda.org/a/krysa-v-uglu-nataljya-gevorkyan-o-boli-i-otchayanii/31730974.html
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