Ce récit, écrit en 1894, parut à la fin de cette même année en feuilleton (en six épisodes) dans le Journal de Samara. Il fait donc partie des « œuvres de jeunesse » de Gorki, celles qui reflètent l’individualisme d’alors de l’auteur, curieux de tout et s’étant très tôt frotté au monde.
Le texte fut apprécié tant de Tolstoï – qui aimait son côté vécu, « non fabriqué » – que de Tchékhov, lequel conseillait justement à son ami Kouprine de voyager. À l’époque, Tchékhov et Gorki ne se connaissaient pas, leur correspondance débutera quelques années plus tard…
La traduction est parfois assez libre, tout en respectant le sens général du texte. On a par ailleurs renoncé à traduire le défaut de prononciation de Chakro, cette façon de « durcir » les voyelles, ce qui est à peu près impossible à rendre en français.
————————————————————————
I
J'ai fait sa rencontre sur le port d’Odessa. Trois jours de suite, mon attention fut attirée par cette silhouette trapue et ramassée et ce visage de type oriental encadré d’une jolie barbiche. Je l’avais constamment devant moi : je le voyais se tenir pendant des heures sur le môle de granit, fourrant dans sa bouche le pommeau de sa canne et regardant mélancoliquement, de ses yeux noirs et en amande, l’eau trouble du port ; dix fois par jour, il passait à côté de moi de sa démarche d’homme insouciant. Qui était-ce ?… Je me mis à le suivre. Comme pour me taquiner, je l’avais de plus en plus souvent sous les yeux, et je finis par reconnaître de loin son costume à carreaux clair et à la mode, son chapeau noir, sa démarche nonchalante et son regard inexpressif, ennuyeux. Elle était absolument inexplicable, sa présence ici, au port, au beau milieu des coups de sifflet des vapeurs et des locomotives, du tintement des chaînes et des cris des ouvriers, au sein de l’agitation frénétique du port, qui l’enveloppait de tous côtés. Les gens étaient tous préoccupés, épuisés, tous couraient dans la poussière, en sueur, criant et s’invectivant. Au milieu de cette effervescence laborieuse, cette étrange silhouette promenait lentement sa figure sans vie, en restant indifférent à tout et étranger à tous.
Enfin, le quatrième jour, à l’heure du déjeuner, je retombai sur lui et résolus de savoir coûte que coûte qui il était. M’étant installé non loin de lui avec une pastèque et du pain, je me mis à manger en l’observant et en cherchant la façon la plus délicate d’engager la conversation avec lui.
Il se tenait debout, serrant sur sa poitrine des coffrets de thé et regardant autour de lui sans but, ses doigts jouant sur sa canne comme sur une flûte.
Il était difficile à une sorte de gueux comme moi, avec ma sangle de débardeur sur l’épaule et noir de poussière de charbon comme j’étais, de héler tout bonnement ce gandin. Mais, à ma grande surprise, je vis qu’il ne me quittait pas des yeux, et que brûlait dans son regard une flamme d’une avidité animale et peu attrayante. Je jugeai que l’objet de mon attention était affamé, et, après un rapide coup d’œil à la ronde, je lui demandai à voix basse :
« Vous voulez manger ? »
Il tressaillit, eut un rictus découvrant une centaine de fortes dents serrées et avides et lui aussi jeta aux alentours un regard suspicieux.
Personne ne faisait attention à nous. Je lui passai alors la moitié de ma pastèque et un morceau de pain blanc. Il attrapa le tout et disparut, accroupi derrière des ballots de marchandises. Sa tête ressortait par moments, avec son chapeau tombé sur la nuque, découvrant un front hâlé et en sueur. Un grand sourire illuminait sa figure et il me faisait d’étranges clins d’œil, sans cesser de mâcher un seul instant. je lui fis signe de m’attendre, allai acheter de la viande, revins, la lui donnai et me plaçai contre ses boîtes à thé de façon à cacher complètement l’élégant. Jusque là, il mangeait en jetant des regards carnassiers autour de lui, comme s’il craignait de se voir dérober un morceau ; il se mit alors à manger plus sereinement, avec cependant une telle rapidité et une telle voracité qu’observer cet être affamé commença à me causer une douleur, et je lui tournai le dos.
« Merci ! Merci beaucoup ! » dit-il en me secouant l’épaule, après quoi il s’empara de ma main, la serra comme dans une pince et la secoua aussi durement.
Cinq minutes plus tard, il en était à me parler de lui.
C’était un Géorgien, le prince Chakro Ptadzé, le fils d’un riche propriétaire de Koutaïssi1 ; il travaillait comme employé de bureau dans une gare de Transcaucasie2, et habitait avec un compatriote. Lequel s’était soudain évaporé en emportant l’argent et des objets précieux appartenant au prince Chakro, et ce dernier s’était lancé à sa poursuite. Ayant appris par hasard que l’autre avait pris un billet pour Batoum3, le prince Chakro s’y rendit. Pour y apprendre que son compatriote était parti à Odessa. Le prince Chakro avait alors pris le passeport d’un autre compatriote, un coiffeur du nom de Vano Svanidzé, du même âge que lui mais ne lui ressemblant guère, et fait route vers Odessa. Il y avait déclaré le vol à la police, on lui avait promis de rechercher le coupable, il avait attendu deux semaines et mangé tout son argent, et là, cela faisait deux jours qu’il ne s’était rien mis sous la dent.
J’écoutais son récit entremêlé de jurons, je le regardais et je le croyais, j’avais pitié de ce garçon - il était dans sa vingtième année, et, vu sa naïveté, on lui aurait donné moins. Il mentionnait souvent avec une profonde indignation l’amitié étroite qui les avaient liés, le voleur et lui, ce voleur qui lui avait dérobé des choses qui vaudraient sans doute à Chakro d’être égorgé par le poignard de son père, s’il ne les retrouvait pas. Je songeai que, si on ne lui venait pas en aide, ce jeune homme serait englouti par la ville vorace. Je savais que parfois des hasards insignifiants viennent grossir les rangs des va-nu-pieds. : le prince Chakro avait toutes les chances de choir dans cet état certes honorable, mais bien peu respecté. J’eus envie de l’aider. Je proposai à Chakro d’aller demander un billet au chef de la police du port, mais il se troubla et me répondit qu’il n’irait pas. Pourquoi ? Il s’avéra qu’il n’avait pas payé sa chambre d’hôtel, et, lorsque quelqu’un lui avait réclamé l’argent, il l’avait frappé ; après quoi il s’était caché, et supposait à présent avec raison que la police ne lui adresserait pas de remerciements pour l’argent non payé, pas plus que pour le coup assené ; il ne se souvenait plus, du reste, si c’était seulement un coup ou deux, trois, voire quatre.
La situation se compliquait. Je décidai de travailler pour gagner assez d’argent pour payer son voyage jusqu’à Batoum, hélas ! cela demanderait du temps, car l’affamé Chakro mangeait comme quatre4.
À cette époque, par suite de la présence en abondance de gens affamés, les salaires journaliers, sur le port, avaient baissé, et, sur les quatre-vingts kopecks gagnés par jour, nous en mangions soixante à nous deux. Par ailleurs, avant même de rencontrer le prince, j’avais décidé d’aller en Crimée, et je n’avais pas envie de m’attarder à Odessa. Aussi proposai-je au prince Chakro de partir à pied avec moi, en convenant ce qui suit : si je ne lui trouvais pas de compagnon de route pour l’accompagner jusqu’à Tiflis5, je lui tiendrai compagnie moi-même ; dans le cas contraire, nous nous séparerions.
Le prince examina ses élégantes bottines, son chapeau, son pantalon, passa la main sur son blouson, réfléchit, poussa un soupir et finit par me donner son accord. Et nous voilà quittant Odessa, et en route vers Tiflis.
Notes
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Kouta%C3%AFssi : le petit royaume du coin avait été intégré, dans la première moitié du XIXe siècle, à l’Empire russe.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Transcaucasie
- Batoumi, depuis 1936 : https://fr.wikipedia.org/wiki/Batoumi
- Dans le texte : « au moins comme trois ». Ne soyons pas mesquin…
- De nos jours Tbilissi : capitale de la Géorgie.
II
Lorsque nous arrivâmes à Kherson1, je connaissais mon compagnon de voyage : un jeune homme naïf et sauvage, extrêmement primaire, gai quand il était rassasié, triste quand il avait faim, je le voyais comme un animal robuste et débonnaire.
En chemin, il m’avait parlé du Caucase, de la vie des propriétaires géorgiens, de leurs distractions et de leurs relations avec les paysans. Ses récits étaient intéressants, d’une beauté originale, mais ils étaient peu flatteurs pour lui. Voici ce qu’il m’avait raconté, par exemple :
Les voisins d’un riche prince se sont rendus chez lui pour festoyer ; ils ont bu du vin, mangé des brochettes de mouton avec du pilaf et des galettes de pain du Caucase, ensuite le prince les a amenés à ses écuries. on a sellé les chevaux. Le prince prend le meilleur et le lance dans les champs. Un cheval fougueux ! Les invités vantent son allure et sa rapidité, Le prince repart au galop, et voilà qu’un paysan monté sur un cheval blanc le dépasse – le dépasse… en riant avec fierté. C’est la honte pour le prince, devant ses invités !… il fronce sévèrement les sourcils, appelle d’un geste le paysan, et lorsque l’autre s’est approché, il le décapite d’un coup de sabre et abat le cheval d’un coup de revolver dans l’oreille, après quoi il va déclarer cet acte aux autorités. On le condamne au bagne…
Chakro me le raconte en marquant de la compassion pour le prince. Je tente de lui démontrer que la compassion est ici déplacée, mais il me fait la leçon :
« Il y a beaucoup de paysans, et peu de princes. On ne doit pas condamner un prince pour un seul paysan. Un paysan, qu’est-ce que c’est ? Ça ! – il me montre une motte de terre. Tandis qu’un prince, c’est comme une étoile ! »
Nous discutons, il se fâche. Lorsqu’il est en colère, il a un rictus de loup et son visage devient pointu.
« Tais-toi, Maxime ! Tu ne connais pas la vie au Caucase ! » me crie-t-il.
Mes arguments étaient sans force en face de sa spontanéité, et ce qui me paraissait évident lui semblait ridicule. Lorsque je l’acculai dans une impasse en lui prouvant la supériorité de mon point de vue, il ne se perdait pas en réflexions, il me disait :
« Va vivre au Caucase. Tu verras que j’ai raison. Tout le monde fait cela, c’est bien la preuve qu’il faut s’y prendre ainsi. Pourquoi devrais-je te croire si tu es le seul à dire que ça ne va pas, alors que des milliers de gens disent le contraire ? »
Je me taisais alors, en comprenant qu’il ne faut pas opposer des phrases, mais des faits, à un homme convaincu que sa manière de vivre est, de toute façon, juste et légitime. Je me taisais, tandis que lui, clappant des lèvres, parlait de la vie au Caucase, pleine de beauté sauvage, de flamme et d’originalité. Ces récits, tout en éveillant mon intérêt jusqu’à m’enchanter, m’indignaient et m’affolaient par leur cruauté et leur culte de la richesse et de la force brute. Une fois, je lui demandai s’il connaissait ce qu’enseigne le Christ.
« Bien sûr ! » répondit-il en haussant les épaules.
Mais il s’avéra ensuite que voilà tout ce qu’il en savait : le Christ avait existé, il s’était opposé aux lois juives, et les Juifs l’avaient pour cela crucifié. Mais, comme il était Dieu, il n’avait pas péri sur la croix, il avait ressuscité au ciel, et il avait alors donné aux gens une nouvelle loi sur la vie…
« Quelle loi ? » demandai-je.
Il me regarda avec une perplexité railleuse et demanda :
« Tu es chrétien2 ? Eh bien ! Moi aussi, je suis chrétien. Sur terre, presque tout le monde est chrétien. Alors, que demandes-tu ? Tu vois comment les gens vivent ?… C’et ça, la loi du Christ. »
Excité, je me mis à lui parler de la vie du Christ. Au début, il m’écouta consciencieusement, puis son attention faiblit peu à peu, et cela se termina par un bâillement.
En voyant que son cœur ne me suivait pas, je m’adressai de nouveau à son intelligence en lui parlant des avantages de l’entraide, des avantages du savoir, des avantages de la légalité, de toutes sortes d’avantages… Mais mes arguments s’effritaient et tombaient en poussière en heurtant le mur de sa conception du monde.
« Le fort est à lui-même sa propre loi ! Il n’a pas besoin d’apprendre et, même aveugle, il trouvera son chemin ! » me répliqua nonchalamment le prince Chakro.
Il restait fidèle à lui-même. Cela m’incitait à éprouver du respect pour lui ; mais il était sauvage, cruel, et je sentais par moments en moi une bouffée de haine envers Chakro. Cependant, je ne perdais pas l’espoir de trouver un point de contact entre nous, un terrain sur lequel nous pourrions nous retrouver et nous comprendre.
Nous avions traversé Perekop et nous approchions de Iaïla4. Je rêvais du rivage méridional de la Crimée, tandis que le prince, fredonnant d’étranges chansons à travers ses dents, restait renfrogné. Nous avions épuisé tout notre argent, et il n’y avait guère d’endroit où en gagner. Nous nous hâtions vers Féodossia5, à cette époque, les travaux de constructions du port y débutaient.
Le prince me disait qu’il travaillerait lui aussi et que, après avoir gagné de l’argent, nous gagnerions Batoum par la mer6. Il connaissait plein de monde, là-bas, il pourrait tout de suite me trouver une place de concierge ou de gardien. Il me tapait sur l’épaule et me disait d’un air protecteur, en faisant claquer sa langue :
« Tu verras la vie que je te ferai mener ! Tsé, tsé ! Tu boiras autant de vin que tu voudras, et tu mangeras autant de mouton que tu voudras ! Tu épouseras une Géorgienne, une grosse Géorgienne, tsé, tsé, tsé !… Elle te fera cuire des galettes de pain, elle te donnera des enfants, des tas d’enfants, tsé, tsé ! »
Ce « tsé, tsé ! » commença par m’étonner, puis m’irrita, et finit par me rendre enragé et me donner le cafard. En Russie, on adresse ces cris aux porcs pour les faire venir, et au Caucase, ils expriment le ravissement, la compassion, le plaisir et le chagrin.
Le costume à la mode de Chakro était déjà passablement usé, et les coutures de ses bottines avaient craqué à maints endroits. Nous avions vendu sa canne et son chapeau à Kherson. Pour remplacer son chapeau, il avait acheté une vieille casquette d’employé des chemins de fer.
La première fois qu’il se la mit sur la tête, en l’inclinant sur son oreeille, il me demanda :
« Elle me va ? C’est beau ? »
Notes
- Kherson, au sud de l’Ukraine, a une histoire millénaire. Cette ville fut prise par la soldatesque russe au début de l’invasion poutinienne, puis reprise par les Ukrainiens. Elle est toujours cruellement bombardée de nos jours par les Russes, notamment au moyen de drones tueurs :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Kherson
Trois ans prisonnier des Russes, l’ex-maire de Kherson a récemment raconté son expérience, les traitements humiliants qu’il a subi, avec d’autres…
https://www.svoboda.org/a/unizheniya-kruglosutochno-byvshiy-mer-hersona-o-plene-v-rossii/33544940.html
https://www.radiofrance.fr/franceinfo/podcasts/les-documents-franceinfo/guerre-en-ukraine-l-ex-maire-de-la-ville-ukrainienne-de-kherson-raconte-sa-detention-4484964 - Chakro prononce les mots en les déformant un peu, il a du mal avec le yod, la mouillure des voyelles : c’est difficile à rendre sans exagération. Bien sûr, le texte y perd en saveur…
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Isthme_de_Perekop Nous sommes maintenant en Crimée…
- Région montagneuse et lieu d’alpage, en Crimée. Le terme vient du turc.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9odosie
- Voir la note 3 du chapitre I : Batoumi est sur la mer Noire…
III
Nous étions donc en Crimée, nous avions dépassé Simféropol1 et nous dirigions vers Ialta2.
Je marchais, muet de ravissement devant la beauté de ce coin de terre caressé par la mer. Le prince soupirait, s’affligeait et, jetant autour de lui des regards tristes, s’efforçait de remplir son estomac vide à l’aide de baies étranges. Leurs qualités nutritives ne lui réussissaient pas toujours, et il me disait souvent avec un humour mordant :
« Si ça me retourne, comment avancerai-je ? Hein ? Dis-moi ? »
L’occasion de gagner quelque argent ne se présentait pas, et, n’ayant pas de quoi acheter du pain, nous nous nourrissions de fruits et d’espérances. Mais Chakro commençait déjà à me reprocher ma paresse et à me traiter de « gobe-mouches », comme il disait. Il se montrait assez pesant, et m’accablait surtout de ses récits à propos de son appétit fabuleux. il se trouvait que, ayant mangé à midi, pour son petit-déjeuner, « un p’tit agneau » accompagné de trois bouteilles de vin, il pouvait, sans effort particulier, avaler à deux heures, au déjeuner, trois assiettes de volaille en sauce ou de soupe à la viande3, une écuelle de pilaf, des brochettes de mouton, une pelletée de feuilles de vigne farcies, et encore plein de mets caucasiens les plus divers, cela en ingurgitant du vin à volonté. Il me racontait pendant des journées entières ses goûts et ses connaissances en matière de gastronomie — le tout en clapant des lèvres, les yeux ardents, les dents sorties et grinçant, et en absorbant dans des déglutitions bruyantes sa salive d’affamé, les postillons s’envolant en abondance de sa bouche éloquente.
Un jour, non loin de Ialta, je m’embauchai pour débarrasser un verger de ses branches coupées, je me fis donner par avance mon salaire d’une journée, et j’achetai, avec ces cinquante kopecks, du pain et de la viande. Quand je rapportai mes achats, le jardinier m’appela et je m’en allai en laissant le tout à Chakro, qui avait refusé de travailler en prétextant un mal de tête. À mon retour, une heure plus tard, je pus me convaincre que Chakro, en parlant de son appétit, disait vrai : il ne restait pas une miette de ce que j’avais acheté. Ce n’était pas là une manière de bonne camaraderie, mais je ne dis rien - pour mon malheur, comme la suite le montra.
Ayant remarqué mon mutisme, Chakro l’exploita à sa façon. Ce fut le début de quelque chose d’étonnamment absurde. Je travaillais, et lui, refusant de travailler sous divers prétextes, mangeait, dormait et m’incitait à travailler encore. Je trouvais tristement comique de regarder ce gars en pleine santé ; lorsque je revenais, fatigué, ayant fini mon travail, vers le coin ombragé où il m’attendait, avec quelle avidité il me sondait du regard ! Mais ce qui était encore plus triste et plus vexant, c’était de le voir se moquer de moi parce que je travaillais. Il se moquait, parce qu’il avait appris la mendicité. Au début, le voir mendier me gêna, ensuite, tandis que nous approchions d’un village tatar, je le vis se préparer à mendier. Pour ce faire, il s’appuyait sur une canne et traînait la jambe comme si elle le faisait souffrir – il savait que les Tatars, avares, ne donneraient rien à un gars en bonne santé. Je discutais avec lui, cherchant à lui faire honte de cette façon de gagner sa vie.
« Moi, je ne sais pas travailler ! » se contentait-il de répliquer.
Les aumônes qu’on lui faisaient étaient chiches. Et moi, pendant ce temps-là, je commençais à me sentir moins bien. Le voyage devenait chaque jour plus difficile, et mes relations avec Chakro ne faisaient qu’empirer. Il exigeait maintenant avec insistance que je le nourrisse.
« Tu me conduis ? Eh bien, fais-le ! Puis-je aller si loin à pied, moi ? Je n’ai pas l’habitude. Je peux en mourir ! Tu veux m’épuiser, me tuer ? Que se passera-t-il si je meurs ? Ma mère versera des larmes, mon père aussi, et mes amis également ! Combien de larmes cela fera-t-il ?
J’écoutais ces propos sans me fâcher. À ce moment commençait à s’insinuer dans mon esprit une pensée étrange qui m’incitait à supporter tout cela. Tandis qu’il dormait, je demeurais assis à ses côtés, et, observant son visage calme et immobile, je me répétais, comme si je cherchais le fin mot d’une énigme :
« Mon compagnon de route… mon compagnon de route… »
Et, dans ma conscience, naissait parfois confusément l’idée que Chakro ne faisait qu’exercer son bon droit en exigeant de moi, avec tant d’assurance et d’audace, que je l’aide et me soucie de lui. Il y avait du caractère et de la force dans cette exigence. Il m’asservissait, je lui cédais et l’étudiais, j’observais chaque contraction de sa physionomie, en tentant de me figurer où il en était dans ce processus de conquête d’une autre personnalité, de mainmise sur autrui. Il se portait magnifiquement bien, fredonnait, dormait et se moquait de moi quand ça lui chantait. Il nous arrivait de nous séparer pour deux ou trois jours, partant dans des directions différentes ; je le fournissais en pain et en argent, lorsque j’en avais, et lui disais où m’attendre. Quand nous nous retrouvions, lui qui m’avait accompagné lors de mon départ avec bien des soupçons et une tristesse rageuse, il m’accueillait avec une joie triomphale et me disait toujours en riant :
« Je pensais que tu t’étais sauvé, que tu m’avais abandonné ! Ha, ha ha ! »
Je lui donnais à manger et lui racontais les beaux coins que j’avais vus ; une fois, en parlant de Bakhtchissaraï4, je mentionnai à ce propos le nom de Pouchkine5, et lui amenai les vers du poète – qui ne lui firent aucune impression.
« Eh, des vers ! Il faut des chansons, pas des vers ! Je connaissais un homme, un Géorgien, qui composait des chansons ! Et quelles chansons ! Quand il se mettait à chanter, aie aie, aie ! Il chantait d’une voix forte, très forte ! Comme si on lui retournait un poignard dans la gorge !… Il a égorgé le patron d’une taverne. Il est en Sibérie, maintenant. »
À chacun de mes retours vers lui, je baissais dans son estime, et il n’arrivait pas à me le cacher.
Nos affaires allaient mal. Je trouvais à peine de quoi gagner un rouble, un rouble et demi par semaine, et bien sûr, cela ne suffisait pas pour deux. Les retrouvailles avec Chakro ne se traduisaient par des économies de nourriture. Son estomac était un petit gouffre qui engloutissait tout indistinctement : aussi bien le raisin que les melons, le poisson salé, le pain ou les fruits secs – et ce gouffre semblait, avec le temps, s’élargir et réclamer toujours plus de victimes.
Chakro se mit à me presser de quitter la Crimée, en me faisant judicieusement observer que l’automne était déjà là, et que nous avions encore pas mal de chemin à faire. J’en convins. J’avais déjà vu cette partie de la Crimée, et nous partîmes pour Féodossia6, avec l’espoir d’y « ramasser du pognon », ce dont nous manquions tant.
Nous étant éloignés d’une vingtaine de verstes7 d’Alouchta8, nous fîmes halte pour la nuit. J’avais persuadé Chakro de suivre le bord de mer : même si cela rallongeait le chemin, j’avais envie de respirer les senteurs marines. Nous allumâmes un feu de camp et nous étendîmes à côté. La soirée était magnifique. La mer d’un vert sombre venait battre la falaise en-dessous de nous ; en hauteur, le ciel bleu gardait un silence solennel, et les buissons et les arbres autour de nous bruissaient doucement. La lune se montra. Les arabesques du feuillage des platanes faisaient tomber des ombres. Un oiseau chantait, de façon sonore et provocante. Ses trilles argentés s’évanouissaient dans l’air rempli de la rumeur paisible et caressante des vagues, et lorsqu’ils disparaissaient, on entendait la stridulation nerveuse d’un insecte. Le feu brûlait gaiement, et les flammes faisaient comme un bouquet flamboyant de fleurs jaunes et rouges. Il faisait aussi naître des ombres qui sautaient joyeusement autour de nous, comme pour faire admirer leur vivacité à côté des ombres paresseuses dues à la lune. Le vaste horizon maritime était vide, le ciel au-dessus de nous parfaitement dégagé, et je me sentais au bord du monde, contemplant l’espace – cette énigme envoûtante pour l’âme… J’étais rempli d’un timide sentiment de proximité avec quelque chose d’immense, et mon cœur frémissait à en défaillir.
Chakro partit soudain d’un grand rire :
« Ha, ha, ha !… Tu as l’air complètement idiot ! Une vraie tête de mouton ! Ha, ha, ha ! »
Je fus effrayé, comme si un coup de tonnerre avait soudain éclaté juste au-dessus de moi. Mais c’était pire. C’était drôle, certes, mais comme c’était vexant !… Chakro, quant à lui, pleurait de rire ; je me sentais prêt à pleurer pour une autre raison. J’avais une pierre dans la gorge, je ne pouvais pas parler, et je le regardais d’un air sauvage, ce qui le faisait rire plus fort. Il se roulait par terre, le ventre rentré ; l’offense m’empêchait encore de reprendre mes esprits… C’était un affront pénible, que comprendront, j’espère, peu de gens, peut-être pour avoir eux-mêmes essuyé quelque chose de semblable, et ceux-là en ressentiront de nouveau la lourdeur en leur for intérieur.
« Arrête ! » m’écriai-je avec rage.
Il eut peur, tressaillit, sans pouvoir encore contenir les accès de rire qui, au paroxysme, le secouaient ; il gonfla les yeux, écarquilla les yeux, et éclata de rire à nouveau. Je me levai alors et m’éloignai de lui. Je marchai un long moment, sans réfléchir, presque inconscient, rempli du poison de l’offense. je contemplais la nature tout autour de moi et lui déclarais silencieusement mon amour, l’amour ardent d’un homme un brin poète… mais elle, prenant la forme du visage de Chakro, riait de moi, à ma grande surprise ! J’aurais bien dressé l’acte d’accusation de la nature entière, de Chakro et de toutes les formes de vie, mais des pas rapides se firent entendre derrière moi.
« Ne sois pas fâché ! dit Chakro d’une voix gênée en m’effleurant l’épaule. Tu ne dis rien ? Je ne savais pas. »
Il parlait sur le ton timide d’un enfant ayant fait des siennes, et, malgré mon irritation, je ne pouvais pas ne pas voir sa figure pitoyable, aux traits comiquement déformés par la confusion et la peur.
« Je ne m’en prendrai plus à toi. Parole ! Jamais ! »
Il hochait la tête.
« Je te vois docile. Tu travailles, et tu ne me forces pas à travailler. Je me demande pourquoi. Il est donc bête comme un mouton… »
C’était sa façon de me consoler ! De me présenter ses excuses ! Évidemment, après de telles paroles de réconfort et de telles excuses, il ne me restait plus qu’à lui pardonner non seulement le passé, mais même l’avenir.
Une demi-heure après, il dormait à poings fermés, et j’étais assis à côté de lui, le regardant. Pendant son sommeil, même un homme fort paraît faible et sans défense. Chakro était pitoyable. Ses grosses lèvres et ses sourcils levés lui donnaient un visage enfantin, timidement étonné. Il respirait régulièrement, calmement, mais s’agitait par moment et délirait, demandant quelque chose en géorgien, en parlant vite. Autour de nous régnait ce silence plein de tension qui vous pousse toujours à vous attendre à quelque chose et qui, en se prolongeant, vous rendrait fou par ce calme absolu, cette absence de bruit, les mouvements s’y réduisant à des ombres vives9. Le doux bruissement des vagues ne parvenait pas jusqu’à nous : nous nous trouvions dans une sorte de creux couvert de broussailles et d’arbrisseaux tenaces, comme le pharynx poilu d’un animal pétrifié. En regardant Chakro, je songeais :
« C’est mon compagnon de voyage… Je puis l’abandonner ici, mais je ne peux pas me détacher de lui, car son nom est légion10… C’est le compagnon de ma vie… il m’accompagne jusqu’à la tombe… »
Féodossia déçut nos attentes. À notre arrivée, il s’y trouvait près de quatre cents personnes espérant, comme nous, trouver du travail, et contraints comme nous d’être réduits au rôle de spectateurs de la construction de la jetée. Travaillaient des Turcs, des Grecs, des Géorgiens, des gens de Smolensk ou de Poltava. Partout – aussi bien en ville qu’aux alentours – erraient par groupes des silhouettes grises, abattues, affamées, et des gueux d’Azov11 et de Tauride12.
Nous nous rendîmes à Kertch13.
Mon compagnon tenait sa parole et me laissait tranquille ; mais il avait une grosse faim, faisait claquer ses dents à la manière d’un loup en voyant quelqu’un manger, et m’effrayait en me décrivant la quantité de nourritures variées qu’il était prêt à dévorer. Depuis quelque temps, il commençait à se souvenir des femmes. D’abord en passant, avec des soupirs de regrets, puis plus fréquemment, avec des sourires avides d’Oriental ; à la fin, plus aucune créature de sexe féminin, quels qu’en fussent l’âge et l’apparence, ne pouvait passer à côté de lui sans qu’il me tînt quelque propos de philosophie pratique, en fait graveleuse, concernant tel ou tel aspect de sa personne. il discourait sur les femmes si librement, avec une telle connaissance du sujet, et il les regardait d’un œil si étonnamment direect que je ne pouvais que cracher de dégoût. Une fois, je tentais de lui prouver qu’une femme était un être qui ne lui était nullement inférieur, mais, en voyant que non seulement mes considérations l’outrageaient, mais que l’humiliation que je lui infligeais, de son point de vue, le rendait presque fou de rage, je cédai, renvoyant ma tentative à quand il serait repu.
En allant à Kertch, nous ne suivions plus le littoral, nous passions par la steppe en vue de raccourcir notre chemin ; nous n’avions dans notre besace qu’une galette d’orge dans les trois livres14, achetée à un Tatar avec notre dernière pièce de cinq kopecks. Les tentatives de Chakro de mendier du pain dans les villages n’avaient rien donné, on lui répondait brièvement : « Vous êtes nombreux !… » C’était là une grande vérité : en cette année pénible, le nombre de gens cherchant un morceau de pain était effrayant.
Mon compagnon de voyage ne pouvait souffrir les affamés lui faisant concurrence pour mendier. Ce qu’il gardait de forces vitales, en dépit de la difficulté du chemin et de la mauvaise nourriture, l’empêchaient d’acquérir leur visage émacié et leur tournure pitoyable, sorte de perfection dont ils pouvaient s’enorgueillir à juste titre ; si bien qu’il disait, en les apercevant de loin :
« Les voilà encore ! Fi, fi, fi ! Qu’est-ce qu’ils ont à se balader ici ? Il n’y a pas de place, en Russie ? Je ne comprends pas ! Les Russes sont de vrais idiots ! »
Et lorsque je lui expliquais les raisons poussant ces idiots de Russes à parcourir la Crimée à la recherche de pain, il hochait la tête avec incrédulité, et répliquait :
« Je ne comprends pas ! Comment est-ce possible ? Chez nous, en Géorgie, on ne voit pas d’idioties pareilles ! »
Nous arrivâmes à Kertch tard le soir et il nous fallut passer la nuit sous une passerelle du quai des vapeurs. Cela ne nous gênait pas de nous cacher : nous savions qu’à Kertch, depuis peu de temps, on chassait les gens superflus, tous les va-nu-pieds, et nous craignions de tomber sur la police ; comme Chakro voyageait avec le passeport d’un autre, cela pouvait entraîner de sérieuses complications pour nous.
Les vagues du détroit nous aspergèrent généreusement d’embruns toute la nuit, nous sortîmes de dessous la passerelle à l’aube, mouillés et transis. Nous arpentâmes le bord de mer pendant une journée entière, en parvenant seulement à gagner dix kopecks que me donna la femme d’un pope pour lui avoir porté un sac de melons depuis le marché.
Il nous fallait traverser le détroit en direction de Taman15. J’eus beau demander, aucun batelier ne voulut nous prendre comme rameurs pour passer de l’autre côté. Ils étaient tous montés contre les va-nu-pieds qui avaient accompli, peu avant notre arrivée, des exploits en nombre, et ils nous rangeaient, non sans raison, dans la catégorie des gueux.
Quand le soir arriva, rageant contre notre déveine et en voulant à la terre entière, je me résolus à quelque chose d’un peu risqué, que je mis à exécution la nuit venue.
Notes
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Simferopol
- Quelques années plus tard, Gorki rendra visite à Tchékhov à Ialta, dans la maison que celui-ci s’est fait construire… https://fr.wikipedia.org/wiki/Datcha_Blanche
- Je ne reproduis pas le nom des plats géorgiens, en outre écorchés par Chakro.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Bakhtchyssara%C3%AF
- Pouchkine fut un temps envoyé par Nicolas Ier en relégation en Crimée. Il immortalisa l’endroit avec le poème La fontaine de Bakhtchissarai, paru en 1824.
- Vers le détroit de Kertch, qui a fait parler de lui ces dernières années. Voir la note 13.
- La verste faisait un peu moins de 1,1 km.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Alouchta
- Sans garantie, la fin de la phrase me laisse perplexe.
- Allusion aux démons de l’homme. Voir l’évangile de Marc, 5.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Azov
- Ancien nom de la Crimée.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Kertch
- La livre russe (fount) faisait environ 450 grammes.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Taman_(Russie)
IV
De nuit, nous nous approchâmes sans bruit, Chakro et moi, du bateau de la douane, près duquel se tenaient trois embarcations attachées par des chaînes à des anneaux vissés dans le muret de pierre du quai. Il faisait noir, le vent soufflait, les embarcations se heurtaient, faisant tinter leurs chaînes… Je n’eus pas de mal à ébranler un anneau et à le faire sortir de la pierre.
Au-dessus de nous, à une hauteur de cinq archines1, une sentinelle de la douane allait et venait en sifflotant à travers ses dents. Lorsqu’il s’arrêtait de notre côté, j’interrompais mon travail, mais c’était là une précaution superflue ; il ne pouvait imaginer qu’en bas se tenait un homme ayant de l’eau jusqu’à la gorge. De plus, les chaînes tintaient sans arrêt sans que j’y sois pour quelque chose. Chakro s’était déjà allongé au fond de la barque et me chuchotait quelque chose que le bruit des vagues m’empêchait de distinguer. J’avais l’anneau dans les mains… une vague emporta la barque, l’éloignant du rivage. Je tins la chaîne et nageai à côté de la barque, puis j’y grimpai. Nous enlevâmes deux lattes du plancher et, les plaçant dans les tolets en guise de rames, fîmes avancer notre barque…
Avec le jeu des vagues, Chakro, qui se tenait à l’arrière de l’embarcation, tantôt disparaissait à mes regards, s’écroulant avec la poupe, tantôt se retrouvait bien au-dessus de moi, me tombant presque dessus en criant. Je lui conseillai de ne pas crier, s’il ne voulait pas que la sentinelle ne nous entende. Il se tut. Je voyais une tache blanche à la place de sa figure. Il tenait le gouvernail. Il nous fallait parfois échanger les rôles, et nous déplacer dans l’embarcation nous faisait peur. Je lui criais comment redonner son équilibre à la barque, et il comprenait tout de suite, il le faisait aussi vite que s’il fût né marin. Les planches tenant lieu de rames m’aidaient peu. le vent nous soufflait à la poupe, et je me souciais peu de savoir dans quelle direction il nous poussait, veillant seulement à ce que notre proue restât en travers du détroit. C’était facile, car on voyait encore les lumières de Kertch. Les vagues nous rendaient visite en passant par-dessus bord, bruyantes et courroucées ; elles se faisaient plus hautes à mesure que nous avancions dans le détroit. Au loin se faisait déjà entendre un mugissement sauvage et menaçant. et l'embarcation filait de plus en plus vite, il était très difficile de maintenir le cap. Sans cesse, nous tombions dans de profonds creux et remontions sur des collines d’eau, tandis que la nuit devenait de plus en plus noire, les nuées descendant toujours plus bas. À la poupe, les lumières furent avalées par les ténèbres, cela devint effrayant. On aurait dit que l’étendue d’eau furieuse était sans limites. On ne voyait rien que les vagues surgissant de l’obscurité. Elles me firent tomber de la main l’une des planches, je jetai l’autre au fond de la barque et me cramponnai au bord des deux mains. Chakro criait sauvagement à chaque fois que la barque bondissait vers le haut. Je me sentais pitoyable et impuissant dans cette obscurité, cerné par le courroux de l’élément qui m’assourdissait de sa clameur. Sans espoir au cœur, saisi d’un mauvais désespoir, je voyais seulement autour de moi ces vagues à la crinière blanchâtre se défaisant en éclaboussures salées, et les nuées au-dessus de ma tête, épaisses, échevelées, ressemblaient elles aussi à des vagues… Je comprenais une seule chose : tout ce qui m’entourait pouvait être incomparablement plus violent et plus effroyable encore, et cela me vexait de voir les éléments ne pas se déchaîner à ce point. La mort est inévitable. Mais cette loi impassible, nivelant tout, il est nécessaire de l’embellir d’une façon ou d’une autre, vu sa pénible rudesse. Entre périr dans les flammes et me noyer dans la fondrière d’un marais, je choisirais plutôt le premier, tout de même plus convenable, en quelque sorte…
……………………………………………….;
« Hissons la voile ! cria Chakro.
— Où est-elle ? demandai-je.
— Mon caban…
— Lance-le ici. Ne lâche pas le gouvernail !
— Attrape ! »
Il me lança son caban. Tant bien que mal, en rampant dans le fond de la barque, j’arrachai une autre latte du plancher, la revêtis d’une des manches du solide vêtement, la plaçai dans le banc en la serrant avec mes jambes, et attrapai l’autre manche et un pan, du coup, de façon un peu surprenante… La barque sauta particulièrement haut, puis redescendit en vitesse, et je me retrouvai à l’eau, tenant le caban d’une main et, de l’autre me cramponnant au cordage tendu à l’extérieur de l’embarcation, le long du bord. Les vagues traversaient ma tête avec fracs, j’avalais l’eau salée et amère. J’en avais plein les oreilles, la bouche, le nez… Mes mains tenant fermement la corde, je montais et descendais dans l’eau, ma tête heurtant le bord ; ayant jeté le caban dans le fond de l’embarcation, je m’efforçai de sauter à bord. Au bout d’une dizaine de tentatives, je réussis à chevaucher la barque et vis aussitôt Chakro qui faisait des culbutes dans l’eau, accroché des deux mains à la corde que je venais de lâcher. Elle faisait le tour de l’embarcation, passée dans des anneaux de fer fixés aux bords.
« Vite ! » lui criai-je.
Il sauta au-dessus de l’eau et alla d’un seul coup s’étaler au fond de l’embarcation. Je l’attrapai, et nous nous retrouvâmes face contre face. J’étais à cheval sur la barque, les pieds passés dans la corde comme dans des étriers — mais c’était sans espoir : la première vague venue pouvait m’éjecter de ma selle. Chakro s’accrocha à mes genoux et fourra sa tête dans ma poitrine. Il tremblait de tout son corps et je sentais ses mâchoires claquer. Il fallait faire quelque chose ! Le fond de l’embarcation était glissant, comme huileux. je dis à Chakro de se remettre à l’eau en se tenant à la corde, j’en ferais autant de l’autre côté. Pour toute réponse, il se mit à me pousser de la tête. Dansant sauvagement, les vagues nous sautaient dessus et nous traversaient sans arrêt, et nous nous retenions à grand-peine ; le cordage me cisaillait durement une jambe. Dans mon champ de vision, partout s’élevaient des montagnes d’eau qui disparaissaient avec fracas.
Je répétai ce que j’avais dit, sur le ton d’un ordre, cette fois. La tête de Chakro se mit à heurter ma poitrine encore plus fort. Il n’y avait pas un instant à perdre. Je détachais de mon corps ses deux mains, l’une après l’autre, et commençai à le pousser dans l’eau, en veillant à ce que ses mains agrippent la corde. Il se produisit alors quelque chose qui m’épouvanta plus que tout le reste cette nuit-là.
« Tu veux me noyer ? » murmura Chakro en me regardant bien en face.
C’était réellement effrayant ! Sa question l’était, encore davantage le ton sur lequel il la posait, cette humble soumission dans la voix qui implorait grâce, ce soupir final d’un homme n’ayant plus l’espoir d’échapper à son funeste destin. Mais le plus effrayant, c’étaient ses yeux, au milieu de son visage humide et d’une pâleur cadavérique !…
Je lui criai : « Accroche-toi ! »
Et je me glissai moi-même dans l’eau en me retenant à la corde. Ma jambe heurta quelque chose, me rendant dans un premier temps incapable de comprendre. Puis je compris. Et quelque chose de fulgurant s’alluma en moi, j’en fus enivré et me sentis d’une force jamais éprouvée jusqu’alors…
« Terre ! » criai-je.
Il se peut que les grands navigateurs, en découvrant de nouvelles terres, aient prononcé ce mot en y mettant plus de passion que moi, mais je doute qu’ils aient pu crier plus fort que moi. Chakro poussa un hurlement et se jeta à l’eau. Mais, tous les deux, nous perdîmes vite de notre enthousiasme : nous avions encore de l’eau jusqu’à la poitrine, et aucun rivage ne se manifestait réellement . Les vagues, ici, étaient plus faibles et ne sautaient plus, mais nous traversaient en roulant paresseusement. Heureusement, mes mains n’avaient pas lâché la barque. chakro et moi nous tinrent à ses côtés, et, tenant chacun la corde sauveresse, avançâmes prudemment, en traînant la barque derrière nous.
Chakro marmonnait quelque chose et riait. Soucieux, je regardais autour de moi. Il faisait noir. Derrière nous et sur notre droite, le bruit des vagues était fort, devant nous et sur la gauche il était plus faible ; nous prîmes à gauche. Le sol était ferme, sableux, mais avec des trous partout ; parfois, nous ne touchions plus le fond, nous nagions en remuant nos jambes et une main, l’autre main tenant la barque ; parfois, nous n’avions de l’eau que jusqu’au genou. Chakro hurlait en tombant dans les trous, moi je tremblais de peur. Et soudain – sauvés ! Une lueur brillait devant nos yeux…
Chakro se mit à vociférer de toutes ses forces ; mais je me souvenais très bien que la barque était une embarcation relevant des autorités, et je m’empressai de le lui rappeler impérieusement. Il se tut, mais, quelques minutes après, se mit à sangloter, sans que je pusse le calmer – comment faire ?
Le niveau de l’eau baissait toujours. Nous en avions au genou… à la cheville… Nous tirions toujours la barque des autorités ; mais nous étions à bout de forces et l’abandonnâmes. Une souche noire se trouvait en travers de notre chemin. Nous sautâmes par-dessus – et nous tombâmes pieds nus dans des herbes piquantes. C’était douloureux, et c’était un manque d’hospitalité de la part du sol ferme, mais nous n’y fîmes pas attention et courûmes vers le feu. il était à une verste de nous et flambait gaiement, semblant nous accueillir en riant.
Notes
- L’archine mesurait 0,71 m.
À suivre...
——————————————————————————————
Répertoire général des traductions de ce blog :
https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire