V
… Trois énormes chiens hirsutes, surgis de l’obscurité sans crier gare, se jetèrent sur nous. Chakro, sanglotant déjà convulsivement, poussa un hurlement et tomba par terre. Je lançai sur les chiens le caban mouillé et me penchai, ma main cherchant une pierre ou un bâton. Il n’y avait rien que l’herbe piquante. Les chiens repartaient avec ensemble à l’assaut. Mettant deux doigts dans ma bouche, je sifflai de toutes mes forces. Ils firent des bonds de côté, et l’on entendit à cet instant le bruit de pas et les voix de gens en train de courir.
Quelques minutes plus tard, nous étions assis près du feu de camp, en compagnie de quatre bergers vêtus de peaux de moutons retournées1.
Deux d’entre eux étaient assis par terre et fumaient, un troisième – homme de haute taille à l’épaisse barbe noire et portant un bonnet de Cosaque2 – se tenait debout derrière nous, appuyé sur une canne à l’énorme pommeau fait d’une racine ; le quatrième, un jeune gars aux cheveux châtain clair, aidait un Chakro encore éploré à se déshabiller. À cinq sagènes3 de nous, la terre était couverte, sur une grande étendue, d’une grosse couche de quelque chose d’épais, gris et ondulé, semblable à de la neige printanière ayant commencé à fondre. Ce n’était qu’en l’observant longuement et fixement que l’on pouvait distinguer les silhouettes des brebis, étroitement serrées les unes contres les autres. Elles étaient quelques milliers, pressées de sommeil et englouties par les ténèbres qui en faisaient une couche compacte, chaude et épaisse, recouvrant la steppe. Elles bêlaient par moments, plaintivement et craintivement…
Je faisais sécher le caban au-dessus du feu, tout en disant la vérité aux bergers, leur racontant la façon dont je m’étais procuré la barque.
« Et elle est où, cette barque ? » me demanda un vieillard chenu à la mine sévère, sans me quitter des yeux.
Je le lui dis.
« Va jeter un coup d’œil, Mikhal !… »
Mikhal – c’était l’homme à la barbe noire – se mit la canne sur l’épaule et alla au rivage.
Tremblant de froid, Chakro me demanda de lui passer le caban, réchauffé mais encore humide, mais le vieux dit :
« Attends ! Commence par courir un peu, pour te réchauffer le sang. Tourne autour du feu, allez ! »
Dans un premier temps, Chakro ne comprit pas, puis il s’arracha d’un coup de sa place et, tout nu, se mit à exécuter une danse sauvage, sautant et volant comme une balle au-dessus du feu, tournant sur lui-même, trépignant, criant à pleins poumons et gesticulant.
Le spectacle était comique. Deux bergers se roulaient par terre en riant à gorge déployée, tandis que le vieillard, le visage sérieux et impassible, essayait de battre la mesure du talon, n’y parvenait pas mais, s’habituant à voir danser Chakro, sa tête se balançait et sa moustache frémissait, et il criait d’une voix de basse profonde :
« Gaï-ga ! C’est ça ! Gaï-ga ! Boum, boum ! »
Éclairé par la lueur du feu de camp, Chakro se tordait comme un serpent, sautait à cloche-pied, claquait des pieds, et son corps, brillant à la lumière du feu, était couvert de grosses gouttes de sueur qui semblaient rouges comme des gouttes de sang.
À présent, les trois bergers frappaient dans leurs mains, et moi, tremblant de froid, je me séchais près du feu et songeais que l’aventure que je venais de vivre aurait fait le bonheur de quelque admirateur de Cooper et de Jules Verne4 : un naufrage, des autochtones hospitaliers, une danse de sauvages autour d’un feu de camp…
Et voilà que Chakro était assis par terre , emmitouflé dans son caban, il mange quelque chose en me regardant de ses yeux noirs, où étincelait quelque chose éveillant en moi un sentiment désagréable. Ses habits séchaient, accrochés à des bâtons fichés en terre près du feu. On me donna aussi du pain et du lard salé.
Mikhal revint et s’assit en silence à côté du vieux.
« Eh bien ? demanda celui-ci.
— Il y a bien une barque ! dit brièvement Mikhal.
— Elle ne va pas être emportée ?
— Non ! »
Et ils se turent tous, en me dévisageant.
« Alors, demanda Mikhal sans s’adresser à personne en particulier on les amène au village5, voir l’ataman6 ? »
On ne lui répondit pas. Chakro mangeait paisiblement.
« On peut les amener à l’ataman… et aussi aux douaniers… l’un comme l’autre, c’est très bien, dit le vieux après un temps de silence.
— Attends un peu, grand-père… » commençai-je.
Mais il ne fit pas attention à moi.
« Voilà ! Mikhal ! La barque est là-bas ?
— Tiens, bien sûr…
— Alors… la mer ne l’emporte pas ?
— Nan… du tout.
— Eh bien, qu’elle y reste. Demain, les bateliers iront jusqu’à Kertch et l’emmèneront avec eux. Pourquoi ne prendraient-ils pas une barque vide ? Hein ? Bon… À présent, vous…les gars en loques… Comment dire ?… Vous n’aviez pas peur, tous les deux ? Non ? Teu-teu !… Une demi-verste de plus et vous étiez à la mer. Qu’est-ce que vous auriez fait ? Hein ? Vous vous seriez noyés comme des haches, tous les deux !… Noyés tous les deux, voilà tout. »
Le vieillard se tut et me regarda, un sourire railleur dans sa moustache.
« Pourquoi tu ne dis rien, mon gars ? »
Il me fatiguait, avec ses raisonnements incompréhensibles, que je prenais pour des moqueries à notre égard.
« Moi, je t’écoute ! lançai-je avec dépit.
— Oui, et puis ? fit mine de s’intéresser le vieux.
— Et puis rien.
— Pourquoi me taquiner ? C’est convenable, ça, de taquiner un aîné ? »
Je me taisais.
— Tu ne veux plus manger ? reprit le vieux.
— Non.
— Eh bien, ne mange pas, si tu ne veux plus. Mais tu veux peut-être du pain pour la route ? »
Je tressaillis de joie, mais ne me trahis pas.
« Ça, je veux bien, dis-je tranquillement.
— Tiens donc !… Alors donnez-leur du pain et du lard pour la route… Quelque chose d’autre en plus, peut-être ? Donnez-leur.
— Ils vont donc partir ? » demanda Mikhal.
Les deux autres levèrent les yeux vers le vieillard.
« Pourquoi resteraient-ils avec nous ?
— Mais nous voulions les amener à l’ataman… ou aux douaniers, sinon… » déclara Mikhal, déçu.
— Qu’iraient-ils faire chez l’ataman ? Je crois qu’il n’ont rien à y faire. Ils peuvent y aller ensuite, si ça leur chante.
— Et pour la barque ? insista Mikhal.
— La barque ? répéta le vieux ? Eh bien, quoi, la barque ? Elle est là-bas ?
— Oui, répondit Mikhal.
— Eh bien, qu’elle y reste. Au matin, Ivachka la poussera au débarcadère… de là, ils la ramèneront à Kertch. Nous n’avons rien à faire de cette barque. »
Je regardais fixement le vieux berger, sans pouvoir déceler le moindre mouvement sur son visage flegmatique, hâlé et tanné par le vent, sur lequel sautaient les ombres venues du feu.
« Je ne voudrai pas commettre de péché par hasard, fléchit Mikhal.
— Si tu tiens ta langue, il ne sortira pas de péché de ta bouche. Quant à les amener à l’ataman, je crois que ce serait du souci aussi bien pour nous que pour eux. Nous devons nous occuper de nos affaires, et eux doivent s’en aller. Hé ! C’est loin, là où vous allez ? demanda le vieux, même si je le lui avais déjà dit où nous allions.
— Jusqu’à Tiflis7…
— Ça fait du chemin ! Alors, vois un peu, imagine que l’ataman les garde ; quand arriveront-ils donc ? Alors, mieux vaut qu’ils suivent leur route. Non ?
— Ben oui ! Qu’ils partent ! » acquiescèrent les compagnons du vieillard, tandis que lui, ayant lentement tenu ses propos, serrait les lèvres et les dévisageait tous en tortillant sa barbe grise.
« Eh bien, les gars, allez-y, que Dieu vous garde ! dit le vieux avec un grand geste de la main. La barque, nous la renverrons à sa place. D’accord ?
— Merci, grand-père, dis-je en retirant ma chapka.
— Merci pour quoi ?
— Merci, l’ami, merci ! répétai-je avec émotion.
— Mais pourquoi merci ? C’est vraiment étonnant ! Je dis : “Que Dieu vous garde !”, et il me remercie ! Tu craignais quoi, que je t’envoie chez le diable ?
— Pardon, j’avais peur !… dis-je.
— Oh! (le vieillard leva les sourcils) Pourquoi enverrais-je un homme sur une fausse route ? Il vaut mieux que je l’envoie sur le chemin que je suis moi-même. Nous nous retrouverons peut-être – comme des gens se connaissant déjà. Nous aurons peut-être à nous aider l’un l’autre… Au revoir ! »
Il retira son bonnet à poils en peau de mouton et s’inclina. Ses compagnons s’inclinèrent aussi. Nous leur demandâmes la direction d’Anapa9 et partîmes. Chakro riait…
Notes
- La laine à l’intérieur : touloupes.
- La papakha : https://fr.wikipedia.org/wiki/Papakha
- La sagène faisait trois archines, soit 2,13 m.
- Les récits de Fennimore Cooper (ainsi que ceux de Thomas Mayne Reid) et ceux de Jules Verne, traduits, étaient extrêmement populaires en Russie à cette époque.
- Stanitsa, village de Cosaques : https://fr.wikipedia.org/wiki/Stanitsa
- Chef, chez les Cosaques : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ataman
- L’actuelle Tbilissi.
- La formule utilisée est ukrainienne. Ces dialogues remplies d’interjections sont donnés sans garantie absolue…
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Anapa
VI
« Qu’est-ce qui te fait rire ? » lui demandai-je.
J’étais encore sous le coup de l’admiration pour le vieux berger et son éthique, ainsi que sous le charme du vent frais d’avant l’aube, qui nous soufflait tout droit dans la poitrine ; j'étais aussi enchanté de voir que le ciel s’était dégagé, le soleil se montrerait bientôt dans ce ciel pur, et ce serait le début d’une belle et brillante journée…
Chakro me fit un clin d’œil matois et se mit à rire encore plus fort. Je souris à mon tour en entendant ce rire joyeux et sain. Après les deux ou trois heures que nous avions passées auprès du feu des bergers, et le pain savoureux accompagné de lard, il ne nous restait, de notre voyage éreintant, que de légères courbatures dans les jambes ; mais cette sensation ne nous empêchait pas d’être gais.
« Alors, qu’est-ce qui te fait rire ? Tu es content d’être resté en vie, c’est ça ? En vie et rassasié, qui plus est ! »
Chakro fit non de la tête, me poussa du coude, me fit une grimace, recommmença à rire et finit par me dire, en baragouinant1 quelque peu :
« Tu ne vois pas en quoi c’est drôle ? Non ? Tu vas l’apprendre ! Tu sais ce que j’aurais fait, si on nous avait amenés à l’ataman ? Tu ne sais pas ? J’aurais dit que tu voulais me noyer. Et je me serais mis à pleurer. Alors, on aurait eu pitié de moi, et on ne m’aurait pas mis en prison ! Tu comprends ? »
Je voulus d’abord y voir une plaisanterie, mais – hélas ! – il finit par me convaincre que c’était bien ce qu’il avait eu l’intention de faire. Il m’en convainquit si clairement et si solidement qu’au lieu de m’emporter contre lui et de lui reprocher son cynisme naïf, j’éprouvai envers lui un sentiment de profonde pitié. Que ressentir d’autre pour un homme qui te parle, avec un sourire lumineux et sur le ton de la sincérité la plus parfaite, de ses intentions de t’abattre ? Que faire de lui, s’il regarde cet acte comme une gentille et amusante blague ?
J’entrepris avec feu de montrer à Chakro toute l’immoralité de son dessein. Il répliqua très simplement que je voyais pas son intérêt à lui, que j’oubliais qu’il voyageait sous une fausse identité, et que ça ne lui vaudrait pas de louanges.
Une pensée cruelle me traversa soudain l’esprit…
« Attends un peu, dis-je, tu crois vraiment que j’ai réellement voulu te noyer ?
— Non… Je l’ai cru quand tu m’as poussé à l’eau, mais plus quand tu as sauté toi-même !
— Dieu soit loué ! m’exclamai-je. Eh bien, je te remercie !
— Ne me remercie pas ! C’est moi qui te dis merci ! Là-bas, près du feu, tu avais froid, j’avais froid… Ton caban2, tu ne l’as pas pris pour toi, tu l’as fait sécher et tu me l’as donné, sans rien prendre pour toi. Alors, merci ! Je vois bien que tu es un très brave homme. Quand nous serons à Tiflis, tu seras récompensé pour tout. Je t’amènerai à mon père. Je dirai à mon père : “Voici un homme ! Donne-lui à boire et à manger, et moi, mets-moi à l’étable avec les ânes ! Voilà ce que je dirai ! Tu habiteras chez nous, tu seras jardinier, tu auras du vin et à manger autant que tu voudras !… Ah, ah, ah !… Tu seras très bien ! Ce sera très simple !… Tu boiras dans la même coupe que moi et mangeras dans le même plat !… »
Il me décrivit longuement et en détail les charmes de la vie qu’il me préparait chez lui à Tiflis. Moi, pendant ce temps-là, je songeais au grand malheur de ces gens qui, armés d’une morale nouvelle et de nouveaux désirs, se portent en avant, solitaires, et trouvent sur leur chemin des compagnons fort différents et incapables de les comprendre… Elle est pénible, la vie de ces solitaires ! Ils flottent au-dessus de la terre… Mais ils portent en eux comme les semences de nouvelles céréales, qui pourrissent rarement, tombées dans un terrain fertile…
Il faisait jour. Au loin, la mer brillait déjà d’un or rosâtre.
« J’ai sommeil ! » dit Chakro.
Nous nous arrêtâmes. Il s’allongea dans un creux façonné par le vent dans le sable sec non loin du rivage, et, la tête enveloppée du caban, s’endormit bientôt. Assis à côté de lui, je contemplais la mer.
Elle vivait sa vaste existence, pleine de mouvements puissants. Par bandes, les vagues déferlaient sur le bord de mer et s’écroulaient sur le sable qui chuintait faiblement en absorbant l’eau. Secouant leur crinière blanche, l'avant-garde des vagues frappaient bruyamment de leur poitrail le rivage et reculaient, repoussées, tandis que d’autres venaient à leur rencontre, accourant pour les soutenir. S’étant fortement étreintes, dans l’écume et les embruns, elles déferlaient en nouveaux rouleaux sur le bord et le frappaient, désireuses d’élargir leur espace vital. De la ligne d’horizon au rivage, sur toute l’étendue de la mer, naissaient de telles vagues fortes et flexibles, et toutes avançaient en une masse compacte, étroitement unies par un même but… Le soleil éclairait de plus en plus brillamment leurs crêtes, qui prenaient dans le lointain, à l’horizon, une teinte sanguinolente. Pas une goutte ne disparaissait sans laisser de trace, dans ce mouvement titanesque de la masse liquide qui semblait animée d’un but conscient et s’efforçait d’y parvenir au moyen de ces larges frappes rythmées. Séduisante était la belle bravoure des vagues d’avant-garde, sautant d’un air de défi sur le rivage silencieux, et il était plaisant de voir venir à leur suite, avec un ensemble tranquille, la mer entière, la mer vigoureuse, déjà colorée par le soleil de toutes les teintes de l’arc-en-ciel, pleinement consciente de sa force et de sa beauté.
Au-delà du promontoire divisant les vagues, un énorme vapeur sortait en haute mer, se balançant avec importance sur la mer agitée, filant sur la crête des vagues qui se ruaient avec fureur contre ses flancs. Puissant et superbe, son métal étincelant au soleil, il aurait pu me faire penser, à un autre moment, à la fière création de gens soumettant les éléments… Mais, à côté de moi, était couché un homme-élément.
Notes
- Voir la note 2 du chapitre II : Chakro prononce durement des voyelles mouillées en russe. C’est très difficile à rendre en français. Tout ce que je peux faire, c’est rendre son discours un peu maladroit.
- Au chapitre IV, le caban était celui de Chakro…
VII
Nous marchions dans la région de Tersk1. Chakro était tout ébouriffé et loqueteux à souhait, en plus il était diablement mauvais, bien qu’il ne souffrît pas de la faim, puisque l’argent ne manquait pas. Il était inapte à quelque travail que ce fût. Un jour, il avait essayé de se poster à côté d’une batteuse pour ratisser la paille et avait arrêté au bout d’une demi-journée, des ampoules plein les mains. Une autre fois, alors qu’on s’était mis à essoucher des taillis d’épine-du-Christ2, il s’était arraché la peau du cou avec sa houe.
Nous avancions assez lentement : deux journées de travail3, une journée de marche. Chakro mangeait sans aucune retenue, et, sa gastronomie aidant, je ne pouvais pas mettre suffisamment d’argent de côté pour faire l’acquisition d’un costume, ou même d’une partie de costume. Quant aux parties de son costume à lui, ce n’était qu’une collection disparate de trous, tant bien que mal rapiécés à l'aide de bouts de tissu de toutes les couleurs.
Un jour, dans un village de Cosaques, il retira de ma besace, avec beaucoup de mal, cinq roubles que j’avais thésaurisés à son insu, et le soir, il fit son apparition, dans la maison où je m’occupais du potager, ivre, en compagnie d’une grosse dondon cosaque qui me salua de la sorte :
« Bonjour, maudit hérétique ! »
Et lorsque je lui demandai, étonné par l’épithète, pourquoi j’étais un hérétique, elle me répondit avec aplomb :
« Mais parce que, espèce de diable, tu défends à ce gars d’aimer les femmes ! Comment peux-tu le défendre, quelle loi te permet cela ?… Anathème, va !… »
Chakro se tenait à côté d’elle et opinait de la tête. Il était très soûl et, lorsqu’il bougeait, il titubait en se déhanchant. Sa lèvre inférieure pendait. Ses yeux éteints me fixaient avec un entêtement absurde.
« Hé, toi, qu’est-ce que t’as à écarquiller les yeux sur nous Donne-lui l’argent ! s’écria la vaillante bonne femme.
— Quel argent ? m’étonnai-je.
— Allez, donne-le ! Autrement, je t’amène à l’unité ! Donne-lui les cent-cinquante roubles que tu lui as pris à Odessa ! »
Que devais-je faire ? Cette diablesse aux yeux ivres pouvait en effet se rendre à l’izba de l’unité militaire, et alors les autorités du village, sévères pour toute espèce de gens du voyage, nous arrêteraient. Dieu sait ce qui pouvait en résulter pour moi et pour Chakro ! J’entrepris alors de circonvenir la bonne femme avec diplomatie, ce qui, bien sûr, ne demanda pas de gros efforts. À l’aide de trois bouteilles de vin, je réussis à l’apaiser. Elle s’affala par terre au milieu des pastèques, et s’endormit. je couchai Chakro et, le lendemain de bonne heure, nous quittâmes lui et moi le village des Cosaques, laissant la bonne femme au milieu des pastèques.
À moitié malade, ayant mal aux cheveux, le visage gonflé et chiffonné, Chakro n’en finissait pas de cracher et de pousser d’atroces soupirs. Il ne répondit pas à mes tentatives d’engager la conversation, se contentant de secouer sa tête hirsute, comme un mouton.
Nous suivions un sentier étroit, de petits serpents rouges y rampaient, se tortillant sous nos pieds. Le silence régnant aux alentours nous plongeait dans une somnolence rêveuse. Dans le ciel, de noirs essaims de nuages nous suivaient lentement. Fusionnant entre eux, ils en vinrent à couvrir le ciel entier derrière nous, cependant que, devant nous, ce même ciel restait dégagé, bien qu’on y vît déjà courir quelques flocons nuageux qui nous dépassaient avec rapidité. Le tonnerre grondait au loin, et ses grognements se rapprochaient sans cesse. Des gouttes de pluie tombaient. L’herbe bruissait en émettant un son métallique.
Nous ne pouvions nous abriter nulle part. Il fit soudain sombre, et le bruissement de l’herbe devint plus fort, effrayant. Le tonnerre éclata et les nuées tremblèrent, prenant une teinte bleu foncé. Une grosse pluie se mit à tomber à torrents, tandis que les coups de tonnerre se succédaient en roulant dans la steppe désertique. L’herbe frappée par le vent et la pluie se couchait sur le sol. Tout tremblait, s’agitait. Les éclairs aveuglants déchiraient les nuages… Dans leur lueur bleutée se dessinait au loin une chaîne de montagnes brillant de lueurs d’un bleu vif, d’une froideur d’argent et disparaissant, entre deux éclairs, comme si elle venait de s’effondrer dans un gouffre sombre. Cela grondait et tressaillait de partout, les sons se repoussaient et renaissaient. On eût dit que le ciel trouble et furieux se nettoyait par le feu de sa poussière et de toutes sortes de saletés remontées jusqu’à lui depuis la terre, et la terre semblait trembler d’effroi devant le courroux du ciel.
Chakro grognait comme un chien effrayé. Moi, j’étais gai, Je me sentais soulevé au-dessus de l’ordinaire, en observant la puissance lugubre de ce spectacle d’un orage dans la steppe. Cet admirable chaos était captivant et disposait à l’héroïsme, en remplissant l’âme de l’harmonie de l’orage…
Et j’eus envie d’y prendre part, d’exprimer de quelque façon l’enthousiasme que je ressentais, dont je débordais, même, devant cette force. la flamme bleutée qui s’était emparée du ciel paraissait aussi brûler dans ma poitrine ; alors, comment exprimer ma haute émotion et mon enthousiasme ? Je me mis à chanter de toutes mes forces. Le tonnerre grondait, les éclairs scintillaient, l’herbe bruissait, et moi je chantais, et je me sentais en pleine affinité avec tous ces sons… C’était extravagant ; mais c’était excusable, puisque je ne faisais de tort à personne, excepté à moi. La tempête en mer et l’orage dans la steppe ! Je ne connais pas de phénomènes naturels plus grandioses.
Je criais donc, fermement convaincu que ma conduite ne dérangeait personne et que je n’obligerai personne à critiquer sévèrement mon comportement. Mais on me tira subitement la jambe avec force, et je m’assis à mon corps défendant dans une mare…
Chakro me regardait en face, avec des yeux très sérieux et montrant de la colère.
« Tu es devenu fou ? Non ? Vraiment ? Alors, tais-ais-toi ! Arrête de crier ! Ou je vais te rompre le gosier ! C’est compris ? »
Surpris, je commençai par lui demander en quoi je le dérangeais…
« Tu me fais peur ! Tu comprends ? Ça tonne : c’est la voix de Dieu, et toi tu gueules… À quoi penses-tu ? »
Je lui déclarai que j’avais le droit de chanter si j’en avais envie, tout comme lui.
« Mais je n’en ai pas envie ! dit-il, péremptoire.
— Eh bien, ne chante pas ! acquiesçai-je.
— Toi non plus, ne chante pas ! me recommanda Chakro.
— Si, je me sens mieux…
— Écoute un peu. Qu’est-ce que tu crois ? dit rageusement Chakro. Tu es qui ? Tu as une maison ? Tu as une mère ? Un père ? De la famille ? De la terre ? Tu es qui, sur terre ? tu te crois un homme ? Moi, je suis un homme ! J’ai tout, moi ! (Il se frappa la poitrine.) Je suis un prince !… Et toi… tu n’es rien ! Rien du tout ! Moi, on me connaît à Koutaïssi4, à Tiflis !… Tu saisis ? Ne t’oppose pas à moi ! Si tu es à mon service, tu auras de quoi être satisfait ! Je te paierai dix fois le prix ! Tu fais ainsi ? Tu ne peux pas faire autrement ; tu as dit toi-même que Dieu commande d’être au service de tous, sans chercher de récompense ! Je te récompenserai, moi ! Pourquoi me tourmentes-tu ? Tu veux me faire peur ? Tu veux que je sois comme toi ? Ce n’est pas bien ! Ah, ah, ah !… Pouah, pouah !… »
Il parlait, clapait des lèvres, reniflait, soupirait… Je le regardais bien en face, bouche bée. Il déversait visiblement devant moi toute l’indignation, tout le ressentiment et tout le mécontentement accumulés contre moi pendant tout notre voyage. Pour être plus convaincant, il m’enfonçait un doigt dans la poitrine et me secouait l’épaule et, dans les passages les plus violents, pesait sur moi de toute sa masse. La pluie nous tombait dessus, le tonnerre grondait sans arrêt, et Chakro, pour se faire mieux entendre, criait de toutes ses forces.
Le tragi-comique de ma situation m’apparut plus clairement que tout le reste, et me fit éclater d’un rire énorme…
Chakro cracha et se détourna.
Notes
- Dans le nord du Caucase.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Ziziphus_spina-christi
- Gorki est le seul à travailler, on le savait déjà et c’est sous-entendu ici.
- Voir le chapitre I, et la note 1 de ce chapitre.
VIII
… Plus nous approchions de Tiflis, plus Chakro se montrait sombre et concentré. Quelque chose de nouveau était apparu sur son visage émacié mais immobile. Non loin de Vladikavkaz1, nous passâmes dans un aoul2 tcherkesse3 et nous fîmes embaucher pour la récolte du maïs. Après avoir travaillé deux jours au milieu de Tcherkesses ne parlant quasiment pas le russe, se moquant sans cesse de nous et nous invectivant dans leur langue, nous décidâmes de quitter l’aoul, effrayés par l’hostilité contre nous qui montait parmi les villageois. Alors que nous en étions écartés d’une dizaine de verstes, Chakro sortit brusquement de son sein un rouleau de mousseline lesghienne3 et me le montra d’un air solennel, en s’exclamant :
« Plus besoin de travailler ! On vendra ça et on achètera tout ! Ça suffira jusqu’à Tiflis ! Tu comprends ? »
Follement indigné, j’attrapai la mousseline , la jetai de côté et regardai derrière nous. Les Tcherkesses ne plaisantent pas. Peu auparavant, nous avions entendu les Cosaques raconter l’histoire suivante : un va-nu-pieds était parti de l’aoul où il travaillait en emportant une cuiller en fer. Les Tcherkesses le rattrapèrent, le fouillèrent, trouvèrent sur lui la cuiller, lui ouvrirent le ventre avec un poignard et fourrèrent la cuiller profondément dans la blessure, après quoi ils repartirent tranquillement, le laissant dans la steppe, où les Cosaques l’avaient découvert à demi-mort. Il leur raconta ce qui s’était passé, et mourut sur le chemin menant à la stanitsa5. Les Cosaques nous avaient plus d’une fois mis en garde contre les Tcherkesses, en racontant des histoires édifiantes comme celle-ci : je ne voyais pas de raison de ne pas y croire.
Je me mis à le rappeler à Chakro. Il se tenait debout devant moi et m’écoutait, et soudain, toujours silencieux, il eut un rictus et, plissant les yeux, il me sauta dessus comme un chat. Nous nous battîmes pour de bon quelques minutes, et pour finir, Chakro me cria rageusement :
« Assez ! »
Fourbus, nous gardâmes longtemps le silence, assis l’un en face de l’autre… Chakro regarda à regret du côté où j’avais balancé la mousseline, et déclara :
« Pourquoi se battre ? Fi, fi, fi ! C’est très bête. Est-ce que je t’ai volé quelque chose à toi ? Qu’est-ce que tu regrettes ? Que j’ai volé… Toi, tu travailles, moi je ne sais pas… Que pouvais-je faire ? Je voulais t’aider… »
Je tentai de lui expliquer ce qu’était le vol…
« Tais-ais-toi, s’il te plaît ! Tu as une tête de bois… » me dit-il avec mépris.
Et il m’expliqua :
« Si c’était pour ne pas mourir, tu volerais, non ? » Bon ! Et là, c’est une vie, pour nous ? Tais-toi ! »
Pour ne pas l’irriter de nouveau, je gardai le silence. C’était son deuxième vol. Auparavant, quand nous étions à Tchernomorié6, il avait dérobé à des pêcheurs grecs un trébuchet7. Nous avions déjà failli nous battre.
« Eh bien, nous avançons ? » dit-il plus tard, alors que nous nous étions calmés, avions fait la paix et nous étions reposés.
Nous nous remîmes en marche. De jour en jour, il devenait plus sombre et me regardait d’une façon étrange, par en-dessous. Un jour, alors que nous avions franchi la passe de Darial8 et descendions de Goudaouri9, il me dit :
« Nous arriverons à Tiflis dans un jour ou deux. »
Il fit claquer sa langue – Tsé, tsé ! –, et s’épanouit complètement.
« J’arriverai à la maison : où j’étais ? En voyage ! J’irai aux bains… aha ! Je mangerai beaucoup… ah oui, beaucoup ! Je dirai à ma mère que j’ai bien faim. Je demanderai à mon père de me pardonner. Je lui dirai que j’ai vu bien des choses, bien des chagrins, la vie ! Les va-nu-pieds sont de braves gens ! Quand j’en rencontrerai un, je lui donnerai un rouble, je l’amènerai à la taverne et je lui dirai de boire du vin, que moi aussi, j’ai été un va-nu-pieds ! Je parlerai de toi à mon père… Je lui dirai que tu as été comme un grand frère pour moi… Que tu m’as appris des choses. Que tu m’as battu, espèce de chien !… Que tu m’as nourri. Maintenant, je lui dirai, à toi de le nourrir. Nourris-le pendant un an ! Pendant un an ! Tu entends, Maxime ? »
J’aimais l’écouter quand il parlait de la sorte ; dans ces moments-là, il avait un air simple et enfantin. Ce genre de propos m’intéressaient aussi du fait que je ne connaissais personne à Tiflis, et que l’hiver approchait : à Goudaouri, nous avions déjà essuyé une tempête de neige. Je comptais un peu sur Chakro.
Nous marchions vite : nous voilà déjà à Mtskheta10, l’antique capitale de l’Ibérie11. Nous serions à Tiflis le lendemain.
De loin déjà, à cinq verstes de distance environ, j’apercevais la capitale du Caucase, serrée entre deux montagnes. La fin du voyage ! J’étais content, Chakro se montrait indifférent. Il regardait devant lui, les yeux inexpressifs, et crachait sur le côté une salive d’homme affamé, en se tenant le ventre à tout bout de champ avec une grimace de souffrance. Cela venait de l’imprudence qu’il avait eue, en mangeant des carottes crues arrachées en chemin.
« Tu t’imagines que moi, un prince géorgien, je vais me montrer dans ma ville en plein jour, dans cet état, sale et déguenillé ? Non-on !… Nous allons attendre le soir. Halte ! »
Nous nous assîmes en bas du mur de quelque bâtiment vide, et, ayant roulé chacun notre dernière cigarette, fumâmes en frissonnant de froid. De la route militaire géorgienne12 soufflait un vent rude et coupant. Chakro fredonnait à travers ses dents une chanson triste… Je songeais à une chambre chauffée et à d’autres avantages de la vie sédentaire par rapport à la vie nomade.
« Allons-y ! « déclara Chakro en se levant, le visage déterminé. Il commençait à faire sombre. La ville allumait ses lumières. C’était beau : l’une après l’autre se mettaient à sauter les lueurs sortant de l’obscurité enveloppant la vallée où se cachait la ville.
« Écoute ! Tu vas me donner ton bachlyk13, pour que je me couvre la tête avec… autrement, des amis pourraient me reconnaître… »
Je lui passai le capuchon. Nous voilà marchant rue Olguinskaïa14. Chakro sifflote d’un air résolu.
« Maxime ! Tu vois l’arrêt de l’omnibus – Pont Vériski15 ? Attends-moi là ! Attends-moi, s’il te plaît ! Je vais aller voir quelqu’un et m’enquérir des miens, mon père, ma mère… »
« Pas trop longtemps ?
— Je reviens tout de suite ! Un instant !… »
Il se faufila en vitesse dans une ruelle étroite et sombre et y disparut – pour toujours.
Je n’ai jamais revu cet homme, mon compagnon de route pendant près de quatre mois, mais je repense souvent à lui, c’est un bon souvenir qui me fait rire gaiement.
Il m’a appris bien des choses qu’on ne trouve pas dans les gros volumes in-folio rédigés par les sages – car la sagesse de la vie est toujours plus vaste et plus profonde que celle des hommes.
Notes
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Vladikavkaz
- Village fortifié du Caucase : https://fr.wikipedia.org/wiki/Aoul
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Tcherkesses
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Lezghien
- Rappel : c’est un village de Cosaques. Voir le chapitre V.
- Près de Krasnodar.
- Petite balance pour vérifier le poids des monnaies.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Passe_de_Darial
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Goudaouri
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Mtskh%C3%A9ta
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Royaume_d%27Ib%C3%A9rie
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Route_militaire_g%C3%A9orgienne
- Capuchon du Caucase : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bachlyk
- Rue d’Olga : https://aidatiflis7.livejournal.com/66129.html
- Construit de 1880 à 1883. Pont de la Foi, d’après le nom du quartier. Noms ultérieurs, successivement : pont Staline, pont Elbakhidzé, de nouveau pont Vériski, et enfin pont Galaction Tabidzé (poète géorgien).
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