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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 5 juin 2024

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Le Rire rouge (Leonid Andreïev) 4

La suite de ce texte halluciné et hallucinant de novembre 1904...

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Sixième fragment

          … c’étaient les nôtres. Dans l’étrange confusion de mouvements qui, le mois dernier, entremêla de force les deux armées, la nôtre et celle de l’ennemi, rompant tous les plans et s’opposant à tous les ordres, nous étions persuadés que l’ennemi, le quatrième corps, en l’espèce, marchait sur nous. Et nous nous préparions à l’attaquer lorsque quelqu’un distingua nettement nos uniformes dans ses jumelles, et l’hypothèse se mua dix plus minutes plus tard en une joyeuse et calme certitude : c’étaient les nôtres. Et ils nous avaient visiblement reconnus : ils faisaient mouvement vers nous tout à fait tranquillement ; on sentait dans cette avancée tranquille le même sourire heureux résultant d’une rencontre inattendue.
     Lorsqu’ils se mirent à tirer, nous restâmes un certain temps sans comprendre ce que cela voulait dire, nous gardions le sourire sous la grêle de shrapnels et de balles se déversant sur nous et arrachant d’emblée la vie à des centaines d’hommes. Quelqu’un cria à la méprise, et, je m’en souviens nettement, nous vîmes tous que c’était l’ennemi, qu’il s’agissait de son uniforme et pas du nôtre, et nous répondîmes en ouvrant le feu aussitôt. Une quinzaine de minutes après le début de cette étrange bataille, j’eus les deux jambes emportées, et je me réveillai à l’infirmerie après l’amputation.
     Je demandai comment s’était terminée la bataille, mais on me répondit de façon évasive et rassurante, ce qui me fit comprendre que nous étions défaits ; ensuite, je fus pris de joie, moi qui avais perdu mes jambes, à l’idée qu’on allait me renvoyer chez moi, et que j’étais tout de même en vie, que je vivrais  longtemps, une éternité. Ce fut seulement une semaine  plus tard que j’appris certains détails qui me plongèrent dans de nouveaux doutes et dans un effroi encore jamais ressenti.
     Apparemment, c’était une grenade à nous, lancée d’un de nos canons par un de nos soldats, qui m’avait arraché les jambes. Et personne ne pouvait m’expliquer comment cela était arrivé. Quelque chose s’était produit qui avait obscurci les regards, et deux régiments de la même armée, distants l’un de l’autre d’une verste, s’étaient mutuellement exterminés une heure entière, persuadés de part et d’autre d’avoir affaire à l’ennemi. On se souvenait à contrecœur de cet épisode, on en parlait à demi-mot, et le plus étonnant était de voir bien des gens l’évoquer sans avoir conscience de l’erreur commise. Ou plutôt, ils la reconnaissaient, mais la voyaient plus tard et pensaient s’être trouvés, au début, pour de bon en présence de l’ennemi, lequel avait profité du tumulte général pour se dissimuler, nous laissant exposés au feu de nos propres batteries. D’aucuns en parlaient ouvertement, donnant des explications précises qui leur semblaient claires et vraisemblables. Même maintenant je ne puis situer avec certitude le début de cet étrange malentendu, puisque j’avais nettement vu, dans un premier temps, nos uniformes rouges, avant de distinguer tout aussi nettement les leurs, orange. De façon étrange, tout le monde oublia très vite ces circonstances, au point de parler de l’événement comme d’une bataille authentique, ce qui donna lieu à la rédaction et à l’envoi de nombreuses dépêches parfaitement sincères ; je les lus une fois à la maison. Nous, les gens blessés lors de cette bataille, on nous traita au début de façon un peu étrange : on semblait avoir moins pitié de nous que des autres blessés, mais cela ne dura pas. Et si j’ai le droit de penser qu’il y eut alors une erreur, c’est seulement du fait d’autres événements comparables : une nuit, deux régiments de l’armée ennemie s’anéantirent presque complètement, en un combat allant jusqu’au corps-à-corps.
     Notre docteur, celui qui avait pratiqué mon amputation, vieillard sec et osseux, empestant le chloroforme, le tabac et le phénol, un sourire bizarre accroché en permanence à sa moustache clairsemée, d’un gris jaunâtre, me dit avec un clin d’œil :
     — Estimez-vous heureux de rentrer chez vous. Il y a quelque chose qui cloche, ici.
     — Quoi donc ?
     — Oui, oui, un truc qui cloche. De notre temps, c’était plus simple.
     II avait participé à la dernière guerre en Europe1, environ un quart de siècle plus tôt, et l’évoquait souvent avec plaisir. Il ne comprenait pas cette guerre-ci, elle lui faisait peur, observai-je.
     — Oui, un truc qui cloche, dit-il avec un soupir et il fronça les sourcils en se dissimulant à l’intérieur d’un nuage de fumée de tabac. Je quitterais même les lieux, si je pouvais.
     Et, se penchant vers moi, il chuchota à travers sa moustache jaunie et enfumée :
     — Il va bientôt arriver un moment où plus personne ne partira d’ici. Ni moi ni personne.
     Et je vis à nouveau, dans les yeux vieillis, tout proches de moi, la même expression de stupeur figée2. J’eus la vision de quelque chose d’effroyable, d’insupportable, comme l’écroulement d’un millier de bâtiments, et, gelé d’effroi, je chuchotai :
     — Le rire rouge.
     Et il fut le premier à me comprendre. Il s’empressa de hocher la tête et acquiesça :
     — Oui. Le rire rouge.
     S’étant assis tout près de moi, il regarda de tous côtés puis me chuchota d’une voix précipitée, en remuant comme un vieillard sa barbiche grise et en pointe :
     — Vous partirez bientôt, alors je vais vous dire. Vous avez déjà vu une bagarre dans un asile d’aliénés ? Non ? Moi oui. Et ils se battaient comme des gens sains d’esprit. Vous comprenez, comme des gens sains d’esprit !
     Il répéta cette phrase plusieurs fois, d’un air très significatif.
     — Et alors ? demandai-je toujours en chuchotant, effaré.
     — Et alors rien. Comme des  gens sains d’esprit !
     — Le rire rouge, dis-je.
     — On leur a envoyé des jets d’eau.
     Je me souvins de la pluie qui nous avait tant effrayés, et me fâchai.
     — Vous êtes fou, docteur !
     — Pas plus que vous. En tout cas, pas plus que vous.
     Il mit ses bras autour de ses genoux pointus de vieillard et poussa un petit rire ; louchant sur moi par-dessus son épaule, ayant encore sur ses lèvres sèches un écho de son rire inopiné et pénible, il m’adressa quelques clins d’œil malicieux, comme si nous deux étions les seuls à savoir quelque chose de très drôle, ignoré de tous. Après quoi, avec la solennité d’un professeur de magie exhibant un tour, il leva la main en hauteur, l’abaissa de façon harmonieuse et toucha avec précautions, de deux doigts, la couverture à l’endroit où se seraient trouvées mes jambes si elles n’avaient pas été coupées.
     — Et cela, vous le comprenez ? demanda-t-il d’un ton mystérieux.
     Puis, d’un air tout aussi solennel et significatif, il fit, d’un geste de la main, le tour des rangées de lits où gisaient les blessés, et répéta :
     — Et cela, vous pouvez l’expliquer ?
     — Ce sont des blessés, dis-je. Des blessés.
     — Des blessés, reprit-il en écho. Des blessés. Sans jambes, sans mains, le ventre déchiré, la poitrine lacérée, les yeux arrachés. Vous comprenez cela ? J’en suis très heureux. Ainsi, vous pourrez comprendre ceci !
     Avec souplesse, de façon surprenante pour son âge, il se jeta au sol et se mit en équilibre sur les mains, ses pieds oscillant en l’air. Sa blouse blanche se retroussa vers le bas, le sang envahit son visage et, me fixant d’un air têtu, de son regard étrangement renversé, il lança avec peine des paroles saccadées :
     — Et cela… vous le… comprenez aussi ?
     — Arrêtez, dis-je avec effroi, autrement je crie !
     Il se remit sur ses pieds, reprenant sa position naturelle, se rassit à mon chevet et, soufflant lourdement, observa d’un ton sentencieux :
     — Et personne ne comprend cela.
     — Il y a eu encore des coups de feu hier.
     — Il y a eu des échanges de tirs hier. Avant-hier également, acquiesça-t-il.
     — Je veux rentrer à la maison ! dis-je avec angoisse. Mon cher docteur, je veux rentrer à la maison. Je ne peux pas rester ici. je commence à ne plus croire qu’il existe une maison où l’on se sent si bien.
     Pensant à quelque chose, il ne répondait pas, et je me mis à pleurer :
     — Seigneur, je n’ai plus de jambes : j’aimais tant aller à bicyclette, marcher, courir, et maintenant me voilà sans jambes. Je balançais mon fils sur ma jambe droite, et il riait, à présent… Soyez maudits ! pourquoi y aller ? Je n’ai que trente ans… Soyez maudits !
     Et je sanglotais, je sanglotais en pensant à mes chères jambes, mes rapides et fortes jambes. Qui me les avais enlevées, qui avait osé faire cela ?!
     — Écoutez, dit le docteur en regardant de côté. Hier, j’ai vu arriver chez nous un soldat devenu fou. Un soldat ennemi. Il était tout nu ou presque, couvert de bleus et d’égratignures, avec ça affamé comme une bête ; hirsute, comme nous tous, l’air d’un fauve, d’un primitif, d’un singe. Il gesticulait, grimaçait, chantait et criait, prétendait se battre. On lui a donné à manger et on l’a renvoyé d’où il venait, dans la campagne. Que pourrait-on en faire ? Ils errent par les collines, en tous sens, de jour comme de nuit, en loques, tels des spectres sans route définie, sans but ni port d’attache. Ils gesticulent, rient aux éclats, crient et chantent, et, lorsqu’ils se rencontrent, se battent ou parfois passent leur chemin sans s’apercevoir. De quoi se nourrissent-ils ? De rien, sans doute, à moins que ce ne soit de cadavres, de concert avec les bêtes sauvages, avec ces gros chiens bien gras, redevenus sauvages qui se battent et hurlent des nuits entières sur les collines. La nuit, pareils à des oiseaux réveillés par la tempête, à des papillons monstrueux, ils se rassemblent autour d’un feu : il suffit qu’un feu de camp ait été allumé pour lutter contre le froid, pour qu’une demi-heure plus tard grandisse à côté une horde d’une dizaine de silhouettes déguenillées, criardes et sauvages, tels des singes transis de froid. On leur tire dessus, parfois par erreur, parfois intentionnellement, quand on est à bout de patience à cause de leurs cris effrayants et insensés… 
     — Je veux rentrer à la maison ! criai-je en me bouchant les oreilles.
     Et de nouvelles paroles effrayantes percèrent mon cerveau comme à travers de la ouate, étouffées comme si c’était une illusion :
     — … Il y en a beaucoup. Ils meurent par centaines dans les précipices, dans les fosses à loups, préparées à l’intention de gens intelligents et sains d’esprit, sur les restes de barbelés et de pieux ; ils prennent part à des combats dans les règles, sensés, et se battent comme des héros – se portant toujours en avant, intrépides ; mais ils abattent souvent les leurs. Ils me plaisent. À l’instant, je ne fais que perdre un peu l’esprit, c’est pourquoi je reste assis à causer avec vous, mais quand j’aurai définitivement perdu la raison, j’irai dans la plaine : j’irai dans la plaine et je lancerai un appel ; je lancerai un appel et rassemblerai autour de moi ces braves, ces chevaliers sans peur, et je déclarerai la guerre au monde entier. En une troupe joyeuse, avec de la musique et des chants, nous entrerons dans les villes et les villages, et là où nous passerons, tout sera rouge, tout voltigera et dansera comme le feu. Ceux qui n’auront pas péri se joindront à nous, et notre armée de braves ira en grandissant comme une avalanche et nettoiera le monde entier. Qui a dit qu’il ne fallait pas tuer, incendier et piller ?…
     Il criait presque, ce docteur fou, et son cri réveilla la douleur endormie des gens ayant la poitrine enfoncée, le ventre déchiré, les yeux arrachés et les jambes coupées. Un gémissement plaintif et grinçant remplit toute la salle, de partout se tournèrent vers nous des visages blêmes, jaunes, émaciés, certains sans yeux, d’autres défigurés de façon si monstrueuse qu’ils semblaient revenir de l’enfer. Ils écoutaient en gémissant et, par la porte ouverte, se montrait l’ombre noire et informe qui s’était levée sur le monde, tandis que le vieux fou criait en étendant les bras :
     — Qui a dit qu’il ne fallait pas tuer, incendier et piller ? Nous tuerons, nous pillerons et nous incendierons. Notre troupe joyeuse et insouciante de braves détruira tout : leurs édifices, leurs universités et leurs musées ; en joyeux gars aux rires enflammés, nous danserons sur les ruines. Je déclare l’asile d’aliénés notre patrie ; ceux qui n’ont pas encore perdu la raison, je les déclare nos ennemis et des fous ; et lorsque je règnerai, grand, invincible et gai, sur le monde, quand je serai son unique seigneur et maître, quel rire joyeux résonnera dans l’univers !
     — Le rire rouge ! criai-je en l’interrompant. Sauvez-moi ! J’entends à nouveau le rire rouge !
     — Mes amis ! reprit le docteur à l’adresse des ombres gémissantes et estropiées, mes amis ! Nous aurons une lune rouge rouge et un soleil rouge, les bêtes sauvages auront le pelage d’un rouge joyeux, et nous écorcherons tous ceux qui seront trop blancs, tous ceux qui seront trop blancs… Vous n’avez jamais essayé de boire du sang ? Le sang est un peu poisseux, un peu tiède, mais il est rouge, et son rire est si gaiement rouge !…

Notes

  1. Sans doute les combats dans les Balkans lors de la guerre russo-turque. A. Kouprine les évoquera aussi, quelques années après Andreïev, dans Le bracelet de grenats.
  2. Rencontrée chez l’autre docteur et chez l’élève-infirmier, au quatrième fragment.

À suivre...

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Répertoire général des traductions de ce blog :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire

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