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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 5 novembre 2025

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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L'Acajou (Boris Pilniak) – Fin

La fin de cette nouvelle de 1929.

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Chapitre quatrième

     … Et à la même époque, deux jours après les frères Bezdiétov, arriva en ville l’ingénieur Akim Skoudrine, le plus jeune fils de Iakov Karpovitch1. Il s’installa chez ses tantes Kapitolina et Rimma, et n’alla pas voir son père. L’ingénieur Akim n’était pas venu pour affaires, il avait une semaine de libre.
     … Kapitolina Karpovna va à la fenêtre. La province. L’enceinte de briques rouges, en ruine, est adossée, à un angle, à une maison ocre à belvédère, et à l’autre à une église ; au-delà, il y a une place, un poids public2, encore une église. Il pleut. Un cochon renifle une mare. Au coin de la rue s’est montrée une citerne à eau3. Un portillon a laissé sortir Klavdia, qui porte des bottes graissées, un long manteau noir, et un fichu bleu foncé : tête baissée, elle a traversé la rue, passé sous l’enceinte en ruines, tourné au coin pour aller vers la place. Kapitolina Karpovna a les yeux clairs, elle suit longuement Klavdia du regard. Derrière la cloison, Rimma Karpovna donne à manger à sa petite fille, la fille de son aînée Varvara4. La pièce est très pauvre et très propre, tout y est bien rangé, tout repose dans le même ordre depuis des décennies, comme cela doit être chez une vieille fille, une demoiselle devenue vieille : le lit étroit, la petite table de travail, la machine à coudre, le mannequin, les rideaux. Kapitolina Karpovna va à la salle à manger.
     « Rimmotchka5, allez, je vais faire manger la petite. J’ai vu sortir Klavdia. Varia est sortie, elle aussi ? »
     Ces deux vieilles, Kapitolina et Rimma6, étaient lingères et couturières de profession, en cela héritière d’une tradition bourgeoise très ancienne. Leurs vies étaient simples comme leurs lignes de vie, sur la paume de leur main gauche. Elles avaient une année de différence, Kapitolina était l’aînée. Et la vie de Kapitolina était remplie de la dignité de la morale bourgeoise. Toute sa vie s’était passée au vu et au su de la ville entière, et selon ses règles. C’était une petite-bourgeoise honorable. Elle savait, comme la ville entière le savait, que tous ses samedis étaient passés en vigiles7, et qu’elle avait passé ses journées penchée sur des corsages à broder ou à recoudre, et aussi des chemises, des milliers de chemises, qu’aucun étranger ne l’avait jamais embrassée, mais elle était la seule à connaître cette souffrance du vin de la vie devenu aigre, ces pensées qui mettent des rides au cœur : il y avait eu dans sa vie et l’adolescence et la jeunesse, et l’été de la Saint-Martin, mais elle n’avait jamais été aimée et n’avait jamais connu le péché. Elle était restée un exemple pour les lois de la ville entière, jeune fille, vieille fille laiissant sa vie s’aigrir de chasteté – honte du sexe, devant Dieu et la tradition. La vie de Rimma Karpovna, également lingère, avait pris un tour différent. Cela remontait à vingt-huit ans en arrière, cela avait duré trois ans : trois années honteuses, de quoi garder l’opprobre toute sa vie. C’était alors que Rimma avait dépassé la trentaine et prenait de l’âge, la perte de sa jeunesse semant en elle le désespoir. Il y avait en ville un fonctionnaire du Trésor, acteur amateur, bel homme et sale type. Il était marié, avait des enfants, et c’était un ivrogne. Rimma en tomba amoureuse et ne lutta pas contre son amour. Tout cela était honteux. On trouvait dans cet amour tout ce qui déshonorait une femme au regard des lois de la morale du coin, et tout avait tourné au désastre. Aux alentours se trouvaient des forêts qui auraient pu habiter son secret : elle se donna à cet homme une nuit sur un boulevard quelconque, elle eut honte de ramener chez elle son pantalon déchiré, sali, avec srtout des taches de sang, elle le cacha dans un buisson _ il fut découvert et divulgué au matin par des gamins –, et pas une fois, durant ces trois années, elle ne retrouva son amant sous le toit d’une maison, c’était toujours dans les bois ou dans la rue, dans des ruines de maisons, des péniches désertes, et ce même l’automne et en hiver. Son frère, Iakov Karpovitch, flanqua sa sœur dehors en la reniant, jusqu’à sa sœur Kapitolina qui se prononça contre elle. En ville, on la montrait du doigt, on ne voulait plus la connaître. La femme légitime de l’acteur-agent du Trésor venait la battre, et incitait les gars des faubourgs à en faire de même, et la ville, de par ses lois, prenait le parti de la femme légitime. Rimma mit au monde une fille, Varvara, honte et attestation de sa honte. Rimma eut une deuxième fille, Klavdia, seconde attestation de sa honte. L’acteur-agent du Trésor quitta la ville. Rimma resta seule avec ses deux enfants, dans une misère noire et couverte d’opprobre, c’était alors une femme ayant une bonne trentaine d’années. Et voilà , près de trente ans se sont écoulés depuis ce temps. Sa fille aînée, Varvara, est mariée, c’est un mariage heureux, et elle a déjà deux enfants : Rimma Karpovna a deux petits enfants. Le mari de Varvara a un emploi. Varvara également. Rimma Karpovna est à la tête d’une grande maisonnée, elle a fondé une famille. Et Rimma Karpovna, bonne vieille, est contente de sa vie. Elle s’est tassée en vieillissant, et a grossi en étant heureuse. La petite vieille replète a de même de bons yeux pleins de vie. Et Kappitolina Karpovna ne pense plus qu’à Rimma, à Varvara, à Klavdia et aux petits-enfants : sa chasteté et sa probité devant toute la ville se sont avérées vaines. Kapitolina Karpovna n’a pas de vie propre.
     Kapitolina Karpovna dit :
     « Rimmotchka, allez, je vais faire manger à la petite. J’ai vu sortir Klavdia. Varia est sortie, elle aussi ? »
     Derrière les fenêtres, c’est la province, l’automne, la pluie. La poulie de la porte de l’entrée grince à ce moment, un homme tape du pied pour faire tomber de ses bottes la boue humide, et il entre dans la pièce en regardant autour de lui dd’un air d’impuissance, comme tous les myopes ayant quitté leurs lunettes. C’est l’ingénieur Akim Iakovlévitch Skoudrine, ressemblant trait pour trait à ce qu’était son père, cinquante ans plus tôt. On ne sait pas pourquoi il est venu.
     « La santé pour vous8, mes chères tantes ! » dit Akim, et la première qu’il embrasse est sa tante Rimma.
     La province, la pluie, l’automne et le samovar de Russie.
     … L’ingénieur Akim n’était pas venu pour affaires. Ses tantes l’accueillirent avec le samovar, des galettes vite confectionnées et cette cordialité de la province russe. Akim n’alla pas voir son père, pas plus que les autorités. Le gémissement des cloches à l’agonie s’étendait sur la ville, les rues se portaient à merveille, avec leurs plantes médicinales. Akim resta vingt-quatre heures, puis partit en constatant que sa terre natale ne lui était pas nécessaire : la ville ne l’acceptait pas. Il passa la journée avec ses tantes, à lisser vainement sa mémoire vagabonder à traverrs le temps, au milieu de la cruelle misère de ses tantes, de leurs affaires, de leurs pensées, de leurs rêves. Dans la maison, tout était comme vingt ans, comme vingt-cinq ans plus tôt, et le mannequin qui l’effrayait pendant son enfance ne lui faisait plus peur. Au crépuscule, Klavdia revint de son école. Ils s’assirent côte à côte sur le divan, en cousins séparés par dix ans d’âge.
     « Ça va la vie ? » demanda Akim.
     Ils parlèrent de broutilles, puis Klavdia attaqua le sujet qui lui tenait à cœur, elle en parlait très simplement. Elle était  très belle et très sereine. Le crépuscule se fit plus lent, et plus sombre.
     « Je veux te demander ton avis, dit Klavdia. J’attends un enfant. Je ne sais pas quoi faire : je ne sais pas qui est le père.
     — Comment ça, tu ne sais pas qui est le père ?
     — J’ai vingt-quatre ans, dit Klavdia. Au printemps, j’ai décidé qu’il était temps pour moi de devenir une femme, et je le suis devenue.
     — Mais tu as un chéri ?
     — Un, non. Il y en a eu plusieurs. J’étais curieuse, j’ai fait cela par curiosité, et aussi parce qu’il était temps pour moi, à vingt-quatre ans. »
     Akim ne vit pas quelles questions poser encore.
     « Ce n’était pas l’amour pour quelqu’un qui comptait, j’étais surtout intéressée par mes émotions. Je me suis choisi différents hommes, pour tout connaître. JJe ne voulais pas être enceinte, le sexe est une joie, et je ne pensais pas à avoir un enfant. Mais je me suis retrouvée enceinte, et j’ai décidé de ne pas avorter9.
     — Et tu ne sais pas de quel homme il s’agit ?
     — Je ne peux pas décider qui c’est. Mais pour moi, cela n’a pas d’importance.  Me voilà mère. Je me débrouillerai, l’État m’aidera, quant à la morale… Je ne sais pas ce que c’est, on m’a fait perdre le sens de cette notion. Ou alors, j’ai ma propre morale. Je réponds seulement de moi. Pourquoi se donner serait-il immoral ? Je fais ce que je veux, et n’ai de comptes à rendre à personne. Un homme ? Je ne veux l’obliger à rien, les hommes, c’est bon seulement quand j’en  ai besoin, et quand ils sont entièrement libres; Je n’ai pas besoin d’un mari en pantoufles pour avoir un enfant. Les gens m’aideront, j’ai confiance dans les gens. Les gens aiment les personnes fières et qui ne sont pas à leur charge. Et l’État m’aidera. J’ai été intime avec ceux qui me plaisaient, parce que cela me plaisait ; je vais avoir un fils ou une fille. À présent, je ne me donne à personne, je n’en ai pas besoin. Hier, je me suis soûlée une dernière fois. Je te le dis comme je le pense. Cela me dégoûte, de m’être soûlée hier. Bon, maintenant, l’enfant aura peut-être besoin d’un père. Tu as quitté ton père, moi je suis née sans mon père, et je n’ai jamais rien entendu à son sujet que des saletés, pendant mon enfance, cela me blessait et j’en voulais à ma mère. Et j’ai tout de même décidé de ne pas avorter, mon ventre est rempli de l’enfant, c’est même une plus grande joie que de… je suis jeune et forte.
     Akim n’arrivait pas à rassembler ses idées. Par terre, sous ses yeux, s’étendaient des sentes de chiffons, des sentiers de pauvreté et de vie mesquine. Klavdia était sereine, belle, forte, en pleine santé et très belle. Dehors, tombait une pluie fine. Le communiste Akim voulait voir advenir un nouveau mode de vie : il était fort ancien, ce mode de vie. Mais la morale de Klavdia était pour lui une extraordinaire nouveauté – et n’était-elle pas juste, si Klavdia voyait ainsi les choses ?
    Akim dit :
     « Mets-le au monde. »
     Klavdia se pencha vers lui, mit la tête sur son épaule, replia ses jambes, devint faible et intime.
     « Je suis très sensuelle, dit-elle. J’aime manger, j’aime me laver, j’aime faire de la gymnastique, j’aime que Bouboule, notre chien, me lèche les mains et les pieds. Cela m’est agréable, quand je m’égratigne les genoux jusqu’au sang… Mais la vie est une grande chose qui m’entoure, je ne m’y retrouve pas, je ne comprends pas la révolution, mais j’y crois, à la vie, au bon petit soleil et à la révolution, et je suis sereine. Je m’y retrouve seulement dans ce qui me concerne. Le reste ne m’intéresse même pas. »
     Un matou traversa le paillasson en direction du divan et sauta en habitué sur les genoux de Klavdia. Dehors, il faisait nuit. De l’autre côté de la cloison, une lampe s’alluma et la machine à coudre entra en action. Dans l’obscurité, la paix était venue.
     Le soir, Akim alla voir son oncle Ivan, celui qui avait troqué son nom de Skoudrine pour celui d’Ojogov. . Le propre à rien Ojogov quitta le four pour aller à la rencontre de son neveu. Les briquèteries ressemblent toujours à de mystérieux lieux de destruction, parce que le terrain est défoncé tout autour et que les hangars à briques sont longs et bas de toiture. Le propre à rien était soûl. Il n’y avait pas moyen de discuter avec lui, mais la visite de son neveu lui faisait très plaisir. Il tenait à peine sur ses jambes et tremblait comme un chien.
     Le propre à rien emmena son neveu sous l’auvent du hangar à briques.
     « Il est venu, il est venu », murmurait-il en serrant ses mains tremblantes contre sa poitrine frissonnante.
     Il renversa une brouette et y fit fit asseoir son neveu.
     « On t’a chassé ? questionna-t-il joyeusement.
     — D’où ? demanda Akim.
     — Du Parti, dit Ivan Karpovitch.
     — Non.
     — Non ? On ne t’a pas chassé ? répéta Ivan, le chagrin perçant dans sa voix, mais il conclut vivvement : Eh bien, si ce n’est pas maintenant, on t’exclura plus tard, on chassera tous les léninistes et trotskistes ! »
     Ivan Karpovitch continua à délirer : dans ce délire, il parlait de sa commune, racontait qu’il avait été le premier président du Comité exécutif, évoquait ces années-là et racontait comment elles avaient péri, ces années terribles, et comment, ensuite, on l’avait chassé de la révolution, et que lui, maintenant, allait voir les gens pour les obliger à verser des larmes, à se souvenir et à aimer ; il reparla de sa commune, de l’égalité et de la fraternité qui y régnaient ; il affirmait que le communisme, c’est de l’amour en premier lieu, une attention soutenue de l’homme pour l’homme, de l’amitié, de l’entente et de la collaboration, que le communisme, c’est le renoncement aux choses, que le vrai communisme doit mettre au premier plan l’amour et le respect de l’homme et… les gens. le petit vieux propret tremblait en plein vent et attrapait le col de sa veste de sas mains maigres et elles aussi tremblantes. La cour de la briqueterie confirmait l’idée de démolition. L’ingénieur Akim Skoudrine était la chair de la chair d’Ivan Ojogov…  Misérables, devins, mendiants, chantres édifiants, nouveaux Lazare, pélerins et pèlerines, indigents, faux bigots, coquillards, prophètes, idiots et idiotes, innocents : autant de synonymes pour le pain quotidien de la Sainte Russie, enfuie dans l’éternité : les mendiants de la Sainte Russie, les fols-en-Christ. Ces   faisaient le charme de la vie de tous les jours, c’était la fraternité christique des gens priant pour le monde. Devant l’ingénieur Akim se tenait un misérable mendiant, un Lazare innocent, un innocent de la Russie soviétique, héraut de la justice, priant pour le monde et le communisme. L’oncle Ivan devait être schizophrène, il avait sa marotte : il parcourait la ville, allait voir les gens connus de lui comme les inconnus, et leur demandait de pleurer, il tenait des propos enflammés, des discours de fous sur le communisme, et, sur les marchés, ces discours faisaient pleurer bien des gens, il faisait le tour des institutions, et les mauvaises langues racontaient en ville que certains chefs se passaient de l’oignon sur les yeux pour gagner, à travers les propres à rien, la popularité qui leur était indispensable. Ivan craignait les églises et maudissait les popes sans les craindre. Les slogans d’Ivan étaient les plus à gauche, en ville. On révérait en ville Ivan comme on avait appris, en Russie, durant des siècles, à révérer les innocents, ceux de la bouche de qui sort la vérité, et qui sont prêts à mourir pour elle. Ivan buvait, se détruisait par l’alcool. Il avait rassemblé autour de lui des gens comme lui, chassés par la révolution, mais qui étaient à l’origine de la révolution. Ils avaient trouvé leur place dans le souterrain, il y avait entre eux un communisme authentique, une vraie fraternité, une égalité et une amitié véritables. Et chacun d’eux était fou à sa façon : l’un entretenait une correspondance avec les prolétaires de Mars, un autre proposait de pêcher tout le poisson adulte de la Volga et de construire sur le fleuve des ponts métalliques que l’on paierait avec les poissons, un troisième rêvait d’installer le tramway en ville.
     « Pleure ! » dit Ivan.
     S’arrachant à ses pensées, Akim n’avait pas compris Ivan.
     « Que dis-tu ? demanda-t-il.
     — Pleure, Akim, pleure tout de suite sur le communisme perdu ! cria Ivan, qui serra ses mains contre sa poitrine et y laissa retomber sa tête, comme le font les gens en train de prier.
     — Oui, oui, je pleure, oncle Ivan ! « répondit Akim. Il était grand, costaud, massif. Il se leva à côté d’Ivan et embrassa son oncle.
     La pluie cinglait. L’obscurité de la briquèterie renforçait l’idée de démolition.
     Akim revint de chez les propres à rien en passant par la ville, en traversant la place du marché. De la lumière brillait à une fenêtre solitaire. C’était la maison de l’original à la tête du musée. Akim s’approcha de la fenêtre ; il avait autrefois fait des fouilles avec le conservateur dans les souterrains du kremlin de la ville. Il allait frapper à la fenêtre, mais il arrêta son geste en voyant un étrange spectacle. La pièce était encombrée d’aubes, d’orarions10, de soutanes et de chasubles. Deux personnes étaient assises au milieu de la pièce : le conservateur versait de la vodka  d’une bonbonne de trois litres11 et portait le petit verre aux lèvres d’un homme nu, ce dernier ne remuant pas un seul muscle. une couronne se trouvait sur la tête de l’homme nu. Et Akim s’aperçut à ce moment que le conservateur buvait tout seul, sans autre compagnie que celle d’une statue de bois du Christ assis. Le Christ était taillé dans le bois, et de la taille d’un homme. Akim se souvint : enfant, il avait vu ce Christ au monastère divin12, c’était une œuvre du dix-septième siècle13. L’administrateur buvait sa vodka en compagnie du Christ, en amenant le verre de vodka aux lèvres du Christ de bois. Il avait déboutonné sa redingote à la Pouchkine, et ses favoris étaient en désordre. Avec sa couronne d’épines, le Christ nu semblait à Akim bien vivant.
     Tard dans la nuit, Akim reçut lla visite de sa mère, Maria Klimovna. Les tantes sortirent de la pièce. la mère arriva dans ses vêtements de tous les jours, elle accourut en ayant jeté un châle sur ses épaules. Elle portait des lunettes attachées par un cordon, afin de mieux voir son fils. L mère avait la solennité des moments de communion. Elle étreignit son fils, serra sa poitrine desséchée contre celle de son fils, passa ses doigts osseux dans les cheveux de son fils et serra sa tête contre le cou de son fils. Très grave, elle ne pleurait mêm pas. Sans en croire ses yeux, elle promenait ses doigts sur son fils. Et elle le bénit.
     « Tu ne viendras pas nous voir, fiston ? » demanda la mère.
     Le fils ne répondit pas.
     « Alors pourquoi, ai-je vécu, moi ? »
     Le fils savait que son père battrait sa mère s’il apprenait qu’elle était venue le voir. Le fils savait que sa mère restait de longues heures dans l’obscurité, tandis que son père dormait, et qu’alors elle pensait à son fils, à lui. Le fils savait que sa mère ne lui cacherait rien – et ne lui raconterait rien, absolument rien de nouveau, le passé demeurait le maudit passé, mais sa mère, quelle mère c’était ! Unique, merveilleuse, ravissante, telle était sa mère, martyre et bagnarde, et familière de toute sa vie. Et le fils ne répondit rien à sa mère, il ne lui dit rien.
     Au matin, l’ingénieur Akim s’en alla. Le vapeur partait le soir, il fit cinquante verstes en voiture pour attraper le train de nuit. On lui donna un tarantass et une paire de bais. Le temps était changeant : tantôt pluie, tantôt soleil et ciel bleu. Le chemin suivait la grand-route de Moscou. La boue couvrait le moyeu des roues et les genoux des chevaux. On traversait d’épaisses forêts maussades, humides et silencieuses. Vieux et taciturne, le cocher dépassait de son siège. Les chevaux allaient au pas. À mi-chemin, alors qu’Akim s’inquiétait déjà, craignant de manquer son train, on s’arrêta pour nourrir les chevaux. À la buvette coopérative, on lui dit qu’on ne vendait pas de vodka, mais ils en dénichèrent en face, chez le cabaretier, secrétaire du Comité rural. Le cocher but un coup et devint loquace. Il raconta sa vie de façon fastidieuse, expliquant qu’il avait travaillé trente ans dans la viande, comme il disait, et avait abandonné ce boulot, faute de besoin, depuis la révolution. Une fois complètement soûl, le cocher se mit à s’étonner, rapport au pouvoir : « Tout de même, attends voir, que Dieu me pardonne, trente ans dans la viande et volà le commissaire qui arrive et qui règle tout en trois semaines, au bout de trois semaines il a destitué mon frère, qui était dans la farine, et mon frère, dans la farine depuis trente ans lui aussi, il était plutôt spécialiste ! » Impossible de savoir si le cocher s’étonnait pour de bon, ou s’il faisait de l’ironie. Les chevaux une fois nourris, on repartit, de nouveau en silence.
     L’ingénieur Akim était trotskiste, sa fraction avait été anéantie. Sa ville natale s’était déjà révélée sans nécessité pour lui : il s’était donné cette semaine pour réfléchir. Il lui fallait réfléchir au destin de la révolution et à celui de son parti, à son propre destin de révolutionnaire, mais les pensées ne lui venaient pas. En regardait les forêts, il songeait à la forêt, aux coins perdus, aux marais. Regardait-il le ciel, il pensait au ciel, aux nuages, aux espaces. Les chevaux avaient depuis longtemps les flancs couverts d’écume, leurs souffles fatigués gonflaient leurs ventres. La boue du chemin tournait au bourbier, de petits lacs se formaient, précisément parce que la route passait là. Le crépuscule était déjà là. La forêt restait silencieuse. Des forêts et des chemins s’étirant sur des milliers de verstes, les pensées d’Akim en arrivèrent à ses tantes Kapitolina et Rimma, et, pour la millième fois, Akim approuva la révolution. La tante Kapitolina avait mené ce qu’on appelle une vie honnête, elle n’avait enfreint les lois de la ville et sa morale, et sa vie s’avérait vaine et parfaitement inutile. Sur le passeport de la tante Rimma, il était écrit – comme il eût été écrit sur celui de la Vierge Marie, si elle avait vécu en Russie avant la révolution – « Fille-mère ayant deux enfants », les enfants de Rimma étaient sa honte et son chagrin. Mais son chagrin était devenu son bonheur  et sa dignité, sa vie était pleine, comblée, la tante Rimma était heureuse, elle, et la tante Kapitolina vivait du bonheur de sa sœur, sans avoir de vie à elle. Il ne fallait avoir peur de rien, il fallait se mettre à l’ouvrage, tout ce qui était fait, même les choses amères, pouvaient devenir un bonheur, tandis que le néant restait le néant. Et Klavdia n’était-elle pas plus heureuse que sa mère ? Du fait de ne pas savoir qui était le père de son enfant, tandis que sa mère savait qu’elle avait aimé une canaille. Akim repensa à son père : mieux eût valu ne pas le connaître ! Et Akim se surprit à se dire qu’en songeant à son père, à Klavdia et à ses tantes, il ne pensait pas à eux, mais à la révolution. Pour lui, la révolution était l’origine de sa vie, et sa vie elle-même – ainsi que sa fin.
     Les chemins et les bois devenaient plus sombres. On sortit des bois pour se retrouver dans la campagne. Le couchant mourait depuis longtemps des mille blessures rougeoyantes du coucher de soleil. On allait à travers des champs qui étaient les mêmes que cinq cents ans plus tôt, on entra dans un village en traînant dans des boues du dix-septième siècle. Après le village, la route descendit dans un ravin, on traversa un pont, derrière lequel s’étendant une mare qui s’avéra infranchissable. On y entra. Les chevaux s’élancèrent, puis s’arrêtèrent. Le cocher les fouetta. Les chevaux tirèrent, sans avancer. Il n’y avait pas moyen de s’extraire de cette boue, le tarantass était embourbé au milieu de la mare, la roue avant, à gauche, était enlisée pllus haut que l’esse16. Le cocher trouva moyen de frapper la croupe du limonier17 avec sa botte, le cheval tira et tomba en écrasant de son poids le brancard et se retrouva dans la vase jusqu’au collier. Le cocher fouetta les chevaux jusqu’à ce qu’il comprît que le bricolier ne pouvait pas se relever ; il descendit alors dans la boue pour dételer le cheval. Il fit un pas et sa jambe eut de la boue jusqu’au genou, il avança l’autre jambe et s’embourba, il ne pouvait en retirer ses jambes, qui sortirent de ses bottes, lesquelles restèrent dans la vase. Le vieux perdit l’équilibre et s’assit dans la mare. Il se mit à pleurer à chaudes larmes, des larmes hystériques d’impuissance, de rage et de désespoir, ce spécialiste de l’abattage des bœufs et des vaches.
     Le trotskiste Akim rata son train, comme il avait raté le train de son époque18.

Notes

  1. Revoir le chapitre deuxième, si vous êtes perdu !
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Poids_public
  3. Le substantif du texte signifie « porteur d’eau », mais le verbe signale l’emploi d’une voiture – hippomobile autrefois, peut-être motorisée depuis…
  4. La lettre « B » en russe se lit « V ». Varvara, c’est Barbara… Varia, trouvé un peu plus loin, en est le diminutif.
  5. Pour Rimma, forme caressante.
  6. Étant sœurs, elles ont le même patronyme : Karpovna. Leur père, également celui de Iakov Karpovitch, se prénommait Karp : Carpos est un disciple de Paul et mourut en martyr vers le milieu du premier siècle. Le texte russe met le patrronyme des deux sœurs au pluriel, ce qui est impossible en français.
  7. Offices du soir, analogues aux complies chez les catholiques.
  8. Formule pour dire bonjour à un aîné ou un supérieur, la où « Bien le bonjour » serait trop familier.
  9. Au cours des années vingt, l’avortement était parfaitement légal en URSS, ce qui ne semble pas avoir freiné l’essor de la natalité pendant la NEP :
    https://www.persee.fr/doc/adh_0066-2062_1990_num_1990_1_1783
  10. Voir la note 7 du chapitre deuxième. C’est au début de ce chapitre qu’on a rencontré le conservateur du musée.
  11. Dans le texte : d’un quart (de seau). Le seau faisait à peu près douze litres.
  12. Inventé par l’auteur pour qu’on ne l’embête pas. S’il est situé à Ouglitch, on a le choix entre, notamment, le monastère Alexeïevitch et le monastère de la Résurrection. Jacques Catteau écrit : « le monastère du Miracle ».
  13. Jacques Catteau signale que déjà à cette époque, l’église orthodoxe interdisait ce genre de statue. Il faut y voir, selon lui, un résidu de traditions païennes, qu’on trouve dans l’Oural, du côté de Perm et dans la république des Komis.
  14. Sans garantie. Le verbe est introuvable.
  15. Rappel : https://fr.wikipedia.org/wiki/Tarantass
  16. https://www.cnrtl.fr/definition/esse
  17. Cheval d’attelage.
  18. Allégence à Staline, désormais vainqueur, ou smple précaution visant à permettre la parution de la nouvelle ? Publiée à l’étranger, la nouvelle provoqua un tollé, et l’auteur écrivit à Staline une lettre auto-critique..


Chapitre cinquième

     L’art de l’acajou fut un art anonyme, un art de choses. Ses maîtres s’enivraient à en mourir, et leurs œuvres leur survivaient ; auprès d’elles, on aimait et on mourait, elles conservaient les secrets des chagrins et des joies, des amours et des affaires. Élisabeth1, Catherine, c’est le rococo, le baroque. Paul, cc’est comme un chevalier de Malte, c’est le style austère, la sérénité austère, l’acajou sombrement bruni, le cuir vert, les lions et les griffons noirs. Alexandre, c’est le style Empire, les classiques, l’Hellade. Les gens meurent, mais les choses continuent à vivre, et de ces choses anciennes émanent les « fluides » de l’ancienneté, des époques révolues. En 1928, à Moscou, à Leningrad, dans les chefs-lieux de provinces, apparurent des magasins d’antiquités assurant la vente et l’achat de l’ancien, au travers des monts-de-piété, des magasins d’État, du Fonds d’État et des musées : en 1928, il y avvait beaucoup de collectionneurs de « fluide ». Les gens achetant des choses anciennes après les coups de tonnerre de la révolution, en choisissant cet ancien pour leur intérieur, respiraient la vie vivant encore dans ces choses mortes. et Paul était à l’honneur, le chevalier de Malte rectiligne et austère, sans bronze ni volutes.
     Les frères Bezdiétov habitaient, à Moscou, rue Vladimir Dolgoroukov2, rue de l’Equarrissage, comme s’appelait jadis cette rue. Ils étaient antiquaires, restaurateurs – et c’étaient bien sûr des « originaux ». De telles gens sont toujours solitaires et taciturnes. Ils s’enorgueillissent de leurs ouvrages, à l’instar des philosophes. Les frères Bezdiétov habitaient dans un sous-sol; c’étaient des originaux. Ils restauraient des articles datant de Paul, de Catherine, d’Alexandre, de Nicolas, et des originaux-collectionneurs venaient chez eux pour examiner l’ancien et le travail, évoquer l’ancien et l’art des ébénistes, respirer l’ancien et acheter la chose ancienne sur laquelle ils auraient jeté leur dévolu. Quand des originaux-collectionneurs achetaient quelque chose, cet achat était arrosé de cognac sorti d’une bouteille et reversé dans un flacon datant de Catherine, et bu dans un petit verre de diamant d’un ancien service impérial.
    … Mais là-bas, près du pont Skoudrine, il ne se passe rien.
     La ville est une version russe de Bruges et de Kamakura.
     Iakov Karpovitch se réveillait à minuit, allumait la lampe, mangeait et récitait la Bible, qu’il connaissait par cœur, comme toujours depuis quarante ans. le matin, venaient voir le vieillard ses amis et les solliciteurs, des moujiks pour les derniers, car Iakov Karpovitch était délégué-intercesseur aux affaires paysannes. ces années-là, les moujiks restaient perplexes au sujet d’une chose incomprise par eux, un dilemme problématique, selon l’expression de Iakov Karpovitch. Cette incompréhension du problème partageait les moujiks en deux parts sensiblement égales3. Cinquante pour cent des moujiks se levaient à trois heures du matin et se couchaient à onze heures du soir, et travaillaient tous sans relâche, du plus petit au plus grand ; ils examinaient dix fois une génisse avant de l’acheter ; ils ramenaient chez eux le bois mort trouvé sur le chemin ; leurs izbas étaient en bon état, leur bétail soigné et bien nourri, comme ils étaient eux-mêmes bien nourris et plongés dans le travail jusqu’au cou; Ils payaient à l’État ponctuellement leurs impôts en nature et les autres redevances, et ils craignaient le pouvoir ; pour autant, ils passaient pour des ennemis de la révolution, ni plus ni moins. Les cinquante autres pour cent possédaient chacun une izba endommagées par le vent, une vache décharnée et une brebis galeuse, rien de plus ; au printemps, l’État leur prêtait des semences dont ils mangeaient la moitié, faute d’avoir leur propre pain, et disséminaient l’autre moitié, en les éparpillant n’importe comment ; du coup, à l’automne, rien n’avait poussé, ce qu’ils expliquaient devant les autorités par le manque de fumier – dû aux vaches décharnées et aux brebis galeuses –, l’État les dispensait de l’impôt en nature et du remboursement des semences, avec ça, ils passaient pour des amis de la révolution. Les moujiks « ennemis » soutenaient, au sujet des « amis », qu’environ trente-cinq pour cent de ces derniers étaient des ivrognes (et là, bien sûr, il était difficile de savoir si la misère était due à l’ivrognerie ou l’inverse), que cinq pour cent étaient des malchanceux (mais on ne peut pas compter seulement sur la chance !) et que soixante pour cent étaient des fainéants, des moulins à paroles, des philosophes, des paresseux et des empotés. Dans les campagnes, on pressurait tant et plus les « ennemis » pour les transformer en « amis », les privant du même coup de la possibilité de payer les iimpôts en nature et transformant leurs izbas en choses exposées à tous les vents. Iakov Karpovitch rédigeait des lettres sentimentales et inutiles. Il recevait la visite d’un ennemi de la patrie, un homme ayant perdu l’esprit, Vassili Vassiliévitch. Celui-ci était, avant la révolution, secrétaire du bureau du zemstvo4, et s’était pllongé assidûment dans la lecture de livres d’agronomie. En 1920, il était passé sur le terrain, on lui avait donné un déciatine6 de terre et il y était allé, à quarante ans, avec ses bras nus et son cœur enflammé : en 1923, à l’Exposition agricole panrusse, il reçut, sur le papier, la médaille d’or, et les félicitations du Commissariat du peuple à l’agriculture pour sa vache, son lait et sa présidence d’un artel6 de laiterie ; au printemps 1924, on lui proposa quarante déciatines de terre, à condition de construire une exploitation modèle : il prit vingt déciatines et, vers 1926, il avait dix-sept vaches, il embaucha alors un ouvrier – et ce fut sa perte : il était devenu un koulak7 ; en 1927, il ne lui restait que cinq déciatines et trois vaches : le reste était passé en redevances, en impôts en nature et en remboursements d’emprunts ; à l’automne 1928, il renonça à tout, décida de revenir en ville et de reprendre son travail de secrétaire, bien qu’à ce moment, à l’automne 1928, sur les petites routes comme sur les radeaux traversant la Volga, dans les cabarets comme sur les marchés, les moujiks discutaient des prix, évoquant le fait que vendre à la coopérative un poud8 de seigle rapportait un rouble quatre-vingts, alors que ce poud de seigle était acheté trois roubles soixante à cette même coopérative, et qu’on le vendait six roubles sur le marché. Vassili Vassiliévitch retourna en ville – et devint fou, faute d’avoir eu la force de s’arracher à son état de koulak. Les bourgs et les villages, dans ces endroits, ne sont pas très fréquents, il y a beaucoup de forêts et de marais.
     Iakov Karpovitch n’avait plus la notion du temps, il avait cessé d’avoir peur de la vie. Outre ses requêtes parfaitement inutiles, il écrivait aussi des proclamations et des traités philosophiques. Iakov Karpovitch Skoudrine était ignoble jusqu’à donner envie de vomir, ou de mourir.
     La ville est une version russe de Bruges et de Kamakura. Dans cette ville fut assassiné le tsariévitch Dmitri9 au dix-septième siècle. Boris Godounov fit alors retirer la cloche de l’église du Sauveur au Kremlin, celle-là même que le pope Ogourets avait fait sonner pour annoncer le meurtre : Boris Godounov supplicia la cloche, il li fit arracher l’oreille et la langue, la fit fouetter publiquement en compagnie d’autres habitants de la ville, et l’exila en Sibérie, à Tobolsk10. À présent, les cloches se meurent au-dessus de la ville.
     Iakov Karpovitch Skoudrine est en vie, il ne connaît point d’évènements.
     En 1744, le chef de la caravane de Chine, Guérassime Kirillovitch Lobradovski11, arrivé aux avant-postes de Kiakhta12, prit dans la caravane un artisan argenteur, un certain Andreï Koursine, natif de la ville de Iaransk13. Sur instruction de Lobradovski, Koursine se rendit à Pékin pour apprendre des Chinois le secret de la fabrication de la porcelaine14, la portséléna, comme on disait à l’époque. À Pékin, des « élèves russes ayant le rang d’enseignes » servant d’interprètes, Koursine soudoya pour mille lanas, c’est-à-dire pour deux mille roubles14 de l’époque, un maître artisan de la manufacture de l’Empire céleste. Ce Chinois montra à Koursine le processus de fabrication de la portséléna dans de petits temples déserts à trente-cinq lis16 de Pékin. Rentré à Saint-Pétersbourg en ramenant avec lui Koursine, Guérassime Kirillovitch Lobradovski  rédigea pour la souveraine son rapport sur le secret rapporté de Chine, la fabrication de la portséléna. Un oukaze17 impérial s’ensuivit, signifié par le comte Rezoumovski au baron Tcherkassov, celui-ci ayant l’ordre de faire venir à Tsarxkoïé Sélo18 les gens arrivés de Chine. Koursine fut traités avec tous les honneurs, mais son vol s’avéra vain, car, en pratique, il apparut que le Chinois l’avait trompé, « agissant avec perfidie », selon l’expression d’une circulaire secrète. Koursine revint chez lui à Iaransk, en redoutant d’être passé par les verges19. À la même époque, le Ier février 1744, le baron Korf20 concluait à Kristiania21 un traité secret avec Christoph Conrad Hunger, maître porcelainier ayant, d’après ses dires,  fait son apprentissage, jusqu’à posséder son art, en Saxe, à la manufacture de Meissen22. Après s’être mis d’accord sur le prix avec le baron Korf, Hunger embarqua secrètement sur une frégate russe ; à Saint-Pétersbourg, Hunger s’attela à la construction d’une fabrique de porcelaine qui devint par la suite la Mannufacture impériale de porcelaine, et il entreprit des expérimentations causant au passage  des esclandres et des bagarres à coups de trique avec son adjoint russe, Vinogradov, qu’il poursuivit sans aucun résultat jusqu’en 1748, date à laquelle il faut chassé de Russie pour incompétence et charlatanerie. Hunger fut remplacé par un spécialiste russe des mines, élève de Pierre le Grand, remplaça Hunger : Dmitri Ivanovitch Vinogrdov23, une pépite, un talent naturel, mais aussi un libertin et un ivrogne invétéré. Ce fut lui qui lança la fabrication de la porcelaine en Russie, si bien que l’art de la porcelaine russe n’a été emprunté nulle part, c’est l’invention de Vinogradov, même s’il faut considérer comme ses ancêtres fondateurs Andreï Koursine de Iaransk, joliment berné par les Chinois, et l’Allemand Christoph Hunger, lequel avait joliment berné toute l’Europe. La porcelaine russe eut son âge d’or. Les maîtres de la Manufacture impériale, de celle du vieux Gardner24 – le vieux25 –, de celle de Popov, Batenine, Miklachevski, Ioussoupov, Kornilov, Safronov, Sabanine, s’épanouirent durant le servage et l’âge d’or. Et, suivant la tradition de Dmitri Vinogradov, non loin des fabriques, on trouvait des amateurs et des originaux, des ivrognes et des grigous. On voyait se faire manufacturiers les Altesses princières Ioussoupov, les gentilhommes de grande lignée Vsiévolojski et le marchand excentrique de Bogorodsk26 Nikita Khrapounov, qu’Alexandre Ier fit fouetter pour une statuette représentant un moine courbé sous le poids d’une gerbe dans laquelle était cachée une jeune paysanne. Les maîtres se volaient tous entre eux leurs « secrets » : Ioussopov dérobait ceux de la Manufacture impériale, Kisseliev ceux de Popov, Safronov épiait le secret des autres en pleine nuit, comme un voleur, à travers un trou dans le grenier. Ces maîtres excentriques créaient des choses magnifiques. La porcelaine russe est un art au plus haut point admirable, faisant l’ornement du globe terrestre.

     Iamskoïe Polié – Maison Volkov

                          Le 15 janvier 1929


Notes

  1. Pour les tsars et tsarines cités, revoir le début du chapitre deuxième et les notes.
  2. Général, et gouverneur de Moscou dans les années 1880.
  3. En russe,  comme ea nglais : jusqu’aux oreilles.
  4. Assemblée (locale ou régionale) dirigée par la noblesse, instituée après l’abolition du servage.
  5. Un peu plus d’un hectare.
  6. Coopérative.
  7. Gros fermier. Le terme signifie au départ « poing ». L’histoire est prémonitoire, car 1929 est l’année du grand tournant : fin de la NEP et industrialisation suur le dos des paysans, qui se feront bientôt affamer ou déporter…
  8. Près de seize kilos et demi.
  9. Voir la note 2 du chapitre deuxième.
  10. https://fr.wikipedia.org/wiki/Tobolsk
  11. Comme le signale Jacques Catteau, le nom s’écrit plutôt Lebratovski.Voir à ce sujet :
    https://shs.hal.science/halshs-00565787/document.
  12. https://fr.wikipedia.org/wiki/Kiakhta
  13. Ville entre Kirov et Kazan.
  14. En russe : farfor. L’ancien terme provenait évidemment du français. Jacques Catteau précise en note :  Le mot slave farfor provient de la forme arabisée farfur du persan bagpùr, de bag, « ciel » et pùr, « fils » ; « Fils du ciel » est le titre de l’empereur de Chine, maître de la manufacture où l’on fabriquait la porcelaine.
  15. Il y a peut-être ici une imprécision de la part de l’auteur, si l’on en croit la correspondance monétaire citée dans l’étude mentionnée à la note 11 :
    « En Russie, l’unité monétaire est le rouble d’argent. En Chine, son équivalent est le léang, appelé « lana » par les Russes et « tael » par les Portugais et autres européens. Le tael équivalait à 1 rouble et 40 kopecks. »
  16. Fixé aujourd’hui à 0,5 km, le li est une unité de distance qui a varié dans le temps. Disons qu’on est ici à une quinzaine de kilomètres de Pékin.
  17. Décret.
  18. Résidence impériale. Le village des tsars, devenu la ville Pouchkine
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Pouchkine_(ville)
  19. Châtiment parfois mortel.
  20. Le baron Andreï Nikolaïevich Korf ou Korff fut le premier vice-roi de l'Extrême-Orient russe. Les noms du village de Korf et de la baie de Korf (https://fr.wikipedia.org/wiki/Baie_de_Korf)  le commémorent. Il est issu de la noble famille Korf. C’était un baron impérial russe d'origine allemande balte et un général d'infanterie de l'armée impériale russe. (source : Wikipedia)
  21. Oslo, de nos jours.
  22. https://fr.wikipedia.org/wiki/Meissen
  23. Dmitri Ivanovitch Vinogradov (1720-1758) considéré comme le père de la porcelaine russe. De son temps, il ne reçut pas la reconnaissance espérée, et sombra dans l’alcoolisme. Quant aux bagarres évoqu ées, il semble que Hunger ait eu un très sale caractère.
  24. Franz Iakovlevvitcch Gardner,industriel d’origine écossaise, installé en Russie au XVIIIe siècle.
  25. En français dans le texte.
  26. https://fr.wikipedia.org/wiki/Bogorodsk. Né en 1894, Pilniak y vécut entre 1904 et 1912.

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