Je vais traduire sous ce titre le chapitre VIII du deuxième tome de l’autobiographie de Gorki, En gagnant mon pain, qui fait suite à la première époque, Enfance, naguère bien traduite pour Folio classique par G. Davydoff et P. Pauliat.
Dans cette première partie de la trilogie, l’auteur a raconté comment, à la suite de la mort de son père, qu’il a très peu connu, sa mère l’a emmené chez ses parents, les Kachirine, qui tenaient un atelier de teinturerie à Nijni-Novgorod. Des grands-parents pieux et rudes, surtout le grand-père Vassili, la grand-mère, Akoulina, ayant la piété des simples gens, et lui racontant des tas d’histoires. À l’époque, Gorki s’appelle Alexeï Pechkov ; c’est son père qui s’appelait Maxime, ce qui donne : Alexeï Maximovitch Pechkov. Sa mère a refait sa vie et laisse le jeune Alexeï chez ses parents, où il est fouetté à peu près tous les samedis. Pas mal de violence aussi entre ses oncles, et voilà que sa mère, Varvara, également mal tombée, finit par mourir de tuberculose, cependant qu’à l’école, Alexeï s’ennuie et qu’il est en butte à diverses railleries de la part de ses camarades. Il préfère faire les quatre cents coups avec des gamins du faubourg, Kounavine, où les grands-parents ont échoué, le grand-père ayant été plus ou moins ruiné par un escroc. Bref, à la mort de sa mère, le grand-père l’envoie gagner sa vie…
Il commence par être garçon de courses dans une cordonnerie de luxe du centre ville en compagnie de l’un de ses cousins, s’y morfond beaucoup et finit par s’ébouillanter les mains par mégarde et se retrouve hospitalisé. Sa grand-mère vient le récupérer, il se retrouve chez ses grands-parents, revoit certains de ses anciens copains et s’amourache d’une petite boiteuse. Son petit frère, enfant infirme, meurt. Il commence à aller dans les bois, d’abord avec son grand-père, pour ramasser du bois, puis avec sa grand-mère, qui continue à lui raconter des histoires.
Là-dessus, il est placé en ville chez sa grand-tante : le fils aîné de celle-ci fait du dessin technique pour des entrepreneurs, il est marié et a un, puis deux enfants en bas âge, ainsi qu’un frère cadet, Viktor, qui est son adjoint. La mère des patrons déteste sa bru, a un faible pour Viktor et martyrise Alexeï, lequel est employé à toutes les tâches domestiques possibles et imaginables, même si un jour le patron se mêle de lui apprendre le dessin technique.
Ils habitent une grande bâtisse avec un pavillon dans la même cour ; sur les huit appartements que comptent les deux maisons, quatre sont occupés par des officiers, et la cour est toujours pleine d’ordonnances, d’estafettes, de femmes de chambre et de blanchisseuses. Nombreuses bagarres, grossièreté générale, impudicité… Alexeï va à l’église et se souvient des poèmes récités par sa grand-mère. Il continue à s’ennuyer. Parfois, il sèche la messe et se baguenaude en ville, observant les gens, plein de curiosité.
Un jour, il s’enfuit et se fait engager – ses grands-parents lui obtiennent un passeport – comme plongeur sur un vapeur qui fait des allers-retours sur la Volga. Le chef cuistot, un hercule, le prend sous sa coupe, le protège et lui serine qu’il faut lire, lire, lire… Alexeï peut aussi voir la brutalité de ce monde, la grossièreté des matelots, notamment à l’égard des femmes, et la vulgarité des passagers. Il observe aussi une péniche que remorque le bateau, sur laquelle se trouvent, dans une cage de fer, de futurs forçats en partance pour la Sibérie… Un serveur vole des services à thé, il se retrouve accusé, défendu par le cuisinier, mais un doute subsiste : le voilà débarqué, avec le petit pécule qu’il a gagné. Retour chez les grands-parents, dont l’habitat est de plus en plus précaire.
Il retourne en forêt avec sa grand-mère, et se met à attraper des oiseaux, que la grand-mère vend. Il fréquente des soldats et des Cosaques, observe leurs exercices avec fascination. Un soldat lui fait une farce un peu cruelle en lui donnant une cigarette roulée dans laquelle il a glissé un peu de poudre… À présent, il va revenir chez ses patrons dessinateurs – nous sommes au début des années 1880, il n’a pas treize ans.
Cette traduction se veut fidèle à la lettre du texte, mais prend parfois quelques libertés avec le texte lui-même. De nombreuses notes tentent d’expliquer certains points, qui peuvent néanmoins demeurer un peu obscurs.
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Quand il se mit à neiger, grand-père me ramena chez la sœur de grand-mère.
« Cela ne te fera pas de mal », me dit-il.
J’avais l’impression d’avoir vécu énormément de choses cet été, d’avoir mûri, d’être devenu plus intelligent, mais chez mes patrons, pendant ce temps-là l’ennui semblait s’être épaissi : ils sont toujours aussi souvent souffrants et se détraquent l’estomac à force de mangeaille, ils se racontent en détail leurs maladies, la vieille prie toujours autant, avec une effrayante méchanceté. Après ses couches, la jeune patronne a maigri, elle semble avoir rapetissé, mais elle se déplace avec autant de lenteur majestueuse que lorsqu’elle était enceinte. En cousant du linge pour les mioches, elle chantonne toujours le même refrain :
Spiria, Spiria, Spiridon,
Spiria, c’est mon petit frère ;
Je vais m’asseoir dans le traîneau,
Et je mets Spiria à l’arrière…
Si l’on entre dans la pièce, elle arrête aussitôt de chanter et crie rageusement :
« Qu’est-ce que tu veux ? »
Je suis sûr que c’est la seule chanson qu’elle connaisse.
Le soir, les patrons m’appellent et me commandent :
« Allez, raconte un peu ce que tu as vécu sur le vapeur ! »
Je m’assois sur une chaise près de la porte des toilettes et me mets à parler ; il m’est agréable, alors qu’on m’a ramené contre ma volonté dans cette vie-ci, de me souvenir de cette vie-là. Je m’emballe, j’oublie mon auditoire – mais pas longtemps ; les femmes ne sont jamais allées sur l’eau et me demandent :
« Tout de même, ça fait peur, non ? »
Je ne comprends pas : peur de quoi ?
« Le bateau pourrait arriver là où l’eau est profonde et s’enfoncer ! »
Le patron éclate de rire, et moi – même si je sais que les vapeurs ne s’enfoncent pas là où l’eau est profonde –, je n’arrive pas à en convaincre les femmes. La vieille est persuadée que le bateau ne flotte pas sur l’eau, mais qu’il se déplace grâce à des roues posées sur le fond de la rivière, comme le fait une charrette sur la terre ferme.
« S’il est en fer, comment pourrait-il flotter ? Il me semble qu’une hache ne flotte pas…
— Mais voyez, un puisoir ne s’enfonce pas…
— En voilà une comparaison ! Un puisoir, c’eest petit, et c’est vide… »
Lorsque j’évoque Smoury1 et ses livres, ils me regardent avec suspicion ; la vieille dit que les livres sont écrits par des imbéciles et des hérétiques.
« Et les Psaumes ? Et le roi David2 ?
— Les Psaumes, ce sont les Saintes Écritures, d’ailleurs le roi David a demandé pardon à Dieu pour les Psaumes.
— Où est-ce écrit ?
— Sur la paume de ma main – et si je te prends par la peau du cou, tu le sauras bien ! »
Elle sait tout, parle de tout avec assurance, et toujours avec une étrange sauvagerie.
« Sur la Pétchorka, un Tatar est mort, et son âme est sortie de sa gorge en se tortillant, noire comme du goudron !
— L’âme est un esprit », dis-je, et elle crie d’un ton méprisant :
« Chez un Tatar ? Imbécile ! »
La jeune patronne a également peur des livres :
« C’est très mauvais, de lire des livres, en particulier pour les jeunes, dit-elle. Chez nous, à Grébiéchok4, une jeune fille de bonne famille ne faisait que lire – et elle s’est amourachée d’un diacre. La femme du diacre l’a traitée de dévergondée, une vraie honte ! En pleine rue, devant les gens… »
Il m’arrivait d’employer un mot sorti des livres de Smoury ; dans l’un d’eux, au beau milieu, il était écrit : « À proprement parler, personne n’a inventé la poudre ; comme tout le reste, elle est apparue à la suite d’une longue série d’observations et de petites découvertes. »
J’ignore pourquoi, cette phrase s’était gravée dans mon esprit, me plaisait tout particulièrement l’assemblage des trois5 mots : « À proprement parler ». Ces mots me paraissaient convaincants, je sentais leur force : ils me valurent bien du chagrin, et aussi du ridicule. Cela arrive.
Un jour, les patrons m’ayant demandé de leur parler encore de la vie que je menais sur le vapeur, je répondis :
« Je n’ai plus rien à raconter, à proprement parler… »
Cela les stupéfia, ils se mirent à croasser :
« Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ? »
Et ils commencèrent à s’esclaffer tous les quatre6, en répétant :
« À proprement parler, ah mon Dieu ! »
Le patron me déclara même :
« En voilà une invention, espèce d’original ! »
Dès lors, on fut longtemps à s’adresser à moi ainsi :
« Hé, à proprement parler ! Arrive un peu ici, nettoie par terre derrière les enfants, à proprement parler… »
Cette raillerie niaise ne me vexait pas, elle m’étonnait beaucoup. Je vivais dans un brouillard d’ennui abrutissant et, pour le combattre, je m’efforçais de travailler le plus possible. Le travail ne manquait pas : la maison comptait deux enfants très petits, les patrons n’étaient pas satisfaits des nounous, dont on changeait constamment ; je devais m’occuper des bébés, laver des couches tous les jours, et j’allais chaque semaine à la « Source des gendarmes » laver du linge, en étant l’objet des railleries des lavandières :
« Tu fais le boulot des femmes, à présent ? »
Elles me poussaient parfois à bout, et je les giflais avec le linge humide entortillé, elles me le rendaient avec usure, mais tout ça était gai, intéressant.
La « Source des gendarmes » coulait au fond d’un profond ravin descendant à l’Oka7, et séparant la ville d’une étendue de champs baptisée du nom d’un dieu antique, Iarilo. Dans ces champs, lors des Sémiks8, la bourgeoisie9 de la ville organisait des réjouissances ; grand-mère m’avait raconté qu’au temps de sa jeunesse, on croyait encore à Iarilo et des sacrifices lui étaient offerts : on enveloppait une roue d’étoupe garnie de poix, que l’on enflammait avant de faire rouler l’ensemble le long de la pente en criant et en chantant ; on observait si la roue parvenait jusqu’à l’Oka. Si oui, le dieu Iarilo acceptait le sacrifice, l’été serait ensoleillé et bénéfique.
Les blanchisseuses venaient, pour la plupart, du bourg de Iarilo, et c’étaient toutes de vives commères, à la langue bien pendue ; elles savaient tout ce qui se passait en ville, et c’était fort intéressant de les écouter parler des marchands, des fonctionnaires et des officiers pour qui elles travaillaient. Laver du linger l’hiver, dans l’eau glacée, est un boulot de forçat ; toutes ces femmes avaient les mains gelées au point que leur peau se crevassait. Courbées au-dessus de l’eau gardée dans un baquet de bois, sous un vieil auvent fendillé qui ne les défendait pas du vent ni de la neige, les femmes rinçaient le linge, le visage injecté de sang et pincé par le gel : le gel brûlait leurs doigts qui ne pliaient plus, des larmes coulaient de leurs yeux, cependant que les femmes bavardent toujours, intarissables, se transmettant diverses histoires, montrant une sorte d’intrépidité remarquable à l’égard de tout et de tous.
La meilleure conteuse était Natalia Kozlovskaïa, femme ayant la trentaine, fraîche et robuste, avec des yeux espiègles et une langue particulièrement prompte et acérée. Elle jouissait de l’attention de tout son entourage, on la consultait pour diverses affaires et on la respectait pour son adresse au travail, sa tenue soignée et aussi pour sa fille qui étudiait au lycée. Lorsque, courbée sous le poids de sa corbeille de linge, elle descendait au ravin en suivant un étroit sentier, on l’accueillait joyeusement, en lui demandant avec empressement :
« Comment va ta fille ?
— Ça va, merci, elle étudie, Dieu soit loué !
— Elle va devenir une demoiselle, alors ?
— C’est ce que je lui apprends à être. D’où proviennent les demoiselles, les gueules soignées ? Sinon de nous autres, de la noirceur de la terre ? Plus on en sait, plus on a le bras long et plus on peut prendre ; et celui qui a beaucoup pris est béni. Dieu nous envoie ici-bas comme des enfants stupides, il exige en retour des vieux intelligents, donc il faut s’instruire ! »
Quand elle parlait, tout le monde se taisait, écoutant attentivement ses propos posés et assurés. On lui tressait des louanges en sa présence mais aussi en son absence, en admirant son endurance et son intelligence, mais personne ne songeait à l’imiter. Dans une tige de botte, elle s’était fabriqué des manchons de cuir cousus aux manches de son corsage, ce qui lui permettait de ne pas avoir les bras nus jusqu’au coude, sans mouiller ses manches. Toutes les autres disaient que c’était bien trouvé, mais personne ne fit de même, et lorsque je le fis, on se moqua de moi.
« Voyez celui-là, qui vient apprendre l’intelligence chez les femmes ! »
Au sujet de la fille de Natalia, elles disaient :
« La belle affaire ! Eh bien, ça fera une demoiselle de plus, voilà tout ! Et encore, elle pourrait mourir avant d’avoir fini d’étudier…
— Les filles savantes n’ont pas toujours la belle vie : la fille de Bakhilov a étudié tant et plus, jusqu’à devenir institutrice, et bien ça veut dire qu’elle est restée vieille fille…
— Évidemment ! On épouse bien des filles qui ne savent ni lire ni écrire, il y a d’autres raisons de les épouser…
— Chez les femmes, l’intelligence n’est pas dans la tête… »
C’était étrange et gênant de les entendre parler d’elles-mêmes avec autant d’impudence. Je savais comment parlaient des femmes les matelots, les soldats, les terrassiers, je voyais les hommes se vanter en permanence devant les autres de leur habileté à tromper les femmes, de leur endurance dans leurs rapports avec elles ; je sentais qu’ils traitaient « les bonnes femmes » avec animosité, mais, presque toujours, dans les récits, mêlés de vantardises, que les hommes faisaient de leurs victoires, quelque chose me laissait penser qu’iil y avait davantage de fanfaronnades et d’inventions que de vérité dans ces histoires.
Les lavandières ne se racontaient pas leurs aventures amoureuses, mais j’entendais, dans tout ce qu’elles disaient à propos des hommes, une ironie teintée de méchanceté, et je songeais que c’était peut-être la vérité, de dire que la femme est une force10 !
« On a beau se tortiller et se lier avec d’autres, on revient toujours aux femmes, c’est inévitable », dit un jour Natalia, et une vieille lui cria d’une voix enrouée :
« Comment faire autrement ? Même les moines et les ermites délaissent Dieu pour venir à nous… »
Toutes ces conversations au milieu du clapotis de l’eau et des claquements du linge mouillé, au fond du ravin, dans cette fente boueuse que la neige hivernale elle-même ne parvenait pas à recouvrir de son manteau blanc, ces propos impudents et malveillants au sujet du mystère entourant la naissance des peuples et des générations, suscitaient en moi une répugnance craintive détournant mes pensées et mes sentiments de ces « romans » qui m’entouraient si importunément ; ces « romans » étaient, chez moi, fortement associés mentalement à de sales histoires de débauche…
Cependant, dans le ravin, au milieu des blanchisseuses, dans les cuisines, auprès des ordonnances, dans les sous-sol, avec les terrassiers, tout cela était incomparablement plus intéressant que ce qui se passait à la maison, où la monotonie figée des propos, des conceptions et des évènements ne suscitait en moi qu’un ennui profond et rageur. Mes patrons vivaient dans un cercle vicieux de mangeaille, de maladies, de sommeil et de préparatifs enfiévrés en vue des repas ou du sommeil ; ils parlaient du péché, de la mort, qu’ils redoutaient fort, ils se pressaient comme des grains autour de la meule, dans l’attente perpétuelle qu’elle les broie.
Quand j’avais du temps libre, j’allais au hangar fendre du bois, souhaitant rester seul avec moi-même, mais cela se produisait rarement : des ordonnances venaient me raconter la vie dans la cour.
Ceux qui apparaissaient le plus souvent étaient Iermokhine et Sidorov. le premier, un gars long et voûté, originaire de l Kalouga11, pétri de gros tendons, avec une petite tête et des yeux troubles et pleins de convoitise. Il était paresseux, extrêmement bête, ses mouvements étaient lents et gauches, et, quand il voyait une femme, il se mettait à mugir et s’inclinait devant elle comme s’il voulait tomber à ses pieds. Dans la cour, tout le monde était surpris de la vitesse à laquelle il faisait la conquête des cuisinières et des femmes de chambre, on l’enviait, on craignait aussi sa force d’ours. Sidorov, maigre et osseux, originaire de Toula12, était perpétuellement triste, parlait d’une petite voix et toussait précautionneusement, il avait les yeux enflammés et craintifs, il aimait beaucoup regarder dans les coins sombres ; qu’il vous racontât quelque chose à mi-voix ou restât silencieux, il lorgnait toujours du côté du coin le plus sombre.
« Que regardes-tu ?
— Peut-être qu’une souris va sortir en courant… J’aime bien les souris, elles trottinent sans faire de bruit… »
Je rédigeais pour les ordonnances les lettres qu’ils envoyaient dans leurs villages, des mots qu’ils adressaient à leurs bien-aimées, cela me plaisait ; le plus agréable, c’était d’écrire pour Sidorov, qui expédiait tous les samedis une lettre à sa sœur à Toula.
M’ayant fait venir dans sa cuisine, il s’asseyait à la table, à côté de moi, frottait vigoureusement de ses deux mains sa tête aux cheveux coupés ras et me disait tout bas à l’oreille :
« Allez zou ! D’abord, comme il faut : “Ma petite sœur bien-aimée, soyez en bonne santé, et pour de nombreuses années” – voilà, comme il faut ! Écris ensuite : “J’ai reçu le rouble, merci, mais ce n’est pas nécessaire. Je n’ai besoin de rien, nous vivons bien” – nous ne vivons pas bien du tout, plutôt comme des chiens, mais écris que nous vivons bien ! Elle est jeune, elle n’a que quatorze ans, pourquoi le lui faire savoir ? Bon, maintenant, continue comme on te l’a appris… »
Il s’affalait du côté gauche sur moi, j’avais dans l’oreille son haleine chaude et odorante, et il me chuchotait avec insistance :
« Qu’elle ne laisse pas les gars l’étreindre, lui toucher les seins, rien de tout ça ! Écris : “Si quelqu’un te parle de façon caressante, ne le crois pas, il veut seulement vous embobiner, vous gâcher la vie…” »
Dans ses efforts pour retenir sa toux, son vsage grisâtre se retrouvait injecté de sang, il gonflit les joues, des larmes perlaient à ses paupières, il gigotait sur sa chaise et me bousculait.
« Tu me gênes !
— Pas grave, écris !… “Ne crois pas les messieurs, une jeune fille comme toi, ils l’embobineront du premier coup. Le type sait parler et peut te dire ce qu’il veut, et si tu lui fais confiance, tu te retrouveras dans une maison close. Quand tu as mis de côté un rouble, donne-le plutôt au pope, il te le gardera, si c’est un brave homme. Ou, mieux, enterre-le sans te faire voir, et retiens l’endroit.” »
C’était très attristant, d’entendre ce chuchotis que e la roue de fer-blanc, au vasistas, couvrait de son glapissement. Je regarde autour de moi, je vois la gueule noircie du fourneau du poêle, le placard à vaisselle, constellé de chiures de mouches : la cuisine est incroyablement , pleine de punaises, sale, il y règne une âcre odeur d’huile frite, de pétrole et de poussière. Sur le poêle, dans les copeaux éteints, on voit grouiller les cafards, la tristesse me pénètre l’âme, j’ai pitié à en pleurer du soldat et de sa sœur. Peut-on vraiment vivre – vivre bien… – de la sorte ?
J’écris quelque chose sans davantage écouter le murmure de Sidorov, j’écris que la vie est ennui et vexations, et lui me dit dans un soupir :
« Tu écris beaucoup, merci ! Elle saura maintenant ce qu’elle doit craindre…
— Il ne faut avoir peur de rien », dis-je avec animosité, alors que moi-même, j’ai peur de tant de choses.
Le soldat se met à rire et toussote :
« Espèce d’original ! Peur de rien ? Et les maîtres, alors ? Et Dieu ? Et tout le reste ! »
Quand il recevait une lettre de sa sœur, il me demandait avec inquiétude :
« Lis-moi-ça tout de suite, s’il te plaît… »
Et il me faisait lire jusqu’à trois fois la lettre écrite en pattes de mouche, insignifiante et d’une brièveté désobligeante.
Il était bon et doux, mais se comportait avec les femmes comme tous les autres, avec un sans-gêne et une grossièreté de chien. En observant ce comportement, ou en y assistant involontairement, je voyais Sidorov éveiller chez la femmes, souvent avec une rapidité aussi étonnante qu’ignoble – le spectacle se déroulant sous mes yeux – un noble sentiment de pitié pour la vie de soldat qu’il menait, la griser de ses propos mensongers, pour ensuite, en racontant sa conquête à Iermokhine, grimacer d’un air dégoûté et cracher comme s’il venait d’avaler une potion amère. Cela me faisait mal au cœur, plus d’une fois je demandai avec humeur au soldat pourquoi ils trompaient tous les femmes, leur mentaient pour ensuite se moquer d’elles, se les repassaient de l’un à l’autre — et, souvent, les battaient.
Il se contenta de rire doucement et me dit :
« Ne t’intéresse pas à ces histoires-là, tout cela est mal, c’est un péché ! Tu es jeune, c’est trop tôt pour toi… »
Mais un jour, j’obtins de lui une réponse plus circonstanciée et très mémorable.
« Tu t’imagines qu’elle ne le sait pas, que je lui mens ? dit-il avec un clin d’œil et en toussant. Elle-le -sait ! Elle le veut, qu’on la trompe. Dans cette partie-là, tout le monde ment, cette affaire fait honte à tout le monde, personne n’aime personne, c’est seulement de la rigolade ! C’est terriblement honteux, mais attends un peu, tu le sauras toi-même ! Il faut que ce soit la nuit, ou alors, de jour, dans l’obscurité d’un cagibi, eh oui ! Dieu nous a chassé du Paradis pour cela, et pour cela tout le monde est malheureux… »
Il parlait si bien, avec tant de tristesse et de repentir, que cela me réconcilia un peu avec toutes ses aventures ; j’avais avec lui des relations plus amicales qu’avec Iermokhine, que je détestais et m’efforçais de ridiculiser de toutes les façons possibles : je réussissais à le mettre en colère, et il lui arrivait assez souvent de me courir après dans la cour, avec de mauvaises intentions que sa maladresse seule l’empêchait de réaliser, à de rares exceptions près.
« C’est une chose défendue » disait donc Sidorov.
Ça, je le savais, mais que cela rendît les gens malheureux, ça je n’y croyais pas. Je les voyais malheureux, mais je n’y croyais pas, parce que j’avais observé pllus d’une fois l’expression extraordinaire qui se lisait dans les yeux des amoureux, et que je sentais leur bonté particulière ; cette fête du cœur était toujours un agréable spectacle.
Tout de même, je m’en souviens, la vie me paraissait toujours plus ennuyeuse et cruelle, établie qu’elle était de façon inébranlable et définitive dans ces formes et ces comportements, à ce que je voyais de jour en jour. Je n’imaginais pas possible quelque chose de mieux que la réalité indépassable que j’avais tous les jours sous les yeux.
Mais les soldats me racontèrent un jour une histoire qui m’émut profondément : dans l’un des appartements vivait le coupeur du meilleur tailleur de la ville, un étranger paisible et discret. Il avait une petite femme sans enfants, occupée à lire jour et nuit. Dans la cour bruyante, dans les bâtiments remplis d'ivrognes, ces deux-là vivaient, invisibles, silencieux, sans recevoir de visiteurs, sans sortir, sauf pour aller au théâtre, le dimanche.
Le mari était à son travail du matin jusque tard le soir, et la femme, qui avait l’air d’une toute jeune fille, se rendait deux fois par semaine à la bibliothèque. Je la voyais aller à petits pas sur la digue, se balançant, semblant boitiller, ses livres attachés par des courroies, telle une lycéenne toute simple, figure agréablement nouvelle et pure, ses petites mains gantées de noir. Elle avait un visage d’oiseau, avec des yeux vifs, elle était toute mignonne, comme une figurine de porcelaine sur une console.Les soldats disaient qu’il lui manquait une côte sur le côté droit, ce qui la faisait tant se balancer en marchant, mais cela me semblait gentil, et la distinguait d’emblée des autres dames de la cour, femmes d’officiers ; ces dernières, en dépit de leurs voix fortes, de leurs toilettes bigarrées et de leurs hautes tournures13, semblaient défraichies, exactement comme si elles étaient restées longtemps allongées, oubliées dans un réduit obscur, parmi diverses affaires inutiles.
La jeune épouse du coupeur passait, dans la cour, pour un peu zinzin, on disait que ses livres lui avaient fait perdre la raison, que c’en était au point de ne pllus pouvoir s’occuper de son ménage, c’était son mari qui allait au marché faire les courses et commandait lui-même le repas à la cuisinière, une énorme étrangère maussade ayant un œil rouge et humide, tandis que l’autre était remplacé par une étroite fente rose. Quant à la dame, à ce qu’on disait, elle étaait incapable de distinguer un morceau de veau d’un rôti de porc, et elle avait un jour acheté du raifort à la place de persil : vous imaginez la honte !
Ils vivaient tous les trois comme des étrangers dans notre immeuble, comme s’ils étaient tombés par hasard dans ce grand poulailler, rappelant les mésanges qui, pour échapper au froid, entrent, en voletant à travers le vasistas, dans une habitation sale et à l’atmosphère étouffante.
Et là, les ordonnances me racontèrent que messieurs les officiers avaient entrepris de jouer, avec la femme du coupeur, à un jeu insultant et méchant : ils se relayaient pour lui faire parvenir, presque tous les jours, des billets lui écrivant leur amour pour elle, leurs souffrances et lui parlant de sa beauté. Elle leur répondait de la laisser tranquille, regrettait de leur causer du chagrin et priait Dieu de les aider à ne plus l’aimer. Les officiers lisaient tous ensemble ces réponses en se moquant de la femme, et se mettaient derechef à composer une nouvelle missive, de la part d’un autre.
En me racontant cette histoire, les ordonnances riaient eux aussi, et éreintaient la femme du coupeur.
« Quelle pauvre idiote, cette tordue ! » disait Iermokhine de sa voix de basse, et Sidorov venait tranquillement à sa rescousse :
« Chaque bonne femme veut qu’on lui raconte des bobards. Elle sait tout… »
Peu convaincu que la femme du coupeur savait qu’on se moquait d’elle, je décidai sur-le-champ de lui raconter l’affaire. Ayant vu sa cuisinière descendre à la cave, je me précipitai dans l’escalier de service, montai à l’appartement de la petite femme, me glissai dans la cuisine – déserte – et entrai dans l’appartement : la femme du coupeur était assise à table, une lourde tasse dorée dans une main et un livre ouvert dans l’autre ; effrayée, elle serra le livre contre sa poitrine et se mit à crier faiblement :
« Qui est là ? Augusta ! Qui es-tu ? »
Je me mis à le lui dire, en parlant vite et en désordre, m’attendant à ce qu’elle me jetât son livre ou sa tasse. Elle était assise dans un grand fauteuil framboise et portait un peignoir bleu ciel garni en bas d’une frange et de dentelle au col et aux manches ; ses cheveux châtain et ondulés s’écoulaient sur ses épaules. Elle avait l’air d’un ange des Saintes Portes14. Serrée contre le dossier de son fauteuil, elle me regardait avec des yeux ronds, d’abord avec colère, puis avec étonnement et en souriant.
Après lui avoir débité tout ce que je voulais lui dire, perdant courage, je me retournai vers la porte, mais elle me cria :
« Attends ! »
Elle posa au hasard sa tasse sur un plateau, jeta le livre sur la table et, croisant les mains, elle me dit d’une voix profonde d’adulte :
« Quel étrange garçon tu fais… Approche donc ! »
Je bougeai avec beaucoup de circonspection, elle prit ma main et, la caressant de ses petits doigts froids, elle me demanda :
« Personne ne t’a dit de me raconter ça, n’est-ce pas ? C’est bien, je te crois, je vois que tu viens de toi-même… »
Lâchant ma main, elle ferma les yeux et dit doucement, d’une voix traînante :
« Ces sales soldats en parlent donc ainsi !
— Vous devriez déménager, lui conseillai-je posément.
— Pourquoi ?
— Ils seront les plus forts. »
Elle eut un rire agréable, puis me demanda :
« Tu as étudié ? Tu aimes lire ?
— Je n’ai pas le temps de lire.
— Si tu aimais lire, tu trouverais le temps. Eh bien, merci ! »
Elle me tendit ses doigts repliés qui abritaient une piécette d’argent : cela me faisait honte de prendre cette chose froide, mais je n’osai pas refuser et, en partant, je posai la pièce sur un des piliers de la rampe de l’escalier15.
J’emportai de cette femme une impression forte, nouvelle pour moi ; comme si une aube s’était levée devant mes yeux, et je vécus dans la joie plusieurs jours, dans le souvenir de la pièce spacieuse et de la femme du coupeur qui s’y trouvait, vêtue de bleue, semblable à un ange. Tout ce qui l’entourait était d’une beauté inconnue, un splendide tapis doré s’étalait sous ses pieds, le jour hivernal pénétrait par les carreaux argentés des fenêtres, pour venir se réchauffer auprès d’elle.
J’eus envie de la revoir : et si j’allais lui demander un livre ?
Je le fis, et la vis à la même place, tenant le même livre, mais elle avait la joue bandée d’une sorte de mouchoir d’un orange roux, et un œil enflé. En me donnant un livre relié de noir, l’épouse du coupeur mugit quelque chose d’indistinct. Je repartis triste, emportant le livre qui sentait la créosote et les gouttes à l’anis. Je cachai le livre au grenier, enveloppé dans un papier et une chemise propre, pour que les patrons ne me le barbotent pas, ni ne l’esquintent.
Eux, quand ils recevaient la revue Niva16 en guise de prime pour des patrons, ils ne la lisaient pas, mais, en ayant regardé les illustrations, la rangeaient en haut d’une armoire dans leur chambre, pour, en fin d’année, reliaient les différents exemplaires qu’ils cachaient sous leur lit, où reposaient déjà trois tomes de la Revue artistique. Quand je lavais par terre dans leur chambre, de l’eau sale coulait sous les livres. Le patron était abonné au journal Le courrier russe17, et, certains soirs, en le lisant, jurait :
« Que le diable les emporte, pourquoi écrire tout cela ?! Que c’est assommant… »
Le samedi, en étendant du linge au grenier, je me souvins du livre, le ressortis, l’ouvris et lus la phrase suivante : « Les maisons sont comme les gens : chacune a sa physionomie. » Sa vérité me frappa, et je me mis à lire la suite, me tenant près de la lucarne, jusqu’à me retrouver engourdi de froid, et, le soir, lorsque les patrons partirent à la vigile18, je descendis le livre à la cuisine et me plongeai dans les pages jaunâtres et usées, telles des feuilles d’automne ; elles me transportaient avec facilité dans une autre vie, vers d’autres noms et d’autres rapports, en me montrant de nobles héros et de sombres scélérats différents des gens qu’il m’était donné de voir. c’était un roman de Xavier de Montépin19, long, de même que tous ses romans, riche en personnages et en péripéties, et figurant une vie inconnue et trépidante. Dans ce roman, tout était étonnamment simple et clair, comme si une lumière cachée entre les lignes eût éclairé le bon et le méchant, aidant à aimer et à détester et forçant à suivre avec intensité le destin des gens pris dans cet écheveau resserré. On éprouvait aussitôt avec insistance le désir d’aider celui-ci, de faire barrage à celui-là, en oubliant que toute cette vie ne s’étalait que sur le papier ; tout se perdait dans les rebondissements du combat, on était englouti, d’une page à l’autre, par un sentiment de joie, puis par l’affliction.
Je m’enfonçai dans ma lecture à tel point qu’en entendant le tintement de la clochette de la grande entrée, je ne compris pas tout de suite qui sonnait, et pourquoi.
La chandelle était presque entièrement consumée, le chandelier que j’avais tout juste nettoyé le matin était plein de suif ; la mèche de la veilleuse devant les icônes, que j’étais chargé de surveiller, avait glissé de son support et s’était éteinte. Je m’affairais dans la cuisine, tâchant d’effacer les traces de mes crimes, je fourrai le livre sous le poêle et me mis à réparer la veilleuse. La nourrice jaillit de la chambre.
« Tu es sourd ? On a sonné ! »
Je me précipitai pour ouvrir la porte.
« Tu roupillais ? » demanda sévèrement le patron ; en montant pesamment l’escalier, sa femme se plaignit d’avoir pris froid à cause de moi, cependant que la vieille pestait. Dans la cuisine, elle vit tout de suite la chandelle consumée, et se mit à me demander ce que j’avais fabriqué.
Je me taisais, comme si j’étais tombé d’une hauteur et que j’étais rompu, craignant beaucoup qu’elle ne découvrît le livre ; mais elle, elle criait que j’allais mettre le feu à la maison. Le patron vint souper avec son épouse, la vieille se plaignit auprès d’eux :
« Tenez, vous voyez, il a fait brûler toute la chandelle, il va mettre le feu… »
Tout en soupant, ils me bassinèrent tous les quatre, me rappelant toutes mes fautes, les volontaires comme les involontaires, m’annonçant ma perte ; mais je savais déjà qu’ils ne parlaient ainsi ni par méchanceté ni mûs par de bons sentiments, mais simplement par ennui. Et il était curieux de voir à quel point ces gens étaient creux et ridicules en comparaison des personnages du livre.
Ayant fini de manger, alourdis, fatigués, ils allèrent se coucher ; après avoir harcelé Dieu de ses récriminations, la vieille monta sur le poêle20 et se tut. je me levai alors, sortit le livre de dessous le poêle et m’approchai de la fenêtre ; la nuit était claire, la lune donnait directement à travers la fenêtre, mais les caractères étaient trop petits pour être lisibles. Or je mourais d’envie de lire. ayant pris sur une étagère une casserole de cuivre, je fis se refléter la lumière de la lune sur le livre : ce fut pire, j’y voyais encore moins. Je me mis alors sur un banc, dans le coin sous les icônes, et me mis à lire à la lueur de la veilleuse et, fatigué, je m’endormis et m’affalai sur le banc, réveillé par les cris et les coups de la vieille : tenant le livre dans ses mains, elle m’en frappait douloureusement les épaules ; rouge de colère, dressant avec fureur sa tête rousse, elle était en chemise et avait les pieds nus. Depuis la soupente, Viktor hurla :
« Arrêtez de gueuler, maman ! Ce n’est pas une vie… »
« Le livre est fichu, il sera déchiré », me dis-je.
Lors du thé du matin, je fus jugé. Le patron demanda sévèrement :
« Où as-tu pris ce livre? »
Les femmes criaient, se coupant la parole, tandis que Viktor reniflait les pages d’un air soupçonneux et disait :
« Ça sent le parfum, ma parole… »
Une raison obscure m’empêchait de dire la vérité, et je déclarai que j’avais pris le livre chez Sidorov, l’ordonnance de l’aumônier militaire.
« Rapporte-le-lui, qu’on ne le voie plus jamais ! » me dit le patron.
Ayant appris que le livre appartenait à un prêtre, ils l’examinèrent encore une fois, s’étonnant et s’indignant de ce qu’un prêtre lût des romans, un peu rassurés cependant, même si le patron me fit longuement comprendre que la lecture était pour moi quelque chose de nuisible et de dangereux.
« Ces lecteurs, hein, voilà qu’ils ont fait sauter le chemin de fer, ils voulaient assassiner21… »
La femme du patron cria de peur et de colère à son mari :
« Tu deviens fou ? Que lui dis-tu là ? »
Je rapportai Montépin au soldat et lui expliquai l’affaire. Sans rien dire, Sidorov prit le livre, ouvrit un petit coffre, en sortit un torchon propre dont il enveloppa le roman avant de le mettre dans le coffre ; l’ayant ainsi caché, il me dit :
« Ne les écoute pas : viens lire chez moi, je n’en parlerai à personne ! et si tu ne me trouves pas ici en venant, la clé est derrière l’icône, ouvre le coffre et lis… »
L’attitude de mes patrons vis-à-vis du livre llui fit aussitôt prendre du prestige à mes yeux, le hissant à la hauteur d’un terrible mystère. Le fait que certains « lecteurs » aient fait sauter quelque part la voie ferrée, en désirant assassiner quelqu’un, me laissait plutôt indifférent, mais je me souvins de la question que m’avait posée le prêtre, à confesse22, du lycéen lisant au sous-sol, des paroles de Smoury sur les « livres à lire », et me rappelai ce que racontait grand-père à propos des francs-maçons nécromanciens23 :
« Du temps du tsar béni Alexandre Pavlytch24, se livrant à la franc-maçonnerie et à la magie noire, ils tentèrent de vendre le peuple russe tout entier au pape de Rome, ces jésuites ! Alors, le général Araktchéïev25 les prit sur le fait et les envoya tous, quel que fût leur rang et leur titre, en Sibérie, au bagne, et là, ils se volatilisèrent comme des pucerons… »
Je repensai à « l’oumbrakoul26 constellé d’étoiles », à Guervassi27 et aux paroles solennellement railleuses : « Profanes, vous êtes avides de connaître nos secrets ! Vos faibles prunelles ne les contempleront jamais ! »
Je me sentais sur le seuil de grands mystères, j’étais comme fou. Je voulais finir le livre, je craignais qu’il ne disparût chez le soldat, ou que celui-ci n’allât le détériorer. Que dirais-je alors à la femme du coupeur ?
Et le vieille, m’observant avec vigilance de peur que je ne file chez l’ordonnance, me harcelait :
« Tête-à-livres ! Tes livres ne font que vous apprendre la débauche, tiens, l’autre, celle qui aime lire, c’en est au point qu’elle ne peut pas aller elle-même au marché, tout ce qu’elle sait faire, c’est fricoter avec les officiers, elle les reçoit dans la journée, je-le-sais ! »
J’avais envie de crier :
« C’est faux ! Elle ne fricote pas… »
Mais je craignais que la vieille ne devinât, en me voyant prendre la défense de la femme du coupeur, que le livre était le sien.
Je vécus quelques journées atroces ; j’étais distrait, tracassé et angoissé, je n’arrivais pas à dormir, inquiet du sort du Montépin, puis, un jour, la cuisinière de la femme du coupeur m’arrêta dans la cour et me dit :
« Rapporte le livre ! »
Je choisis le moment où, après le dîner28, les patrons faisaient la sieste, et me montrai chez la femme du coupeur29, gêné et déprimé.
Je la retrouvai semblable à celle qu’elle était la première fois, mais autrement vêtue : elle portait une jupe grise, un corsage de velours noir, et son cou découvert s’ornait d’une croix de turquoise. Elle avait l’air d’un bouvreuil femelle30.
Quand je lui dis que je n’avais pas eu le temps de lire le livre, et qu’on me défendait de lire, mes yeux se remplirent de larmes dues à la fois à l’affront que l’on me faisait et à la joie que j’éprouvais à voir cette femme.
« Pfff, quels gens stupides ! dit-elle en fronçant ses fins sourcils. Tout de même, ton patron semble quelqu’un d’intéressant. Attends, ne t’afflige pas, je vais réfléchir. Je lui écrirai ! »
Cela m’effraya, je lui expliquai que j’avais menti à mes patrons, en prétendant que je n’avais pas pris le livre chez elle, mais chez l’ordonnance.
« Il ne faut pas lui écrire ! la priai-je. Ils se moqueront de vous, vous insulteront. Vous savez, ici, personne ne vous aime, vous êtes la risée de tout le monde, on dit que vous êtes une petite sotte à qui il manque une côte… »
Ayant sorti cela à brûle-pourpoint, je compris aussitôt que j’avais trop parlé, et que c’était outrageant pour elle : elle se mordit la lèvre supérieure et se frappa la hanche, comme si elle eût été à cheval. Confus, je baissai la tête, souhaitant m’enfoncer sous terre, mais la femme du coupeur se laissa tomber sur une chaise et partit d’un grand rire joyeux, en répétant :
« Oh, que c’est bête… que c’est bête ! Mais que peut-on y faire ? » se demanda-t-elle en me regardant fixement ; puis, avec un soupir, elle me dit :
« Tu es un garçon bien étrange, vraiment… »
En jetant un coup d’œil au miroir à côté d’elle, je vis un visage aux pommettes saillantes, au nez large, avec un gros bleu sur le front et des cheveux, non coupés depuis longtemps, qui pointaient et se tortillaient de tous les côtés : était-ce cela qu’on appelait « un garçon bien étrange » ?… Un garçon étrange qui ne ressemblait pas à une figurine de porcelaine…
« Tu n’as pas pris la petite monnaie que je t’ai donné l’autre jour. Pourquoi ?
— Je n’en ai pas besoin. »
Elle poussa un soupir.
« Bon, on ne peut rien y faire ! Si l’on te permet de lire, viens me voir, je te donnerai des livres…
Trois livres étaient posés sur la console ; le plus épais était celui que j’avais rapporté. je le regardais avec tristesse. La femme du coupeur me tendit sa petite main rose.
« Eh bien, adieu ! »
J’effleurai précautionneusement sa main et m’enfuis.
C’était peut-être vrai, ce qu’on disait d’elle, qu’elle ne connaissait rien à rien : la pièce de vingt kopecks de l’autre jour, elle appelait ça de la petite monnaie31, comme un enfant.
Mais cela me plaisait…
Notes
- Le chef cuisinier qui, sur le vapeur, l’avait pris sous son aile, lui enjoignant de lire à tout prix.
- Voir la Bible : les psaumes sont attribués à différents auteurs, dont le roi David…
- Rue de Nijni-Novgorod.
- Quartier historique de Nijni-Novgorod, sur la rive droite de l’Oka, sur le versant en pente raide.
- Deux seulement en russe, je suis obligé de trahir…
- Pour mémoire : le patron et Viktor, son frère cadet, la femme du patron et sa mère.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Oka_(Volga)
- Encore appelées « Les Grands jeudis ». Anciennes fêtes païennes liées aux semailles, mais aussi à la célébration des âmes en peine des défunts, combinées avec le calendrier chrétien : elles sont célébrées le septième jeudi après Pâques. Voir par exemplle, pp 125-130 :
https://www.lesjeunesrussisants.fr/religion/documents/LHERITAGE_PAIEN_DE_LA_RUSSIE.pdf, ou encore (en russe…) :
https://ru.wikipedia.org/wiki/%D0%A1%D0%B5%D0%BC%D0%B8%D0%BA - À prendre dans un sens ancien : artisans et commerçants, notamment.
- La vieille, la mère du patron, le lui avait déclaré cela, en prenant comme exemple Ève, qui avait trompé Dieu lui-même, lors de son premier séjour chez les dessinateurs.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Kalouga
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Toula. Nous sommes dans les régions que traverse l’Oka, grand affluent de la Volga.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Tournure
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Saintes_Portes
- Cet épisode a sans doute inspiré à Gorki le petit récit dont il donna deux versions à vingt ans d’intervalle : https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280624/la-piece-de-dix-kopecks-maxime-gorki
- Le champ : revue hebdomadaire très populaiire, dont l’éditeur, Adolf Marx fut aussi l’éditeur des Œuvres complètes de Tchékhov :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Niva_(journal)#:~:text=Niva%20(%D0%9D%D0%B8%CC%81%D0%B2%D0%B0)%20est%20un%20titre,d'%C3%A9dition%20p%C3%A9tersbourgeoise%20Adolf%20Marx - Hebdomadaire ayant paru entre 1879 et 1891.
- Équivalent des vêpres chez les Orthodoxes, mais le samedi soir et un peu plus tard.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Xavier_de_Mont%C3%A9pin
- Elle rejoint la couchette ménagée en haut du grand poêle.
- Allusions aux attentats des narodniki : d’ici un an, en 1881, ils feront sauter le tsar…
- C’était dans le chapitre IV. À l’époque, il travaillait déjà pour ses patrons actuels.
- Souvenirs du premier tome, Enfance, ainsi que des propos du chef cuisinier Smoury, sur le vapeur.
- Alexandre Pavlovitch : Alexandre Ier.
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexis_Araktche%C3%AFev
- Coiffure des Itelmènes, habitants du Kamtchatka : Alexeï avait rencontré ce terme suur le vapeur, dans l’un des livres que l’un avait fait lire Smoury, le chef cuistot…
https://fr.wikipedia.org/wiki/Itelm%C3%A8nes. Pareil pour ce qui vient juste après. - Évêque et missionnaire russe du XVIIIe siècle.
- Grand repas pris vers 15h.
- La répétition est un peu lourde, mais on ne connaît guère, en français, le terme « coupeuse » dans cet emploi, là ou le russe fabrique le mot sans difficulté.
- Après les mésanges entrant l’hiver se réchauffer, nouvelle allusion aux oiseaux que le narrateur capturait dans un chapitre précédent, avec force descriptions.
- Le terme de « petite monnaie » s’appliquait davantage à des pièces de cuivre valant un demi-kopeck qu’à une pièce d’argent de vingt kopecks : pour fixer les idées, quand le narrateur travaillait sur le vapeur, à une escale, il avait acheté un livre pour cinq kopecks…
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Répertoire général des traductions de ce blog :
https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire