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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 6 avril 2025

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Le manteau (Nicolas Gogol) – Début

Une nouvelle à maints égards fantastique, et qui réussit néanmoins à esquisser le portrait d'une Russie peu avenante, celle de Nicolas Ier, vers 1840. Mais ce texte va bien au-delà, il dérape sans cesse et nous projette dans un univers purement verbal...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

     Au ministère de… mais il vaut mieux ne pas le nommer. Il n’y a rien de plus irascible que les gens des ministères, les militaires, les employés des administrations, bref, tous les gens en place. De nos jours, le moindre particulier estime qu’en l’offensant, on porte atteinte à la société entière. Tout récemment, à ce qu’on dit, le chef de la police de je ne sais plus quel district1 a produit une requête exposant clairement que les ordonnances étatiques n’étaient plus respectées, et qu’on prononçait en vain son saint nom à lui2. Pour le prouver, il joignait à sa supplique un énorme volume, un ouvrage romanesque dans lequel un capitaine de police apparaissait, parfaitement soûl, toutes les dix pages. Ainsi, afin d’éviter tout désagrément, il vaut mieux que nous disions simplement : dans un certain ministèreDans un certain ministère, donc, travaillait un certain employé, qui n’avait rien de remarquable : petit, le visage grêlé, vaguement rouquin, avec des yeux de taupe, le front un peu dégarni, les joues creusées de rides et le teint hémorroïdal, comme on l’appelle… On n’y peut rien, c’est la faute du climat de Pétersbourg ! Quant à son rang (chez nous, il faut toujours le mentionner au début), c’était l’éternel conseiller honoraire3 sur lequel, comme on sait, ont exercé leur ironie, en s’en donnant à cœur joie, divers écrivains ayant l’habitude méritoire de s’en prendre à ceux qui ne peuvent pas mordre. Notre fonctionnaire s’appelait Bachmatchkine. Ce nom dérivait bien sûr du mot bachmak, le soulier ; mais à quel moment et de quelle manière cette dérivation avait-elle eu lieu, personne n’en savait rien. Son père, son grand-père, même son beau-frère, tous les Bachmatchkine sans exception portaient des bottes qu’ils faisaient ressemeler deux ou trois fois par an. Il avait pour prénom et patronyme : Akaki Akakiévitch. Cela peut sembler au lecteur un peu étrange et quelque peu ampoulé, mais on peut lui assurer que cela ne fut nullement recherché, et résulta seulement des circonstances, qui les imposèrent de façon formelle, et voici comment : si ma mémoire ne me trompe pas, Akaki Akakiévitch naquit vers le soir, la veille du 23 mars. Sa défunte mère, épouse de fonctionnaire et très bonne femme, se prépara, comme il se doit, à faire baptiser l’enfant. Encore couchée dans son lit, faisant face à la porte, elle avait sur sa droite le parrain, excellent homme chef de bureau au Sénat, Ivan Ivanovitch Iérochkine, et la marraine, Arina Semionovna Bielobriouchkova4, épouse d’un officier de police de quartier et femme aux rares vertus. On proposa à l’accouchée de choisir entre les trois prénoms suivants : Moki,  Sosie et Hozdazat, ce dernier d’après le nom du martyr5. « Non, pensa la défunte, je n’aime pas ces noms. » Pour lui complaire, on ouvrit le calendrier à un autre endroit ; trois noms sortirent encore : Triphylle, Dulas et Barachise. « Eh, c’est une vraie punition du Ciel ! dit la vieille femme. Je n’ai jamais rien entendu de pareil. Passe encore pour Baradate et Baruch, mais Triphylle et Barachise… » On tourna la page, pour tomber sur Pausicace et Vakhtissi. « Eh bien, je vois que telle est sa destinée, dit la vieille. Si c’est comme ça, autant qu’il s ‘appelle comme son père. Le père s’appelait Akaki, que le fils porte aussi ce nom. » Ce qui produisit Akaki Akakiévitch. On baptisa l’enfant, qui se mit à pleurer et à grimacer comme s’il pressentait qu’il deviendrait conseiller honoraire. Voici donc comment tout cela se produisit. Nous avons rapporté ces détails pour que le lecteur puisse voir de lui-même que ce prénom fut imposé par la nécessité, et que tout autre choix était impossible. À quelle époque était-il entré au ministère ? Qui l’avait fait nommer à son poste ? Personne ne s’en souvenait. Les directeurs et les chefs de tous ordres avaient beau se succéder, on le voyait toujours à la même place, dans la même posture, remplissant la même fonction de copiste ; si bien que, par la suite, on fut persuadé qu’il était venu au monde ainsi, déjà tout prêt, avec son uniforme civil et son front dégarni. Au ministère, on ne lui montrait pas le moindre respect. Les huissiers ne se levaient pas à son passage, loin de là, ils le regardaient comme ils eussent observé une mouche traverser l’antichambre. Ses chefs le traitaient avec une froideur despotique. Le premier sous-chef de bureau venu lui fourrait des papiers sous le nez sans même se donner la peine de dire : « Recopiez-moi ça », ou bien « Tenez, voici une petite chose intéressante », ou une autre amabilité, comme c’est la règle entre gens bien élevés d’un même service. Et lui prenait les papiers, se contentant de les regarder sans même voir qui les lui tendait, ni se demander si c’était à bon droit. Ayant pris le document, il se mettait sur-le-champ en devoir de le recopier. Les jeunes fonctionnaires se gaussaient de lui, épuisant à son propos les réserves de railleries présentes dans les bureaux, racontant devant lui diverses anecdotes sur son compte, ainsi qu’au sujet de sa logeuse, une vieille femme de soixante-dix ans : ils affirmaient qu’elle le battait, lui demandaient quand il allait l’épouser et faisaient pleuvoir sur sa tête de bouts de papier en disant que c’était de la neige. Mais Akaki Akakiévitch demeurait muet, comme si personne ne se trouvait devant lui ; cela n’avait même aucune incidence sur son activité : au beau milieu de ces tracasseries, il poursuivait son recopiage sans faire la moindre faute. Ce n’était que si la plaisanterie devenait trop insupportable, par exemple lorsqu’on lui poussait le coude, l’empêchant d’accomplir sa tâche, qu’il disait : « Laissez-moi tranquille ! pourquoi me faites-vous du tort ? » Dans ces mots, et dans la voix qui les prononçait, résonnait quelque chose d’étrange, inclinant tellement à la pitié qu’un jeune homme récemment nommé qui allait, à l’instar des autres, se livrer à une plaisanterie sur le compte d’Akaki Akakiévitch s’arrêta net, comme transpercé ; et dès lors, on eût dit que tout avait changé à ses yeux, qu’il voyait le monde autrement. Une sorte de force surnaturelle le détourna de ses collègues, qu’il avait pris, en faisant leur connaissance, pour des gens convenables, des hommes du monde. Longtemps par la suite, dans les instants les plus joyeux, il revit le petit employé au front dégarni, et entendit de nouveau ses paroles pénétrantes : « Laissez-moi tranquille ! pourquoi me faites-vous du tort ? » ; et l’on entendait, dans ces paroles pénétrantes, l’écho d’autres paroles : « Je suis ton frère. » Le malheureux jeune homme se voilait  alors la face, et il frémit plus d’une fois, au cours de sa vie, en voyant combien l’homme porte en lui d’inhumanité, et comme il se cache de grossière férocité sous les manières raffinées et le savoir, même, ô Seigneur, chez ceux que le monde voit comme des gens nobles et honnêtes6.
     On eût difficilement trouvé un homme dont la vie se résumât à ce point à sa fonction. Dire qu’il s’y adonnait avec ardeur serait en dessous de la vérité : non, quant à la façon dont il s’y adonnait, c'est d’amour qu'il faut parler. Dans ce travail de copie s’ouvrait pour lui une sorte de monde à lui, dans sa diversité et son agrément. Sa délectation se lisait sur sa figure ; il avait ses lettres favorites, et lorsqu’il parvenait à l’une d’elles, il ne se tenait plus de joie : il riait tout bas, clignait de l’œil et s’accompagnait des lèvres, si bien qu’en observant son visage, on pouvait lire chacune des lettres que traçait sa plume. S’il avait été récompensé proportionnellement à son ardeur au travail, il aurait même pu, à son propre étonnement, se voir promu conseiller d’État7 ; mais il n’avait eu droit, en tout et pour tout, selon l’expression de ses collègues grands faiseurs de bons mots, qu’à une boucle8 à la boutonnière et à des hémorroïdes au derrière. Du reste, on ne peut pas dire qu’on ne faisait aucunement attention à lui. Un jour, un brave homme de directeur qui voulait le récompenser pour ses longs services lui fit confier une tâche plus importante que son travail habituel de copie : il devait faire un rapport, à partir d’une affaire déjà prête, à un autre service ; le travail consistait seulement à changer le titre du document et faire passer ça et là quelques verbes de la première à la troisième personne. Cela lui donna tant de travail que, complètement en sueur, il finit par dire, en s’épongeant le front : « Non, donnez-moi plutôt quelque chose à copier. » Dès lors, on le laissa définitivement à ses copies. En dehors de ce travail de copie, rien ne paraissait exister pour lui. Il ne songeait jamais à son vêtement : son uniforme n’était pas vert, mais d’une teinte mi-roussâtre mi-farineuse. Il portait un col bas et étroit, si bien que son cou, qui était pourtant court, semblait, au sortir de ce col, d’une longueur extraordinaire, comme celui de ces petits chats de plâtre branlant du chef, juchés par dizaines sur la tête de nos prétendus étrangers9. Et quelque chose était toujours collé à son uniforme : un brin de paille ou un bout de fil ; il avait en outre, dehors, un talent particulier pour se trouver sous une fenêtre au moment précis où toutes sortes de saletés s’en déversaient, ce qui faisait qu’il promenait en permanence  sur son chapeau des écorces de pastèque et de melon10 et d’autres bêtises du même ordre. Ce qui se passait quotidiennement dans la rue, il n’y avait absolument jamais fait attention, alors que ses collègues les jeunes fonctionnaires, c’est notoire, observent cela avec le plus vif intérêt, la pénétration de leur regard allant jusqu‘à remarquer, sur le trottoir d’en face, la déchirure d’un sous-pied au bas d’un pantalon, ce qui amène infailliblement un sourire narquois sur leur visage. Mais, où qu’Akaki Akakiévitch posât ses regards, il ne voyait là que les lignes rédigées avec soin par son écriture régulière, et il fallait au moins que la tête d’un cheval surgi allez savoir d’où vînt se poser sur son épaule, ses naseaux lui soufflant tout un coup de vent dans le cou, pour qu’il se rendît compte qu’il se trouvait, non pas au milieu d’une ligne, mais au beau milieu de la rue. Rentré chez lui, il se mettait aussitôt à table, lampait à la hâte sa soupe aux choux et mangeait un morceau de bœuf aux oignons, sans faire nullement attention au goût que cela avait, et avalant en même temps les mouches  et tout ce qui avait pu tomber dans son pot à ce moment. Lorsqu’il sentait que son estomac commençait à gonfler, il se levait de table, sortait un flacon d’encre et copiait les documents qu’il avait ramenés chez lui. Sinon, il recopiait quelque papier pour lui-même, pour son propre plaisir, notamment lorsque le document ne se distinguait pas par son style, mais par la nouveauté ou l’importance du destinataire.
     Même aux heures où le ciel gris de Pétersbourg s’éteint complètement et où toute la gent bureaucratique, rassasiée, a fini de dîner, chacun selon ses possibilités, ses moyens et ses caprices – alors que tout un chacun a pris un peu de repos après le crissement des plumes au ministère, après les courses, les activités indispensables des uns et des autres, et toutes les tâches que l’infatigable être humain s’impose de lui-même, parfois au-delà du nécessaire –, lorsque les fonctionnaires se hâtent de consacrer le temps qui reste aux délices et aux plaisirs, l’un, encore fringant, se précipitant au théâtre, l’autre allant dans une rue admirer certains chapeaux de dames, un autre encore se rendant à une soirée où il passera son temps à faire des compliments à une demoiselle au gentil minois, étoile d’un petit cénacle d’employés, d’autres, les plus nombreux, allant tout simplement voir un collègue qui habite, au deuxième ou au troisième étage11, un petit deux pièces avec une entrée ou une cuisine et quelques prétentions à la mode, une lampe ou quelque bibelot ayant coûté pas mal de sacrifices, de renoncements à des dîners et à des balades ; bref, quand tous les fonctionnaires se dispersent dans les petits appartements de leurs amis pour y jouer des parties endiablées de whist12, en buvant par petites gorgées des verres de thé accompagnées de biscuits à un sou, en tirant des bouffées de fumée de longues chibouques et en racontant, pendant qu’on distribue les cartes, quelque potin échappé de la haute société – ces commérages dont tout Russe, quelle que soit sa situation, ne saurait se passer –, ou même, lorsque la conversation retombe, l’éternelle anecdote du commandant à qui l’on avait rapporté que quelqu’un avait coupé la queue du cheval de Falconet13 ; bref, même au moment où tout un chacun aspire à se distraire, Akaki Akakiévitch ne se livrait à aucun divertissement. Personne ne pouvoir dire l’avoir aperçu dans quelque soirée. Ayant écrit tout son saoul, il se couchait en souriant à l’avance à la pensée du lendemain : Dieu lui enverrait demain quelque chose à copier. Ainsi s’écoulait la vie paisible d’un homme sachant, avec ses quatre cents roubles d’appointements, être satisfait de son sort, et cette vie aurait sans doute continué à s’écouler jusqu’à la vieillesse la plus avancée, sans les divers malheurs semés non seulement sur la route des conseillers honoraires, mais encore sur celle des conseillers secrets, actuels, auliques14, à toutes sortes de conseillers, même ceux qui ne donnent de conseil à personne et n’en reçoivent pas davantage.
     Tous ceux qui perçoivent plus ou moins quatre cents roubles d’appointements annuels ont à Pétersbourg un puissant ennemi. Qui n’est autre que notre froid nordique, bien qu’on le dise fort sain. Le matin, entre huit et neuf, précisément à l’heure où les rues se remplissent de gens se rendant à leur ministère, le froid se fait si vif et si piquant qu’il inflige des chiquenaudes à tous les nez sans distinction, au point que les pauvres fonctionnaires ne savent plus où les fourrer. Au moment où le gel fait souffrir jusqu’au front des hauts personnages, leur mettant les larmes aux yeux, les malheureux conseillers honoraires se retrouvent parfois sans défense. Leur seul moyen de salut est de traverser en courant, serrés dans leur maigre manteau, cinq ou six rues pour aller taper du pied dans la loge du portier, le temps que dégèlent les facultés et les talents gelés en cours de route, et qui leur sont nécessaires pour accomplir leurs tâches. Depuis quelque temps, bien qu’il s’efforçât de parcourir le plus vite possible la distance imposée, Akaki Akakiévitch se sentait particulièrement transi dans le dos et aux épaules. Il finit par se demander si son manteau ne péchait pas un peu. L’ayant, chez lui, soigneusement examiné, il découvrit qu’en quelques endroits, précisément dans le dos et aux épaules, ce n’était plus que de la toile claire : le tissu était tellement élimé qu’on voyait à travers, et la doublure était partie en lambeaux. Il faut savoir que le pardessus d’Akaki Akakiévitch était lui aussi l’objet des railleries de ses collègues ; ils lui refusaient même le noble nom de manteau et l’appelaient « capote ». Ce vêtement était en effet bizarrement agencé : son col rétrécissait davantage chaque année, car il servait à rapiécer le reste. Ces rapiéçages faisaient douter de l’art du tailleur, le résultat était laid, cela tenait du sac. Ayant vu de quoi il retournait, Akaki Akakiévitch en conclut qu’il lui faudrait porter le manteau chez le tailleur Pétrovitch15, lequel habitait, au troisième étage, un appartement donnant sur l’escalier de service et qui, bien que borgne et grêlé sur toute la figure, raccommodait passablement bien les pantalons et les fracs, ceux des fonctionnaires comme ceux du tout-venant, du moins lorsqu’il n’était pas ivre et qu’il ne s’était pas mis en tête une autre entreprise. Certes, il ne conviendrait pas de s’étendre sur ce tailleur, mais comme la mode est désormais d’indiquer le caractère de chacun des personnages d’une nouvelle, passons à Pétrovitch. Il s’appelait simplement Grigori, pour commencer, c’était un serf chez un quelconque maître ; il devint Pétrovitch à compter du jour où il fut affranchi et se mit à s’enivrer sérieusement les jours de fête, d’abord les grandes, puis toutes celles marquées d’une petite croix sur le calendrier. Il était, sous ce rapport, fidèle aux coutumes de ses ancêtres, et, lorsqu’il se querellait avec son épouse, il la traitait de mondaine impie et d’Allemande. Puisque nous venons de faire allusion à sa femme, il va falloir dire deux mots également à son sujet ; hélas, on ne savait pas grand chose sur elle, à part qu’elle était la femme de Pétrovitch, et qu’elle portait un bonnet et non un fichu16 ; elle ne pouvait pas, semble-t-il, se vanter d’être belle ; en la croisant, du moins, seuls les soldats de la Garde allaient jeter un coup d’œil sous son bonnet, avec un frémissement de la moustache et un grognement tout spécial.
     En montant l’escalier menant chez Pétrovitch, escalier qui, il faut lui rendre cette justice, était tout imbibé d’eaux grasses et imprégné de cette odeur de gnôle qui pique les yeux et qu’on retrouve, c’est de notoriété publique, absolument dans tous les escaliers de service des maisons à Pétersbourg – en grimpant cet escalier, donc, Akaki Akakiévitch réfléchissait déjà au prix que demanderait Pétrovich, et il ne voulait pas lui donner plus de deux roubles. La porte du tailleur était ouverte, car la maîtresse de maison, en faisant cuire quelque poisson, avait tellement enfumé sa cuisine qu’on n’y distinguait même plus les cafards. Akaki Akakiévitch traversa la cuisine sans se faire remarquer par la maîtresse des lieux, et parvint dans une pièce où il aperçut Pétrovitch assis sur une grande table de bois blanc, les jambes repliées sous lui, tel un pacha turc. Selon l’usage des tailleurs à leur ouvrage, il avait les pieds nus. Et ce qui sautait d’emblée aux yeux, c’était son gros orteil bien connu d’Akaki Akakiévitch, avec son ongle déformé, épais et dur comme une carapace de tortue. Pétrovitch portait un écheveau de soie et de fils accroché à son cou, et une vieille nippe sur les genoux. Cela faisait deux ou trois minutes qu’il essayait en vain d’enfiler son aiguille, ce qui le faisait pester contre l’obscurité, et même s’en prendre au fil, bougonnant à mi-voix : « Il ne veut pas entrer, ce sauvage ! Tu m’épuises, coquin ! » Ce fut un désagrément pour Akaki Akakiévitch d’arriver au moment où Pétrovitch était en colère : il aimait lui passer commande lorsque ce dernier était déjà un peu gris ou, comme disait sa femme lorsque « ce diable de borgne avait son compte de gnôle. » Dans cet état, Pétrovitch consentait de bonne grâce à des rabais, se montrait accommodant et se confondait en remerciements accompagnés de courbettes. Certes, sa femme venait ensuite pleurnicher, en disant que son mari était soûl et s’était contenté de trop peu ; mais avec une pièce de dix kopecks en plus, l’affaire était souvent dans le sac. Là, Pétrovitch paraissait avoir toute sa tête, et par conséquent dur, intraitable et prêt à demander des sommes exorbitantes. Akaki Akakiévitch le comprit et voulait déjà faire demi-tour, mais c’était déjà trop tard. Pétrovitch clignait de son œil unique pointé sur lui, et Akaki Akakiévitch articula involontairement : 
     « Bonjour, Pétrovitch ! 
     — Je vous souhaite le bonjour, Monsieur, dit Pétrovitch en louchant de son œil unique sur les mains d’ Akaki Akakiévitch pour voir quel butin celui-ci lui apportait.
     — Je suis venu te voir, Péttrovitch, n’est-ce pas… »
     Il faut savoir qu’Akaki Akakiévitch s’exprimait la plupart du temps à l’aide d’adverbes, de prépositions et enfin de particules parfaitement dépourvues de sens. Dans les cas les plus embarrassants, il avait l’habitude de ne pas achever ses phrases, de sorte que, très souvent, après avoir commencé par dire : « C’est vraiment tout à fait… n’est-ce-pas… », il en restait là, oubliant de conclure et croyant avoir tout dit. 
     « De quoi s’agit-il ? » dit Pétrovitch, tout en inspectant de son œil unique l’uniforme d’Akaki Akakiévitch, depuis le col jusqu’aux manches, ainsi que le dos, les basques et les boutonnières, toutes choses qu’il connaissait fort bien puisque c’était sa propre œuvre. Telle est la coutume des tailleurs : c’est la première chose qu’ils font en vous rencontrant.
     « Voici, n’est-ce-pas, Pétrovitch… ce manteau… le drap…Tu vois, tout le reste tient très bien, il est un peu poussiéreux, du coup il a l’air vieux, mais il est neuf… il n’y a qu’ici, n’est-ce-pas… sur le dos… et puis une épaule est un peu usée, cette épaule, là, tu vois, c’est tout. Guère de travail… »
     Pétrovitch prit la capote, commença par l’étaler sur la table, l’examina longuement, hocha la tête et attrapa sur le rebord de la fenêtre une tabatière ronde ornée du portrait d’un général au nom restant inconnu, car l’endroit du visage avait été percé d’un coup de doigt, et l’on avait ensuite collé à sa place un carré de papier. Ayant humé une prise, Pétrovitch tint la capote en écartant les bras pour l’examiner à contre jour, et hocha de nouveau la tête. Il la retourna ensuite, doublure vers le haut, et hocha la tête encore une fois ; soulevant à nouveau le couvercle de la tabatière, il se bourra le nez de tabac, referma la tabatière et la serra à sa place, pour déclarer enfin :
     « Non, ce n’est pas réparable : le vêtement est trop mauvais ! »
     À ces mots, Akaki Akakiévitch sentit son cœur se serrer.
     « Pas réparable, pourquoi donc, Pétrovitch ? » dit-il d’une voix presque suppliante, comme un enfant. Tout de même, il n’est usé qu’aux épaules, tu dois bien avoir des bouts de tissu… 
     — Des bouts de tissu, ça peut se trouver, des bouts de tissu, dit Pétrovitch ; seulement, les coudre là-dessus, pas moyen : c’est complètement pourri, une aiguille là-dedans et ça partira en lambeaux.
     — Tant pis, tu y mettras tout de suite une pièce…
     — Où donc ? Ça ne tiendra nulle part, le drap est terriblement usé. Ça n’a plus de drap que le nom, au moindre coup de vent, ça s’envolera de tous les côtés.
     — Eh bien renforce-le. Tout de même, vraiment, n’est-ce pas !…
     — Non, trancha Pétrovitch. Il n’y a rien à faire, ça ne vaut plus rien. Le mieux, pour vous, ce serait d’y tailler des bandes molletières quand viendront les froids, parce que les bas, ça ne tient pas chaud. Ce sont les Allemands qui les ont inventé, pour se faire plus d’argent (Pérovitch aimait bien s’en prendre aux Allemands quand il le pouvait). Mais pour le manteau, vous aurez besoin de vous en faire faire un neuf. »
     À ce mot de « neuf », Akaki Akakiévitch eut un brouillard devant les yeux, et tout ce qui se trouvait dans la pièce commença à se brouiller. Il ne voyait plus nettement que le général dont un carré de papier collé tenait lieu de visage, sur le couvercle de la tabatière de Pétrovitch. 
     « Comment ça, un neuf ? dit-il, toujours dans une sorte de rêve. Mais je n’ai pas l’argent pour cela, moi !
     — Oui, un neuf, répéta Pétrovitch  avec une sérénité cruelle.
     — Et si d’aventure, je m’en faisais faire un neuf, combien, euh, n’est-ce pas…?
     — Vous voulez dire : combien coûtera-t-il ?
     — Oui.
     — Trois billets de cinquante roubles, au bas mot, fit Pétrovitch en pinçant les lèvres d’un air significati – il raffolait des grands effets, aimait déconcerter complètement, d’un coup, ses clients, pour observer ensuite du coin de l’œil leur mine interdite.
     — Cent-cinquante roubles pour un manteau ! s’exclama le malheureux Akaki Akakiévitch, criant peut-être pour la première fois de sa vie, car on ne l’entendait jamais élever la voix.
     — Oui monsieur17, dit Pétrovitch ; et encore, ça dépend du manteau. Si l’on y met un col de martre et une capuche doublée de soie, cela ira chercher dans les deux cents roubles.
     — S’il te plaît, Pétrovitch, implora  Akaki Akakiévitch, sans même écouter les paroles du tailleur, et sans faire attention à ses grands effets, débrouille-toi pour l’arranger, qu’il me serve encore un peu.
     — Non, je vous l’ai déjà dit, répondit Pétrovitch. Ce serait gâcher mon travail et vous, perdre votre argent. »
     À ces mots,  Akaki Akakiévitch sortit complètement anéanti. Après son départ, Pétrovitch, quant à lui, resta immobile un bon moment, les lèvres pincées d’un air significatif, sans se remettre au travail. Il était satisfait de ne pas s’être compromis et de ne pas avoir trahi son art. 
     Akaki Akakiévitch se retrouva dans la rue comme dans un rêve. « En voilà une affaire, se disait-il ; vraiment, je ne pensais pas, n’est-ce pas… » Après un silence, il reprit : « C’est donc comme ça ! Voilà ce qu’il en est, moi je ne pouvais vraiment pas me douter que ce serait comme ça. » Suivit encore un long silence, après lequel il ajouta : « Ça alors ! C’est tellement… inattendu, n’est-ce pas… Une telle circonstance, n’est-ce pas… » Sur ce, au lieu de rentrer chez lui, il partit dans la direction opposée, sans nullement s’en apercevoir. En chemin, un ramoneur le frôla de son flanc sale,  lui noircissant toute l’épaule, puis une poche de plâtre se déversa sur lui du haut d’un échafaudage, tout cela sans qu’il remarquât rien ; il heurta ensuite un factionnaire qui, ayant posé sa hallebarde à côté de lui, secouait une petite corne remplie de tabac sur le dos de sa main calleuse : c’est alors seulement qu’il revint un peu à lui, surtout parce que le sergent de ville lui disait : « Qu’est-ce que t’as à me rentrer dans la gueule, tu sais pas ce que c’est qu’un trottouère ? » Ce qui lui fit reprendre ses esprits et faire demi-tour pour revenir chez lui. Là seulement, il se mit à rassembler ses idées, vit clairement et véritablement sa situation et se mit à discuter avec lui-même non plus par bouts de phrases, mais avec une franchise réfléchie, comme on parle avec un ami plein de bon sens d’une affaire qui vous touche de près. « Non, se dit Akaki Akakiévitch, il n’y a pas moyen, pour l’instant, de discuter avec Pétrovitch : il est, n’est-ce pas… sa femme a certainement dû le rosser. Il vaut mieux que j’aille le voir dimanche matin : le lendemain du samedi soir, il aura l’œil qui louche et dormira encore à moitié ; il lui faudra s’éclaircir les idées18, sa femme ne lui donnera pas d’argent, et moi, n’est-ce pas, je lui mettrai dix kopecks dans la main, ça le rendra plus accommodant, et alors le manteau, n’est-ce pas… » Tel fut le raisonnement d’Akaki Akakiévitch qui, ragaillardi, attendit le dimanche suivant ; ayant vu de loin que la femme de Pétrovitch sortait de chez elle, il alla droit chez le tailleur. Après son samedi soir, celui-ci avait l’œil qui biglait, la tête qui penchait lourdement, et il n’était guère réveillé ; mais en apprenant de quoi il s’agissait, ce fut comme si le diable lui avait donné une bourrade : « Rien à faire, dit-il, veuillez en commander un neuf. » Akaki Akakiévitch se hâta de lui fourrer dans la main une pièce de dix kopecks. « Grand merci, monsieur, je boirai un coup à votre santé, dit Pétrovitch. Pour ce qui est du manteau, ne vous mettez pas martel en tête : il ne vaut plus rien. Je vais vous en faire un neuf, vous verrez un peu, je ne vous dis que ça. »
     Akaki Akakiévitch repartait déjà sur son idée de réparation, mais Pétrovitch lui dit, sans l’écouter jusqu’au bout : « Comptez sur moi, je vous le ferai sans faute, votre manteau neuf, en y mettant du zèle. On pourra même suivre la mode, le col fermera avec des agrafes en plaqué argent. »

À suivre

Notes

  1. Le narrateur va très souvent perdre la mémoire, et la censure l’y aidera, au besoin.
  2. Exode, 20, 7 : « Tu n’utiliseras pas le nom de l’Eternel, ton Dieu, à la légère… »
  3. Neuvième rang du Tchin, la Table des rangs de Pierre le Grand, qui en comptait quatorze, en descendant; Ce rang modeste, correspondant au grade de capitaine en second, conférait cependant la noblesse, à titre personnel, non héréditaire.
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Table_des_rangs
  4. Je garde le nom au féminin, car on a ici le nom complet de la personne, qui est, à la française, Madame Biélobriouchkov ; ce nom signifiant : « La bedaine blanche », tandis que le nom du parrain signifie à peu près : « L’ébouriffé ».
  5. Noms de saints du IVe et du Ve siècle, d’après Georges Nivat. Les suivants (noms dont je garantis pas l’orthographe) sont tout aussi réels, de même que le finaliste et gagnant Akaki, Acace du Sinaï  https://fr.wikipedia.org/wiki/Acace_du_Sina%C3%AF
    L’ancien traducteur Henri Mongault renvoyait, au sujet de ces prénoms rares, au dictionnaire hagiographique de Dom Baudot  https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k757712/f12.item.texteImage
  6. Gogol fut, avant de devenir brièvement professeur d’histoire, employé successivement dans deux ministères, entre la fin 1829 et le début 1831, en démissionnant à chaque fois. Le « passage humanitaire » qu’on vient de lire est célèbre, et a fait couler beaucoup d’encre. On y a vu la source d’une tradition humaniste dans la littérature russe. Toutefois, une certaine insistance rhétorique a éveillé chez certains (le critique Eichenbaum, notamment) des soupçons : le terrible ironiste qu’était Gogol n’a-t-il pas voulu ici pasticher le style sentimental ?
    (d’après deux notes de Georges Nivat sur la traduction du texte par Lucile Nivat pour les éditions Garnier-Flammarion)
  7. Ce qui l’eût fait passer au cinquième rang de la Table, quatre rangs plus haut dans la hiérarchie, voir la note 3.
  8. Petit ruban d’une décoration sans grande valeur.
  9. Le texte dit : « nos étrangers russes ». Il s’agit, d’après Georges Nivat, de colporteurs qui se prétendaient étrangers car ceux-ci, avant tout Allemands, avaient une réputation d’honnêteté. Elle rappelle qu’au premier chapitre des Âmes mortes, un tailleur d’un trou perdu avait écrit sur son enseigne : Vassili Fiodorov, étranger.
  10. Georges Nivat attribue ce détail burlesque à un souvenir du séjour à Rome que fit l’auteur entre 1837 et 1839.
  11. L’étage noble, c’est le premier, celui où vit le sous-chef de bureau, voir la suite.
  12. Jeu venu d’Angleterre, encore à la mode au début du XIXe siècle. Il sera ensuite supplanté, en Russie, par le wint et la préférence.
  13. Statue équestre en bronze de Pierre le Grand, due au sculpteur français Falconet, venu en Russie sur la demande de Catherine II. Pouchkine l’a immortalisée dans son poème Le cavalier d’airain. L’anecdote rapportée est une blague qu’aurait faite Alexandre Ier au général Bachoutski, lequel serait allé vérifier, pour revenir en disant : « La statue est intacte, Votre Majesté ; mais j’ai fait placer une sentinelle pour que rien de tel n’arrive. »
  14. Les deux premiers sont tout en haut du Tchin, le dernier est au septième rang, voir de nouveau la note 3. La pirouette finale est typiquement gogolienne.
  15. Désigné, comme souvent les gens de basse condition mais d’un certain âge, par son seul patronyme. Ici, le personnage est un ancien serf affranchi, sans qu’on en sache davantage. Mais la tournure peut aussi se rapporter, avec un respect affectueux à de grands personnages : Ilitch, pour Vladimir Ilitch (Oulianov), alias Lénine… On s’adresse ordinairement à quelqu’un en utilisant son prénom et son patronyme.
  16. Les femmes du peuple portent le fichu, les petites-bourgeoises une coiffe.
  17. Ce terme signalé seulement par l’enclitique sifflée « s », accolé au mot « Oui ».
  18. Au moyen d’un petit verre d’alcool : tradition si bien ancrée qu’elle a son verbe, en russe, опохмелиться : boire un coup pour faire passer la gueule de bois.

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