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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 6 avril 2025

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Le manteau (Nicolas Gogol) – Suite

La suite de la nouvelle...

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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     Akaki Akakiévitch vit alors qu’il ne pourrait se passer d’un nouveau manteau, et fut complètement découragé. En effet, avec quel argent le faire faire, ce manteau ? Certes, on pouvait en partie compter sur une gratification prévue pour les fêtes de fin d’année, mais l’emploi de cet argent était depuis longtemps fixé. L’achat d’un pantalon neuf s’imposait, il fallait rembourser ce qu’on devait au cordonnier pour avoir mis de nouvelles empeignes aux vieilles bottes, et commander à la couturière trois chemises, et puis deux exemplaires de ce linge qu’il serait inconvenant de nommer dans un texte imprimé – bref, tout l’argent y passait, et même si le directeur avait la bonté de porter la prime à quarante-cinq ou cinquante roubles au lieu de quarante, ce qui resterait serait dérisoire, comme une goutte d’eau dans la mer par rapport au capital nécessaire à l’acquisition du manteau. Bien sûr, il savait que Pétrovitch avait des lubies : il réclamait parfois une somme exorbitante, si bien que sa propre femme ne pouvait se retenir de s’écrier : « Tu deviens fou, pauvre imbécile ! Certains jours, il travaille pour rien, et là, quel diable lui fait demander plus cher qu’il ne vaut lui-même ?! » Bien sûr, il savait que Pétrovitch se mettrait à l’ouvrage pour quatre-vingts roubles ; seulement, où les prendre, ces quatre-vingts roubles ? La moitié, cela pouvait encore se trouver : la moitié, et même un peu plus ; mais l’autre moitié ?… Mais le lecteur doit d’abord être informé à propos de la provenance de la première moitié. Akaki Akakiévitch avait l’habitude, à chaque rouble dépensé, de déposer un demi-kopeck19 dans un petit coffret fermé à clef, avec une fente pratiquée dans son couvercle et permettant d’y jeter de l’argent. Tous les six mois, il inspectait le tas de pièces de cuivre qui s’y trouvait et le remplaçait par des piécettes d’argent. Cela durait depuis longtemps, si bien qu’au bout de quelques années, la somme amassée s’avéra dépasser les quarante roubles. Il avait donc en main la moitié de ce qu’il lui fallait. Où prendre les quarante autres roubles ? À force de réfléchir, Akaki Akakiévitch en conclut qu’il lui faudrait réduire ses dépenses ordinaires, au moins pendant un an : bannir l’usage de thé le soir, ainsi que celui des chandelles, en cas de besoin, aller travailler chez sa logeuse, en utilisant sa lumière à elle ; dans la rue, marcher sur les pavés et les dalles le plus légèrement possible, et très prudemment, de façon à ménager ses semelles ; donner le plus rarement possible son linge à laver à la blanchisseuse, et, pour ralentir l’usure dudit linge, l’ôter aussitôt rentré chez lui et rester seulement dans sa robe de chambre de futaine, affaire très ancienne que le temps lui-même avait encore épargnée. Pour dire la vérité, il eut un peu de mal, au début, à s’habituer à de telles restrictions, puis les choses se tassèrent, il s’y fit ; il s’accoutuma même à jeûner le soir ; il trouva en revanche une nourriture spirituelle dans le fait d’avoir sans cesse en tête son futur manteau. Dès lors, ce fut comme si son existence avait pris de la consistance, un peu comme s’il s’était marié, comme si un autre être se tenait à ses côtés : il n’était plus seul, une aimable compagne avait accepté de l’accompagner sur le chemin de la vie, et cette compagne n’était autre que cette pelisse20 bien ouatée, à la doublure solide et inusable. Il devint plus vivant, de caractère plus affirmé, même, comme un homme qui s’est fixé une bonne fois un but. Le doute et l’indécision s’effacèrent d’eux-mêmes de son visage et de ses actions, bref, disparut en lui tout ce qu’il avait de vague et d’hésitant. Une lueur s’allumait parfois dans ses yeux, les idées les plus audacieuses, les plus téméraires lui passaient même par la tête : et pourquoi ne pas faire mettre de la martre sur le col, après tout ?! À force d’y réfléchir, il devint presque distrait. Un jour, en copiant un document, il faillit commettre une erreur, si bien qu’il fut bien près de s’écrier tout haut  : « oh ! », et fit un signe de croix. Il rendait chaque mois visite à Pétrovitch pour évoquer le manteau, voir avec lui où il valait mieux acheter le drap, et quelle couleur choisir, quel prix envisager, et il rentrait chez lui toujours content, quoiqu’un peu soucieux, songeant que le jour viendrait enfin où tout cela serait acheté, et le manteau confectionné. L’affaire devança même ses espérances. Contre toute attente, le directeur octroya à Akaki Akakiévitch non pas quarante ou quarante-cinq roubles, mais soixante roubles tout rond : simple hasard, ou le directeur pressentait-il qu’ Akaki Akakiévitch avait besoin d’un manteau ? En tout cas cela faisait vingt roubles en plus pour ce dernier. Cette circonstance accéléra la marche des événements. Deux ou trois mois de jeûne plus tard, Akaki Akakiévitch avait réuni ses quatre-vingt roubles. D’ordinaire très calme, son cœur se mit à battre à grands coups. Le jour même, il fit avec Pétrrovitch le tour des magasins. Ils achetèrent du drap de très bonne qualité – ce qui ne présentait pas de difficulté, car ils y pensaient depuis un semestre, et s’étaient rendus presque chaque mois dans les boutiques pour se faire aux prix ; Pétrovitch déclara lui-même qu’on ne trouvait point de meilleure étoffe. Pour la doublure, ils prirent du calicot, mais si solide et de si bonne qualité que, selon Pétrovitch, il paraissait même plus lustré que la soie, il réjouissait davantage l’œil. Ils n’achetèrent pas de martre, vraiment trop chère, mais prirent à la place du chat, le plus beau du magasin, un chat qui, de loin, passerait très bien pour de la martre. Pétrovitch mit deux semaines à confectionner le manteau, à cause du grand nombre de piqûres nécessaires, autrement, il eût été prêt plus tôt. Il prit douze roubles pour son travail : il ne pouvait pas demander moins, vu que le manteau était entièrement cousu au point arrière, au fil de soie, Pétrovitch y passant ensuite ses dents, qui avaient laissé diverses marques. Ce fut le… c’est difficile de dire le jour exact, mais ce fut certainement le jour le plus solennel de la vie d’Akaki Akakiévitch, lorsque Pétrovitch lui apporta enfin le manteau. Il l’apporta le matin, juste avant le moment de se rendre au ministère. Le manteau arrivait vraiment à point nommé, car le froid commençait à être vif, et menaçait, apparemment, de devenir encore plus rigoureux. Pétrovitch apparut avec le manteau, comme doit le faire un bon tailleur. Son visage arborait une expression pénétrée d’importance, telle qu’Akaki Akakiévitch ne lui en avait jamais vue de semblable. Il paraissait ressentir pleinement qu’il avait réalisé quelque chose de grand, et montré par là d’un coup l’abîme séparant les tailleurs se contentant de poser des doublures et faire des retouches de ceux qui confectionnent du neuf. Il tira le manteau du mouchoir dans lequel il l’avait apporté – mouchoir sortant de chez la blanchisseuse et qu’il replia et mit dans sa poche pour utilisation ultérieure. Ayant sorti le manteau, il le regarda avec une grande fierté et, le tenant à bout de bras, le fit adroitement retomber sur les épaules d’Akaki Akakiévitch ; après quoi, il tira dessus pour le tendre vers le bas, en drapa entièrement Akaki Akakiévitch sans le boutonner encore complètement. Homme d’un certain âge, Akaki Akakiévitch voulut aussi essayer les manches ; Pétrovitch l’aida à les passer : c’était une réussite. Bref, le manteau semblait parfait, juste au bon moment. Pétrovitch ne laissa pas échapper l’occasion de dire qu’il avait pris si peu cher parce qu’il exerçait sans enseigne dans une petite rue, et aussi parce qu’Akaki Akakiévitch était un vieux client : sur l’avenue Nevski, rien que la façon lui aurait coûté soixante-quinze roubles. Akaki Akakiévitch ne voulait pas discuter de cela avec Pétrovitch, les grosses sommes que Pétrovitch mentionnait pour jeter de la poudre aux yeux lui faisaient peur. Il paya au tailleur ce qu’il lui devait, le remercia et partit pour le ministère, revêtu de son manteau neuf. Pétrovitch le suivit et, dans la rue, s’arrêta longuement pour contempler de loin le manteau, avant de prendre exprès une ruelle tournant de côté pour revenir ensuite dans la rue et admirer de nouveau – cette fois de face – son œuvre. Cependant, Akaki Akakiévitch avançait, avec une complète sensation de fête. À chaque instant, à chaque minute, il sentait le manteau neuf sur ses épaules, il poussa même à plusieurs reprises un petit rire de satisfaction. Il y avait là, en effet, un double avantage : le manteau était chaud, et en plus il avait bel aspect, là-dedans. Il se retrouva soudain, sans avoir fait attention au chemin parcouru, au ministère ; dans la loge du concierge, il ôta son manteau, l’examina sur toutes les coutures et le confia à l’attention particulière du portier. D’un coup, sans que l’on sût d’où venait la nouvelle, tout le ministère fut au courant qu’Akaki Akakiévitch avait un manteau neuf et que c’en était fini de la capote. Tous accoururent aussitôt chez le suisse pour voir le manteau. On se mit à féliciter Akaki Akakiévitch, à lui faire des compliments, si bien que celui-ci, se contentant de sourire au début, finit même par éprouver de la honte. Et quand tout le monde commença à dire de façon insistante qu’il fallait arroser ça, et qu’il leur devait à tous une soirée, Akaki Akakiévitch fut complètement décontenancé, ne sachant que faire, que répondre et quelle excuse alléguer. Il lui fallut quelques minutes pour, tout rouge, se mettre à prétendre assez naïvement que ce n’était nullement un manteau neuf, que c’était tout bonnement l’ancien. Au bout du compte, l’un des fonctionnaires, sans doute quelque adjoint du chef de bureau, voulant montrer qu’il n’était pas fier et frayait avec ses inférieurs, déclara : « Eh bien, c’est moi qui vais donner une soirée à la place d’Akaki Akakiévitch, je vous invite tous à venir prendre le thé chez moi : c’est justement ma fête, aujourd’hui. » Naturellement, les fonctionnaires souhaitèrent au sous-chef une bonne fête et acceptèrent avec empressement. Akaki Akakiévitch cherchait déjà à s’excuser, mais tout le monde se mit à lui dire que ce serait impoli, tout bonnement honteux, et qu’il ne pouvait en aucun cas refuser. D’ailleurs, cette perspective lui redevint agréable en songeant que ce serait l’occasion de se promener même le soir dans son manteau neuf. La journée entière fut, pour Akaki Akakiévitch, la plus grande et la plus solennelle des fêtes. Il rentra chez lui dans la plus heureuse disposition d’esprit, enleva son manteau et le suspendit au mur avec précaution, après avoir admiré une fois encore le tissu et la doublure, après quoi il ressortit exprès, pour comparer les deux, son ancienne capote, qui partait en lambeaux. Il y jeta un coup d’œil et se prit à rire, tant la différence était grande ! Longtemps encore, tout en dînant21, il souriait de nouveau avec malice en repensant au piètre état dans lequel se trouvait la capote. Il mangea gaiement et, après ce repas, n’écrivit rien, ne copia pas le moindre document : il s’étendit sur son lit pour jouer un peu les sybarites en attendant qu’il fît nuit. Après quoi, sans lanterner, il s’habilla, jeta son manteau sur ses épaules et sortit. Où habitait précisément le fonctionnaire ayant lancé son invitation, nous ne pouvons malheureusement pas le dire : la mémoire commence  à nous faire grandement défaut, et tout ce que Pétersbourg compte de rues et de maisons se confond et se  mélange si bien dans notre tête22 qu’il est très difficile d’en retirer quelque chose de sensé. En tout cas, on sait du moins que ledit fonctionnaire logeait dans le meilleur quartier de la ville, et par conséquent très loin d’Akaki Akakiévitch. Celui-ci dut d’abord emprunter des rues désertes et mal éclairées, mais, à mesure qu’il approchait de l’appartement du fonctionnaire, les rues devenaient plus animées, plus peuplées et mieux éclairées. Les piétons se firent plus fréquents, des dames dans de jolies toilettes se montrèrent, les cols de castor apparurent chez les messieurs ; on rencontra de moins en moins de piètres cochers menant une rosse étique, conduisant de petits traîneaux de bois fermés d’une grille et garnis de clous dorés : on voyait au contraire de hardis gaillards en toque de velours framboise à la tête de traîneaux vernis et garnis de peaux d’ours, et des carrosses aux sièges de cocher ornementés, filant sur la chaussée en faisant grincer leurs roues sur la neige. C’était une sorte de nouveauté pour Akaki Akakiévitch : cela faisait plusieurs années qu’il ne sortait plus le soir. Il s’arrêta avec curiosité devant la fenêtre éclairée d’un magasin, pour regarder un tableau montrant une jolie femme enlevant sa chaussure et dénudant ainsi une jambe bien faite, tandis que dans son dos, un monsieur à favoris, avec une belle barbiche en pointe passait la tête par une porte entrebâillée. Akaki Akakiévitch hocha la tête avec un petit rire, puis poursuivit son chemin. Avait-il ri en se trouvant en présence de quelque chose de tout à fait inconnu, mais dont chacun conserve vaguement l’instinct ? À moins qu’il n’ait pensé, à l’instar de bien d’autres fonctionnaires : « Ah ces Français ! Il n’y a pas à dire, si quelque chose leur plaît, eh bien, n’est-ce pas… » Mais peut-être ne s’était-il rien dit de tel : il est en effet impossible de se faufiler dans l’âme d’autrui et de connaître toutes ses pensées. Il atteignit enfin la maison où logeait l’adjoint du chef de bureau. Lequel vivait sur un grand pied : son appartement occupait le premier étage, et une lanterne éclairait l’escalier. Dans le vestibule, Akaki Akakiévitch vit sur le plancher des rangées de caoutchoucs22. Parmi ces galoches, au beau milieu de la pièce, se tenait un samovar grésillant et lâchant des bouffées de vapeur. Aux murs pendaient en nombre des  pelisses et des manteaux, dont certains avaient même des cols de castor ou des revers de velours. On entendait derrière la cloison un brouhaha de voix qui devinrent nettes et distinctes lorsqu’une porte s’ouvrit, livrant passage à un laquais portant un plateau chargé de verres vides, d’un pot à crème et d’une corbeille de biscuits. À l’évidence, les fonctionnaires étaient arrivés depuis longtemps, et avaient déjà bu leur premier verre de thé. Ayant accroché son manteau, Akaki Akakiévitch entra dans la pièce, et apparurent d’un coup à ses yeux les bougies, les fonctionnaires, les pipes, les tables de jeu, cependant que le tumulte venait de toutes parts frapper ses oreilles, brouhaha des conversations et tapage des chaises déplacées. Il se figea, plein de gaucherie, au milieu de la pièce, se demandant ce qu’il devait faire. Mais voilà qu’on l’avait aperçu, on l’accueillit avec de grands cris, et tout le monde alla immédiatement dans le vestibule pour admirer de nouveau son manteau. Bien qu’en partie désemparé, Akaki Akakiévitch, homme au cœur simple, ne pouvait pas ne pas se réjouir devant les louanges couvrant son manteau; Ensuite, bien sûr, on les abandonna, lui et son manteau, pour prendre, comme c’est l’usage, la direction des tables de whist. Le boucan, le bruit des voix, la foule, tout cela semblait plutôt bizarre à Akaki Akakiévitch. Il ne savait tout bonnement pas quoi faire de ses mains, ni de ses pieds, ni de toute sa personne ; il finit par s’asseoir auprès de joueurs, regarda leurs cartes, les dévisagea un par un et commença au bout d’un moment à bâiller, à ressentir de l’ennui, d’autant plus que l’heure où il allait, d’ordinaire, se coucher était passée depuis longtemps. Il voulut prendre congé, mais on l’en empêcha en disant qu’il fallait absolument boire une coupe de champagne en l’honneur de son nouveau vêtement. une heure plus tard fut servi le souper, comprenant une salade composée, du veau froid, une terrine de pâté, des petits fours et du champagne. On fit boire deux coupes à Akaki Akakiévitch, qui sentit davantage de gaieté dans la pièce, sans pourtant oublier le moins du monde qu’il était déjà minuit, et qu’il était plus que temps de rentrer chez lui. Pour éviter que son hôte ne s’avisât de le retenir d’une façon ou d’une autre, il sortit de la pièce en cachette, alla chercher dans le vestibule son manteau, qu’il eut le déplaisir de trouver gisant par terre, le secoua pour en enlever jusqu’au dernier grain de poussière, le jeta sur ses épaules, descendit l’escalier et se retrouva dehors. La rue était encore éclairée. Ça et là, de petites échoppes, ces cercles inamovibles des gens de maison et de toutes sortes d’individus, restaient ouvertes ; d’autres étaient fermées, mais la fente à leur porte laissait passer un long rai de lumière, montrant ainsi qu’elles hébergeaient encore une société : servantes et valets y poursuivaient sans doute leurs discussions et leurs commérages, plongeant leurs maîtres, qui se demandaient où ils avaient bien pu passer, dans une grande perplexité. Akaki Akakiévitch allait d’humeur joyeuse, il faillit même, allez savoir pourquoi, se lancer à la poursuite d’une dame qui était passée près de lui comme un éclair, et dont chaque partie du corps était extraordinairement mobile. Mais il s’arrêta bien vite et reprit son allure tranquille, se demandant même, étonné par cet emballement, d’où sortait ce début de trot. Bientôt s’étirèrent devant lui ces rues désertes qui, déjà peu gaies dans la journée, le sont encore moins le soir. Elles devenaient maintenant plus perdues, plus solitaires : les réverbères s’y faisaient plus rares – l’huile, visiblement, y était chichement distribuée ; se montrèrent des maisons en bois, des palissades ; plus personne ; on voyait seulement le scintillement de la neige, le long des rues, et la noirceur des petites masures basses, assoupies derrière leurs volets clos. Il s’approcha de l’endroit où la rue qu’il suivait était coupée en deux24 par une place immense, semblable à un désert effrayant – c’est à peine si l’on distinguait, les maisons, de l’autre côté de la place. 
     Au loin, sans qu’on sût vraiment où, on voyait briller une petite lueur dans une guérite qui avait l’air de se trouver au bout du monde. Arrivé là, Akaki Akakiévitch sentit sa gaieté décroître grandement. Il s’engagea sur la place non sans une sorte d’appréhension involontaire, exactement comme si son cœur pressentait quelque fâcheux évènement. Il jeta un regard derrière lui, puis à droite et à gauche : c’était comme une mer qui l’entourait. « Non, mieux vaut ne pas regarder », se dit-il, et il avança en fermant les yeux ; quand il les rouvrit pour voir si la place allait bientôt prendre fin, il vit soudain devant lui, quasiment sous son nez, des individus moustachus dont il ne put distinguer davantage la physionomie. Sa vue se brouilla et son cœur se mit à battre fortement. « Mais c’est mon manteau ! » dit l’un des personnages d’une voix tonitruante en l’empoignant par le col. Akaki Akakiévitch voulut appeler au secours, à ce moment un deuxième escogriffe lui colla sur la bouche un poing gros comme une tête de fonctionnaire, en proférant cette menace : « Essaye un peu de crier, pour voir ! » Akaki Akakiévitch sentit seulement qu’on lui retirait son manteau, et il fut renversé d’un coup de genou, il se retrouva étalé la neige et perdit connaissance. Au bout de quelques minutes, il revint à lui et se releva : il n’y avait plus personne. Il ressentit le froid, son manteau n’était plus sur lui, il se mit à crier, mais sa voix ne portait nullement, semblait-il, jusqu’à l’extrémité de la place. Au désespoir, continuant à vociférer, il se mit à courir à travers la place, en direction de la guérite près de laquelle se tenait un factionnaire qui, appuyé sur sa hallebarde, avait l’air de l’observer avec curiosité, en se demandant quelle sorte de diable venait à lui en courant et en braillant. Arrivé à sa hauteur, Akaki Akakiévitch, haletant, se mit à lui crier dessus, lui reprochant de dormir sans rien regarder, sans voir qu’on dévalisait quelqu’un. Le sergent de ville répondit qu’il avait seulement vu, en pensant que c’étaient des amis à lui, deux hommes l’arrêter au milieu de la place ; au lieu de s’en prendre à lui en pure perte, il ferait mieux de se rendre le lendemain chez le surveillant de quartier : celui-ci trouverait bien qui avait pris le manteau. Akaki Akakiévitch rentra chez lui en courant, dans un état de désordre complet : les rares cheveux qu’il avait encore sur les tempes et la nuque étaient tout en désordre ; il était couvert de neige sur le côté, sur le devant et sur les jambes. Entendant des coups terribles à sa porte, sa vieille logeuse s’arracha de son lit et, une savate à un pied et l’autre nu, courut ouvrir la porte, retenant par pudeur sa chemise sur sa poitrine ; ayant ouvert, elle recula en voyant l’état d’Akaki Akakiévitch. Mais quand il lui eut raconté son aventure, elle leva les bras au ciel et dit qu’il fallait aller directement chez le commissaire de l’arrondissement25, que le surveillant de quartier ferait seulement semblant de s’occuper de son affaire ; le mieux était d’aller tout droit chez le commissaire : elle le connaissait, en plus, le commissaire, Anna la Finnoise, son ancienne cuisinière, était maintenant bonne d’enfants chez lui, elle le voyait souvent passer en voiture devant chez elle, et puis il allait à l’église tous les dimanches, même qu’en priant il regardait à la ronde gaiement, tout cela montrait bien que ce devait être un brave homme. Ayant écouté un pareil verdict, Akaki Akakiévitch se traîna tristement jusqu’à sa chambre, et nous laissons ceux qui sont capables de se mettre à la place d’autrui le soin d’estimer la nuit qu’il y passa. Au petit matin, il se rendit chez le commissaire ; mais on lui dit qu’il dormait ; il revint à dix heures : pareil ; il revint à onze heures : le commissaire était sorti ; quand il revint à l’heure du dîner, les secrétaires l’arrêtèrent dans l’antichambre, exigeant de savoir quelle affaire l’amenait, pourquoi il devait voir le commissaire et ce qui lui était arrivé. Tant et si bien qu’Akaki Akakiévitch fit, pour une fois dans sa vie, preuve de caractère et dit tout net qu’il avait besoin de voir le commissaire en personne, qu’il venait du ministère pour une affaire officielle, et qu’il ne leur conseillait pas de chercher à l’en empêcher, car il pourrait se plaindre d’eux, et alors on verrait ce qu’on verrait. Les gratte-papier n’osèrent rien objecter, et l’un d’eux alla prévenir le commissaire. Celui-ci accueillit de façon extrêmement étrange le récit du vol du manteau. Au lieu de faire porter son attention sur le point important de l’affaire, il se mit à questionner Akaki Akakiévitch, lui demandant pourquoi il rentrait si tard, et s’il ne revenait pas de quelque maison déshonnête, si bien qu’Akaki Akakiévitch perdit tous ses moyens et sortit de là en ignorant si son affaire serait ou non traitée comme il se devait. De toute la journée, fait unique dans son existence, il ne montra pas au bureau. Le lendemain, il parut, blême, portant sa vieille capote, devenue entretemps encore plus lamentable. L’histoire du vol du manteau émut beaucoup de monde, même s’il se trouva des fonctionnaires pour ne pas rater cette occasion de se gausser d’Akaki Akakiévitch.  On décida sur-le-champ d’organiser une collecte en sa faveur, mais la somme rassemblée fut insignifiante, car les fonctionnaires avaient déjà eu de fortes dépenses en souscrivant pour le portrait du directeur ainsi que pour un livre proposé par le chef de division, lequel était un ami de l’auteur, bref, la somme se trouva être une misère. Quelqu’un cependant, mû par la compassion, décida de venir en aide à Akaki Akakiévitch en lui donnant au moins un bon conseil et lui dit de ne pas recourir au surveillant de son quartier : bien sûr, il se pouvait que le surveillant, cherchant à se faire bien voir de ses chefs, retrouvât d’une façon ou d’une autre le manteau, mais la police le garderait tant qu’Akaki Akakiévitch ne fournirait pas la preuve légale que le manteau lui appartenait26 ; le mieux, pour lui, était de s’adresser à un certain important personnage, lequel important personnage se mettrait en rapport avec qui de droit, saurait à qui écrire, et pourrait ainsi faire avancer l’affaire. Ne voyant rien de mieux, Akaki Akakiévitch se résolut à aller trouver cet important personnage. Quelle fonction occupait au juste cet important personnage reste encore un mystère. Il faut savoir que cet important personnage l’était de fraîche date, auparavant, c’était quelqu’un d’insignifiant. Du reste, même son poste actuel n’était pas tenu pour un poste important, en regard de certains autres bien plus considérables. Mais il se trouve toujours des gens pour qui ce qui passe pour insignifiant aux yeux de certains autres a déjà de l’importance. Il s’efforçait d’ailleurs d’accentuer son importance de diverses façons : à son arrivée au bureau, les fonctionnaires de moindre rang devaient venir l’accueillir dans l’escalier ; personne ne pouvait le joindre dirctement, on ne s’adressait à lui que par la plus rigoureuse des voies hiérarchiques : l’enregistreur de collège27 faisait son rapport au secrétaire de province, celui-ci en référait au conseiller honoraire ou à tel autre faisant fonction, et de la sorte l’affaire lui parvenait. C’est que l’imitation est une maladie qui a infecté la sainte Russie dans son ensemble, chacun se donne des airs et parodie son chef. On dit même qu’un certain conseiller honoraire, lorsqu’on le nomma à la tête d’un petit bureau indépendant, se ménagea une pièce réservée qu’il nomma « salle d’audience » et plaça devant la porte des huissiers28 galonnés à cols rouges qui saisissaient la poignée de la porte et l’ouvraient devant tout visiteur, bien que la « salle d’audience » pût à peine contenir un simple bureau. Les façons de l’important personnage étaient imposantes, majestueuses, mais vite résumées. Son système reposait essentiellement sur la sévérité. « De la sévérité, de la sévérité et… de la sévérité » répétait-il à l’envi, en dévisageant d’un air très significatif, tout en prononçant le dernier mot, son interlocuteur. Bien que, du reste, ce fût parfaitement superflu, car la dizaine de fonctionnaires constituant l’effectif du personnel en activité dans le bureau était déjà terrorisée à souhait : en le voyant venir de loin, ils laissaient ce à quoi ils étaient occupés et se mettaient à attendre au garde-à-vous que le chef eût traversé la pièce. Il s’adressait à ses inférieurs avec rudesse, son discours tenant en fait quasiment en trois phrases : « Comment osez-vous ? Savez-vous à qui vous parlez ? Comprenez-vous qui vous avez en face de vous ? » Du reste, c’était un brave homme, bon avec ses collègues et prêt à rendre service ; mais le grade de général29 l’avait complètement désorienté. Ce grade une fois obtenu, il n’avait plus du tout su comment se tenir. Avec des égaux, il se comportait encore décemment, de façon très correcte, point sot du tout, même, sous bien des rapports ; mais dès qu’il se trouvait en compagnie de gens d’un rang inférieur au sien, même du rang immédiatement au-dessous du sien, il devenait tout bonnement horrible : il n’ouvrait plus la bouche, et faisait d’autant plus pitié qu’il se rendait compte lui-même qu’il aurait pu passer le temps de façon incomparablement plus agréable. On voyait par moments dans ses yeux un grand désir de prendre part à quelque discussion intéressante, de se mêler à tel ou tel groupe, mais une pensée l’en retenait : ne serait-ce pas excessif de sa part ? trop familier ? cela ne l’abaisserait-il pas ? De tels raisonnements faisaient qu’il gardait toujours son éternel silence, laissant seulement tomber de sa bouche de rares monosyllabes, ce qui lui valait le titre d’homme le plus ennuyeux du monde. C’est devant cet important personnage que se présenta notre Akaki Akakiévitch, et ce au moment le plus défavorable, le plus inopportun – inopportun pour lui, car l’important personnage30, au contraire, y trouva son compte. L’important personnage se trouvait alors dans son cabinet, en train de bavarder très très gaiement avec un vieil ami récemment arrivé : lui et ce camarade d’enfance s’étaient perdus de vue depuis plusieurs années. on vint alors lui annoncer un certain Bachmatchkine.       

À suivre

Notes

(Pour éviter un décalage de présentation, je suis obligé de redonner les notes depuis la première. Les notes de cette partie vont de la note 19 à la note 30...)

  1. Le narrateur va très souvent perdre la mémoire, et la censure l’y aidera, au besoin.
  2. Exode, 20, 7 : « Tu n’utiliseras pas le nom de l’Eternel, ton Dieu, à la légère… »
  3. Neuvième rang du Tchin, la Table des rangs de Pierre le Grand, qui en comptait quatorze, en descendant; Ce rang modeste, correspondant au grade de capitaine en second, conférait cependant la noblesse, à titre personnel, non héréditaire.
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Table_des_rangs
  4. Je garde le nom au féminin, car on a ici le nom complet de la personne, qui est, à la française, Madame Biélobriouchkov ; ce nom signifiant : « La bedaine blanche », tandis que le nom du parrain signifie à peu près : « L’ébouriffé ».
  5. Noms de saints du IVe et du Ve siècle, d’après Georges Nivat. Les suivants (noms dont je garantis pas l’orthographe) sont tout aussi réels, de même que le finaliste et gagnant Akaki, Acace du Sinaï : https://fr.wikipedia.org/wiki/Acace_du_Sina%C3%AF
    L’ancien traducteur Henri Mongault renvoyait, au sujet de ces prénoms rares, au dictionnaire hagiographique de Dom Baudot : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k757712/f12.item.texteImage
  6. Gogol fut, avant de devenir brièvement professeur d’histoire, employé successivement dans deux ministères, entre la fin 1829 et le début 1831, en démissionnant à chaque fois. Le « passage humanitaire » qu’on vient de lire est célèbre, et a fait couler beaucoup d’encre. On y a vu la source d’une tradition humaniste dans la littérature russe. Toutefois, une certaine insistance rhétorique a éveillé chez certains (le critique Eichenbaum, notamment) des soupçons : le terrible ironiste qu’était Gogol n’a-t-il pas voulu ici pasticher le style sentimental ?
    (d’après deux notes de Georges Nivat sur la traduction du texte par Lucile Nivat pour les éditions Garnier-Flammarion)
  7. Ce qui l’eût fait passer au cinquième rang de la Table, quatre rangs plus haut dans la hiérarchie, voir la note 3.
  8. Petit ruban d’une décoration sans grande valeur.
  9. Le texte dit : « nos étrangers russes ». Il s’agit, d’après Georges Nivat, de colporteurs qui se prétendaient étrangers car ceux-ci, avant tout Allemands, avaient une réputation d’honnêteté. Elle rappelle qu’au premier chapitre des Âmes mortes, un tailleur d’un trou perdu avait écrit sur son enseigne : Vassili Fiodorov, étranger.
  10. Georges Nivat attribue ce détail burlesque à un souvenir du séjour à Rome que fit l’auteur entre 1837 et 1839.
  11. L’étage noble, c’est le premier, celui où vit le sous-chef de bureau, voir la suite.
  12. Jeu venu d’Angleterre, encore à la mode au début du XIXe siècle. Il sera ensuite supplanté, en Russie, par le wint et la préférence.
  13. Statue équestre en bronze de Pierre le Grand, due au sculpteur français Falconet, venu en Russie sur la demande de Catherine II. Pouchkine l’a immortalisée dans son poème Le cavalier d’airain.
  14. Les deux premiers sont tout en haut du Tchin, le dernier est au septième rang, voir de nouveau la note 3. La pirouette finale est typiquement gogolienne.
  15. Désigné, comme souvent les gens de basse condition mais d’un certain âge, par son seul patronyme. Ici, le personnage est un ancien serf affranchi, sans qu’on en sache davantage. Mais la tournure peut aussi se rapporter, avec un respect affectueux à de grands personnages : Ilitch, pour Vladimir Ilitch (Oulianov), alias Lénine… On s’adresse ordinairement à quelqu’un en utilisant son prénom et son patronyme.
  16. Les femmes du peuple portent le fichu, les petites-bourgeoises une coiffe.
  17. Ce terme signalé seulement par l’enclitique sifflée « s », accolé au mot « Oui ».
  18. Au moyen d’un petit verre d’alcool : tradition si bien ancrée qu’elle a son verbe, en russe, опохмелиться : boire un coup pour faire passer la gueule de bois.
  19. Le texte dit : « un sou ». il décrit ensuite la… tirelire d’Akaki ! C’est un peu étrange, car le terme existe en russe…
  20. Comme l’a remarqué Georges Nivat, le terme « pelisse » est ici préférable à celui de « manteau » à cause du genre de ce dernier terme en français.
  21. Le dîner est le repas principal, pris au milieu de l’après-midi. Le soir, on prend du thé avec des confitures, sauf en cas de soirée se prolongeant tard et donnant lieu à un souper, comme ce sera le cas chez le sous-chef de bureau.
  22. Cette défausse du narrateur, annoncée dès le début, est aussi une façon rusée d’abandonner le pauvre Akaki à sa solitude et à son sort.
  23. Galoches enfilées sur les souliers, pour les protéger de la boue et de la neige.
  24. C’est bel et bien ce que dit le texte – et l’ancienne traduction de Lucile Nivat : « la rue traversait une place immense » est ici trop routinière.
  25. Dans chaque grande ville, le « grand-maître de la police » commande à plusieurs « maîtres de la police » ayant eux-mêmes sous leurs ordres les commissaires d’arrondissement. Chaque arrondissement est divisé en quartiers, chacun d’eux étant sous la responsabilité d’un surveillant de quartier, officier subalterne commandant aux sergents de ville (d’après une note due à Georges Nivat).
    L’organisation de la police est différente dans les provinces. Voir par exemple à ce sujet la première note du récit de Tchékhov Rêves, traduit sur ce blog.
  26. Si l’on songe au témoignage possible du tailleur Pétrovitch, l’argument est absurde. Il exprime surtout une profonde méfiance de la police et introduit le dernier thème de la nouvelle, celui de l’important personnage.
  27. Plus bas rang (le quatorzième) de la Table, voir la note 3.
  28. Le terme utilisé est plus ironique, il désigne des ouvreurs de loges, à l’opéra.
  29. Quatrième rang de la Table au moins, voir la note 3. Donne droit à être appelé « Votre Excellence », voire « Votre Haute Excellence ».
  30. L’auteur abandonne ici les italiques, qui réapparaîtront à deux ou trois reprises vers la fin du texte.

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Répertoire général des traductions de ce blog :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire

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