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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 8 novembre 2015

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Le courage de ne pas tirer (entretien avec Svetlana Alexiévitch)

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En classant ce dimanche de vieux journaux, je suis tombé sur un entretien accordé, voici presque un an, par Svetlana Alexiévitch - prix Nobel de littérature 2015 - à l'édition internationale du journal Аргументы & Факты, Arguments et Faits. J’en donne ici la traduction, en signe d’admiration pour cette grande dame, dont les soucis moraux rejoignent tout un courant de la littérature russe, et dont le travail est bel et bien littéraire, qui refaçonne le texte des entretiens qu’elle mène avec des hommes et des femmes de différents horizons, conférant ainsi à ses textes une densité particulière : on n’oublie pas facilement l’Empire échangé contre du saucisson, ni les hommes-troncs d'Afghanistan...

Je mets en italique les chapeaux et les questions du journal, en gras les réponses de S.A. Les explications entre parenthèses sont de moi.

Le courage de ne pas tirer 

Svetlana Alexiévitch, sur la grandeur effrayante de «l’homme rouge»

Le livre de Svetlana Alexiévitch «Un temps d’occasion» (La fin de l’homme rouge) a reçu le plus grand prix littéraire russe, le prix «Grand livre». «Un temps d’occasion» - ce sont des centaines de monologues de gens fort différents : des hommes d’affaires, des confiseurs, des mères de famille, des vieillards, des soldats, des gardiens de camp...Ils ont tous en commun d’avoir vécu l’effondrement de l’URSS. Quand tout ce pourquoi ils vivaient et en quoi ils croyaient s’est retrouvé dans les poubelles de l’histoire.

- Svetlana Alexiévitch, dans votre livre, l’une de vos héroïnes dit : «La Russie s’est épuisée à l’extrême en versant son sang, en faisant la guerre et la révolution...Elle n’a plus la force de redonner son sang, et les folies l’ont quittée.». Mais les événements de l’année écoulée l’attestent : il lui reste du sang. Ou bien, il n’y a pas de limite à la possibilité de verser son sang ?

Cette lassitude du sang versé, c’était durant la pérestroïka (la «reconstruction» entreprise par M. Gorbatchev). Les gens s’étaient mis à vivre, sans se tuer les uns les autres. Le pays pouvait alors éviter le «sang de la révolution». Quoique pas mal de sang ait été versé par la suite, et que les gens se soient pas mal tiré dessus au moment du partage des biens (Allusion au côté Chicago de la période Eltsine). Du grand gâteau russe.

Aujourd’hui, le sang coule en Ukraine...La confusion est totale. Mon père est biélorusse et ma mère ukrainienne. Les paysages et les chansons d’Ukraine me sont aussi chers que ceux de Russie ou de Biélorussie. Et tout ceci baigne dans le sang, à présent. Pourquoi est-il si facile de programmer l’être humain pour la guerre ? Et ressortent les mots bien connus de «héros», «courage»...Je ne pense pas de cette façon-là. Il faut du courage, aujourd’hui, pour ne pas tirer.

- Cependant, toute l’histoire des guerres précédentes le montre : le sang et les morts ne règlent rien.

Laissez tomber ! L’art doit être plus humble. Combien a-t-on écrit de beaux livres - et puis ? J’ai discuté avec des gens ayant connu les camps staliniens, la guerre. Ils répétaient tous : «Placé dans dans des conditions inhumaines, un être humain devient un animal en l’espace de trois jours». Aussi bien dans un camp qu’à la guerre - trois jours suffisent. La culture n’est, pour l’homme, qu’une armure superficielle. Elle peut facilement tomber. Pour laisser à l’air libre une bête sauvage, qui lutte pour sa vie. A tout prix. Tu meurs le premier, moi ensuite - crie la chair.

Je ne sais pas...Je n’ai pas de réponse à la question : pourquoi, en nous, l’animal est-il plus fort que l’humain ? Des assassins écoutent Bach, lisent Shakespeare...Et puis ? Bon, garde en toi l’humain. Que peux-tu faire d’autre ? C’est si important, aujourd’hui, de se préserver. De se sauver. De trouver la force de ne pas hurler avec les loups. Autrement, tôt ou tard, tu éprouveras une grande honte. Devant toi-même et devant tes enfants.

- Mais la valeur de la vie humaine...

A peine un kopeck ! En Russie, une vie, ça n’a jamais rien valu. Nous sommes bien des guerriers : ou nous sommes en train de combattre, ou nous nous y préparons. C’est cela qu’on appelle - allez savoir pourquoi - la vie.

- Que doit-il se passer dans le pays pour que le pouvoir cesse de considérer sa population comme un matériau à utiliser ?

L’Etat, même si cela paraît bizarre, c’est nous. Pourquoi l’homme, chez nous, ne se prend-il pas en main ? Pourquoi doit-il se ruer à l’église, adorer quelque nouveau tsar ou croire à des miracles ? Les Européens, tenez - ils s’organisent fort bien pour  résoudre les problèmes de leur ville ou de leur village.

Alors que nous ? un autre exemple...L’explosion de Tchernobyl (S. A. a écrit dessus un livre, La supplication ). Le monde entier a bruyamment compati à notre malheur. A l’été, on a envoyé en Europe les enfants de Tchernobyl se refaire une santé. De l’eau pure, des produits non contaminés. Des soins. Les enfants ont été amenés dans un village d’Allemagne. On les avait invités, ainsi que leurs mères. Chacun à leur tour, les habitants du village ont fait la cuisine pour les enfants, en proposant aux mamans : «venez nous aider, autrement, vous vous ennuierez». Les mères se sont offusquées : comment ça, travailler, alors qu’elles étaient venus se reposer ! Et c’était leurs propres enfants, qui étaient malades. Mais elles attendaient que quelqu’un les sauve...Pas elles, quelqu’un d’autre !

Si bien que je le répète : l’Etat, c’est vous, c’est moi.

- De nos jours, voici la question la plus fréquente : comment avons nous pu, comme le dit l’une de vos héroïnes, «jeter aux toilettes un tel pays» ?

Oui, nous étions romantiques. Il est même étrange qu’après tant de sang répandu, il y ait eu tant de romantiques. D’idéalistes. Dans nos cuisines, nous parlions d’un peuple qui n’existait pas - il existait juste dans nos têtes. Dans nos rêves, nos débats. Voilà, nous disions-nous, les gens vont lire Chalamov, Soljenitsyne et reconnaîtront enfin l’effrayante vérité. Ce sera une catharsis. un homme nouveau naîtra, une vie nouvelle. Et aucun d’entre nous ne se posait cette question : et le saucisson, qu’est-ce qui le produira ? - nos conversations ? Nous faisions trop confiance à la parole, nous l’avons confondue avec la vie. Nos héros avaient lu entièrement Hegel, Kant, Hayek. On sortait dehors, et là s’étalaient d’autres héros : Abramovitch, Mavrodi...(oligarques)Soljenitsyne gisait dans les décombres des librairies, utile à personne. Les gens se ruaient sur autre chose : acheter, tout essayer...Au début, comme des enfants ravis de leurs jouets, ils jouaient avec leurs cafetières occidentales, leurs lave-linge, leurs WC...

Tout ceci sombre dans l’oubli...Sans y avoir bien réfléchi - nous n’aimons pas nous souvenir de notre passé, de même que le zek (bagnard du Goulag) n’aime pas se souvenir de la prison. La peur, sans doute. Le Russe actuel croit vivre dans le présent, il est encore plongé dans le passé.

C’est vrai que le voilà libre : il n’a plus, les jours de fête, à parcourir la place en criant «Hourrah !». Du temps de la pérestroïka, on a vu apparaître de grands noms, la fine fleur de l’intelligentsia - Likhatchev, Adamovitch, Afanassiev...(intellectuels célèbres des années quatre-vingt) Mais très vite, ce sont des économistes dont on a eu besoin, des philosophes. Il n’y en avait pas. Pendant que, dans nos cuisines, nous étions occupés à discuter, d’autres se partageaient le pétrole, le gaz...Le petit «homme rouge» est resté misérable. Et les démocrates se sont transformés en sacs à merde (jeu de mots intraduisible). Le prix à payer pour notre romantisme.

C’est triste que la vie humaine soit unique ! - elle passe, pendant ce temps-là. Et personne ne voit comment sortir de ce piège. Et maintenant ? A Perm, on ferme le musée du Goulag, l’opposition est étouffée...Cela éveille-t-il de larges protestations dans la société ? Non. Seules se font entendre des voix isolées. Chacun se retire dans son quant-à-soi. Un pays peut-il être libre, lorsque chacun ne s’occupe que de soi - la voiture à acheter, aller ou non en vacances en Egypte ?... (Je rappelle que cet entretien a environ un an) Nous sommes des survivants du camp. Le camp nous bouche l’horizon. On ne peut pas y échapper.

- Mais vous-mêmes avez dit, à propos du citoyen soviétique, qu’il était...

... à la fois magnifique et effrayant. Cela fait trente ans que j’écris l’histoire de «L’homme rouge», cinq livres en tout. On y trouve l’histoire de notre vie, celle qui s’est appelée socialisme comme celle qui, jusqu’à présent, n’a pas reçu de nom.

Oui, à l’époque, la grande masse du peuple était debout et formée. Tout de même, comme disait Churchill, Staline avait trouvé la Russie avec l’araire et l’avait laissée avec la bombe atomique. D’un autre côté, le Goulag a perverti une masse énorme de gens, au moyen de la peur et de l’humiliation. Des millions de policiers, d’indics, de dénonciateurs. A quoi pouvaient-ils bien penser, ces gens épouvantés ? Et nous sommes leurs enfants.

En quoi l’homme soviétique était-il grand ? Il pouvait, sans y réfléchir à deux fois, donner sa vie pour la Patrie, se glisser, une pelle à la main, sur le toit d’un réacteur dévasté, se jeter sous un tank...Mon père m’a raconté : après la bataille, on rassemblait les morts, on creusait une fosse - et on avançait. Nouvelle bataille, nouvelle fosse - et en avant. Les gens avaient peur de faire vraiment connaissance - ils risquaient de se perdre trop vite, à la première bataille.

Je rends justice à ces héros. Sans eux, pas de victoire en 1945. Mais, réfléchissons-y : en voilà une barbarie, ce mépris pour son peuple ! Retour à Tchernobyl. On débarque et on voit : on devait faire venir des lave-linge, mais il n’y en a pas. Nos braves femmes lavent de leurs propres mains ces tenues contaminées, elles attrapent plein d’ampoules. Ce sont des barbares, ceux qui ont contraint ces jeunes femmes à  se suicider de fait. Ou encore, on envoie de jeunes gars sur le toit du réacteur en disant : «Un robot ? Il ne tiendrait pas longtemps le coup, et ça coûte cher. N’avons-nous pas beaucoup de soldats ?»

- Vous avez, au cours de votre vie, recueilli des milliers de confessions. Certaines vous ont-elles particulièrement émue ?

C’est bien une question de journaliste...Un jour, en rassemblant tout le matériel pour l’élaboration du livre «la guerre n’a pas un visage de femme», j’ai demandé à l’une des héroïnes : «Qu’est-ce qui est le plus terrible, à la guerre ?» C’était une question aussi naïve que la vôtre. Elle s’est mise à rire : «Ah, tu es jeune...Tu crois que je vais te dire que c’est terrible, de mourir ? Tu passes toute la guerre habillée de caleçons d’homme - à l’époque, ils descendaient jusqu’aux genoux. La honte ! Je pensais : je vais mourir et on me retrouvera dans ces caleçons atroces» La vie est variée, simple et cruelle.

J’aime tous mes héros. Parce que, sans amour, rien ne se fait. Ce petit fil qui nous rattache à l’être humain, c’est l’amour.

- Vous dites : il est triste que la vie humaine s’écoule au milieu de cette folie : guerres, rapines, humiliations. Où est l’issue ?

- Je le répète : garder en soi l’humanité. Car la perdre - trahir, tuer - rien de plus facile ! Allumez la télévision, écoutez...Travailler dur à rester humain et accomplir ce que l’on peut. J’ai du respect pour les enfants volontaires pour faire un travail, certes limité, mais un travail tout de même.  C’est la seule voie ! C’est comme en amour : lorsqu’on est mariée, cela ne veut pas dire qu’on sera tout le temps heureuse comme aux premiers temps, et si...Si vous n’apprenez pas à tisser chaque jour votre monde, comme une petite araignée, alors, horreur, il se désagrégera. Et disparaîtra.

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 Répertoire général des traductions sur ce blog :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire

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