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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 10 juin 2024

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Le Rire rouge (Leonid Andreïev) 6

Voici la fin de la première partie...

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Neuvième fragment

          … J’étais assis dans une baignoire remplie d’eau très chaude, tandis que mon frère ne tenait pas en place dans la petite pièce : avec agitation, il s’accroupissait, se relevait, attrapait le savon, un drap, les portait à ses yeux de myope et les reposait. Puis, le visage tourné vers le mur et grattant le plâtre d’un doigt, il reprenait avec fièvre :
     — Juge par toi-même : on ne peut pas impunément enseigner, des décennies entières et même des centaines d’années, la pitié, la raison, la logique – faire prendre conscience. L’essentiel, c’est la conscience. On peut devenir impitoyable, perdre tout sentiment, s’habituer à la vue du sang, des larmes et de la souffrance – comme les bouchers, par exemple, ou certains médecins, ou encore les militaires ; mais comment pourrait-on, connaissant la vérité, y renoncer ? À mon avis, c’est impossible. On m’a appris dès mon enfance à ne pas faire souffrir les animaux, à être compatissant ; tous les livres que j’ai lus me l’ont appris, et j’ai terriblement pitié de tous ceux qui souffrent à votre maudite guerre. Mais le temps passe, et je commence à m’habituer à toutes ces morts, à toutes ces souffrances, à tout ce sang ; je me sens devenir, dans la vie de tous les jours, moins sensible, moins compatissant, je réagis seulement aux excitations les plus fortes – sans pouvoir m’habituer au fait brut de la guerre, mon esprit refuse de comprendre et d’expliquer ce qui, à la base, est insensé. Un million de gens rassemblés au même endroit et s’efforçant de justifier leurs faits et gestes, se massacrent, ils souffrent autant les uns que les autres, ils sont tout aussi malheureux de chaque côté : qu’est-ce donc, si ce n’est de la folie ?
     Se tournant vers moi, mon frère me regarda d’un air interrogatif, de ses yeux myopes et un peu naïfs.
     — Le rire rouge, dis-je gaiement, en éclaboussant.
     — Je vais te dire la vérité – mon frère posa avec confiance sa main froide sur mon épaule, pour la retirer vivement, comme s’il s’effrayait de me voir nu et mouillé  –, je vais te dire la vérité : j’ai très peur de devenir fou. Je ne peux pas comprendre ce qui se passe. Je n’arrive pas à le comprendre, et c’est épouvantable. Si au moins quelqu’un pouvait m’expliquer… mais personne ne le peut. Toi qui as été à la guerre, toi qui as vu, explique-moi.
     — Va au diable ! répondis-je en plaisantant et en éclaboussant.
     — Toi aussi, répondit tristement mon frère. Personne n’est à même de m’aider. C’est effrayant. Je n’arrive plus à comprendre ce qui est permis, ce qui est interdit, ce qui est sensé, ce qui est déraisonnable. Si, tout de suite, je t’attrapais la gorge, d’abord gentiment, comme pour une caresse, et ensuite plus fort, et si je t’étranglais, ce serait quoi ?
     — Tu dis des bêtises. Personne ne fait ce genre de choses.
     Mon frère frotta ses mains froides l’une contre l’autre, eut une ébauche de sourire et dit :
     — Quand tu étais encore là-bas, certaines nuits, je n’arrivais pas à fermer l’œil, et alors, il me venait d’étranges idées : prendre une hache et aller tuer tout le monde : maman, notre sœur, nos domestiques, notre chien. Bien sûr, ce n’étaient que des pensées, je ne ferais jamais cela.
     — J’espère bien, dis-je en souriant et en éclaboussant.
     — Voilà que j’ai également peur des couteaux, de tout ce qui est brillant et acéré : j’ai l’impression qu’avec un couteau dans les mains, je me mettrais immanquablement à égorger quelqu’un. C’est vrai, quoi, pourquoi ne pas égorger, si le couteau est bien tranchant ?
     — Une raison suffisante, en effet. Quel original tu fais, frangin ! Fais-moi donc couler encore de l’eau chaude.
     Mon frère ouvrit le robinet, fit couler l’eau et reprit :
     — Et j’ai aussi peur de la foule, des gens, lorsqu’ils se rassemblent en masse. Quand, le soir, j’entends du bruit dans la rue, ou un grand cri, je tressaille, je me dis que c’est… un carnage qui commence. Lorsque plusieurs individus se tiennent les uns en face des autres sans que je puisse entendre leur discussion, il me semble qu’ils vont se mettre à crier, et se jeter les uns sur les autres pour s’entretuer. Et, sais-tu – il se pencha d’un air mystérieux vers mon oreille –, les journaux sont remplis d’annonces de meurtres, de nouvelles relatives à je ne sais quels étranges assassinats. Le nombre des hommes et des esprits n’y fait rien : l’humanité a une raison unique, et celle-ci commence à s’obscurcir. Tâte ma tête, vois comme elle est brûlante. Elle est en feu. Mais il lui arrive aussi d’être froide, tout se gèle en elle, s’engourdit, se transforme en glace, de façon effrayante. Je dois être en train de devenir fou, ne ris pas, frangin : je dois être en train de perdre la raison… Un quart d’heure, déjà – il est temps que tu sortes du bain.
     — Encore un petit peu. Une petite minute.
     J’étai si bien, assis dans ma baignoire comme auparavant, en  écoutant la voix familière sans avoir à réfléchir aux paroles, et en ne voyant que des choses simples, ordinaires et familières : le robinet de cuivre un peu verdi, les murs aux dessins bien connus, les accessoires de photographie soigneusement rangés sur leurs étagères. J’allais me remettre à la photo, prendre des vues simples et paisibles et tirer le portrait de mon fils : le prendre en train de marcher, de rire et de faire des espiègleries. Pas besoin de jambes pour cela. Je me remettrai aussi à écrire : à propos de livres intelligents, des nouveaux progrès de la pensée humaine, de la beauté et de la paix.
     — Ho-ho-ho ! dis-je d’une voix tonnante, en éclaboussant.
     — Qu’est-ce qui te prend ? s’effraya mon frère, devenant tout pâle.
     — Rien, rien. C’est la joie d’être à la maison.
     Il me sourit comme on sourit à un enfant, un plus jeune, bien que je fusse de trois ans son aîné, et je devins songeur – comme un adulte, comme un vieux qui roule de vastes et graves pensées, déjà anciennes, dans sa tête.
     — Où aller ? dit-il en haussant les épaules : tous les jours, vers une heure, les journaux provoquent un choc électrique, et l’humanité entière est parcourue d’un frisson. Cette simultanéité de sensations, d’idées, de souffrances et d’effroi me prive d’appui, et je me retrouve comme un copeau au gré des flots, comme un grain de poussière au sein d’un tourbillon. Cela m’extirpe violemment de la vie ordinaire, et je me retrouve chaque matin suspendu en l’air au-dessus du gouffre noir de la folie. Et j’y tombe, je dois y tomber. Tu ne sais pas encore tout, frangin. Tu ne lis pas les journaux, on te cache beaucoup de choses : tu ne sais pas encore tout, frangin.
     Je pris ce qu’il disait pour une sombre blague – c’était le lot de tous ceux que leur folie rendaient proche de la folie de la guerre, et qui nous mettaient en garde. Je pris cela pour une blague, c’était comme si, en clapotant dans l’eau chaude, j’eusse oublié tout ce que j’avais vu là-bas.
     — Qu’on me cache tout ce qu’on veut, il faut que je sorte de cette baignoire, dis-je étourdiment ; mon frère sourit et appela un domestique, à eux deux ils me sortirent de la baignoire et m’habillèrent. Je bus ensuite un thé parfumé dans mon verre cannelé, en me disant que, même sans jambes, on arrivait à se sentir bien1, puis on me ramena à mon cabinet, on m’installa devant mon bureau, et je me préparai à me mettre au travail.
     Avant la guerre, je faisais, pour une revue, une recension de littérature étrangère, et à présent, à portée de main, se trouvait un tas de ces chers livres, de ces beaux livres à couvertures jaunes, bleues ou brunes. Ma joie était si grande, ma jouissance si profonde que je ne me décidais pas à entreprendre ma lecture, je feuilletais juste les livres avec tendresse, d’une main caressante. Je sentais un sourire s’étaler sur ma figure, un sourire très stupide, sans doute, mais je ne pouvais le retenir en admirant les caractères, les estampes, la sévère et belle simplicité d’un dessin. Qu’il y avait d’esprit en tout cela, et de sens de la beauté ! Combien de gens avaient-ils dû se creuser la cervelle, combien avait-il fallu de goût et de talent pour composer ne serait-ce que cette lettre, d’une simplicité si élégante, d’une telle intelligence et d’une telle harmonie expressive dans l’entrelacement de ses traits !
     « Maintenant, il s’agit de se mettre au travail », me dis-je sérieusement, respectant par avance l’effort.
     Je pris une plume pour écrire le titre – et ma main rebondit sur la feuille comme une grenouille attachée à un fil. La plume se ficha dans le papier, grinça, se tordit, glissa de côté et traça des lignes informes, interrompues, courbées, privées de sens. Je ne poussai pas de cri, je ne bronchai pas, je me sentis gelé, figé, conscient de l’approche d’une effroyable vérité ; ma main faisait des bonds sur le papier violemment éclairé, et chacun de ses doigts tremblait d’une épouvante désespérée, vive, folle, comme si ces doigts étaient encore là-bas, à la guerre, comme s’ils voyaient la lueur des incendies et le sang, et entendaient les gémissements et les hurlements d’une indicible souffrance. Ils s’étaient détachés de moi, ces doigts frémissants, ils étaient vivants, ils étaient devenus des yeux et des oreilles ; et, me sentant gelé, n’ayant ni la force de crier ni celle de broncher, j’observais leur danse sauvage sur la feuille de papier d’un blanc brillant.
     Tout était silencieux. Ils pensaient que je travaillais, et avaient fermé toutes les portes pour ne pas me déranger en faisant du bruit – seul dans la pièce, privé de la possibilité de me mouvoir, je restais assis à regarder docilement mes mains trembler.
     « Ce n’est rien, fis-je à haute voix, et, dans le silence et la solitude de mon cabinet, ma voix résonna, rauque et désagréable, comme celle d’un fou. Ce n’est rien. Je dicterai; Milton était bien aveugle quand il composa son Paradis reconquis. Je suis capable de penser : c’est l’essentiel, c’est tout, en fait. »
     Et je me mis à former une longue et savante phrase à propos de l’aveugle Milton, mais les mots s’embrouillaient, semblaient sortir d’un assemblage mal conçu, et, quand j’arrivai à la fin de ma phrase, j’en avais oublié le début. Je voulus me souvenir du début, me rappeler pourquoi je composais cette étrange phrase insensée à propos d’un certain Milton, mais ne le pus.
     « Le Paradis reconquis, le Paradis reconquis », répétais-je sans comprendre le sens de ces mots.
     Je me rendis compte à ce moment que j’oubliais plein de choses, que j’étais devenu terriblement distrait et que je confondais les visages connus ; que je ne trouvais plus mes mots, même au cours d’une simple conversation, et que parfois, un mot connu, je n’en comprenais plus le sens. La journée présente m’apparut avec netteté : une journée plutôt étrange, raccourcie, coupée comme mes jambes, avec des moments vides et incompréhensibles – de longues heures de perte de conscience, de torpeur qui ne me laissaient aucun souvenir.
     Je voulus appeler ma femme, mais je ne savais plus comment elle s’appelait : voilà qui, déjà, ne m’étonnait plus et ne m’effrayait plus. Je me mis à chuchoter :
     — Femme !
     Cette façon boiteuse et inhabituelle de m’adresser à elle résonna doucement et mourut sans susciter de réponse. Le silence régnait. Ils craignaient de me gêner dans mon travail par quelque bruit inconsidéré, et la pièce était silencieuse : un vrai cabinet de savant, paisible et douillet, un lieu de méditation et de création. « Comme ils sont gentils, comme ils prennent soin de moi ! » me dis-je avec attendrissement.
     … Et l’inspiration, la sainte inspiration me vint. un soleil s’alluma dans ma tête, et ses rayons ardents, les rayons de la création jaillirent et inondèrent le monde entier, faisant choir des fleurs et des chants. J’écrivis toute la nuit, sans ressentir la fatigue, planant librement sur les ailes d’une puissante, d’une sainte inspiration. J’écrivais de grandes choses, des choses immortelles — des fleurs et des chants. Des fleurs et des chants…

Notes

  1. Mot à mot : « on pouvait vivre », mais l’expression russe a le sens d’une aisance, d’un bien-être.
  2. Suite du Paradis perdu

À suivre...

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Répertoire général des traductions de ce blog :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire

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