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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 12 juin 2024

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Le Rire rouge (Leonid Andreïev) 7

Voici le début de la deuxième partie, commençant par un petit coup de théâtre...

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Dixième fragment

     … heureusement, il est mort la semaine dernière, vendredi. Je le répète, ce fut une grande chance pour mon frère. Infirme privé de ses jambes, tout agité de tremblements, l’âme fracassée, il était effrayant et faisait peine à voir, dans son délire extatique de création. Depuis cette fameuse nuit, il écrivit pendant deux mois entiers, sans quitter son fauteuil, refusant de se nourrir, pleurant et lâchant des jurons les courts moments où nous l’écartions de son bureau. Il faisait courir sa plume sèche sur le papier avec une rapidité incroyable, en jetant de côté une feuille après l’autre, et continuait à écrire, à écrire. Il avait perdu le sommeil, et nous ne réussîmes que deux fois à le mettre au lit quelques heures, au moyen d’une forte dose de narcotique ; par la suite, le narcotique ne fut plus en mesure de vaincre sa folle extase créatrice. Sur sa demande impérieuse, les rideaux étaient toujours tirés aux fenêtres, et une lampe était allumée en permanence, créant une illusion de nuit ; lui fumait cigarette sur cigarette et écrivait. Il semblait heureux, et je n’ai jamais vu, chez des personnes en bonne santé, d’expression aussi inspirée que la sienne : il avait un visage de prophète, ou de grand poète. Il avait beaucoup maigri, son corps atteignait la transparence de cire d’un cadavre ou d’un martyr, et ses cheveux étaient devenus tout blancs ; son travail insensé, il l’avait commencé en homme encore assez jeune, et l’avait terminé en vieillard. Il se hâtait parfois d’écrire plus vite que d’ordinaire, sa plume se plantait dans le papier et se brisait, mais il ne le voyait pas ; à de tels instants, on ne pouvait pas le toucher, le moindre frôlement déclenchait chez lui une crise de nerfs, accompagnée de larmes ou de gros rires ; à de très rares moments, il se reposait d’un air bienheureux et causait avec bienveillance avec moi, en me posant à chaque fois les mêmes questions, me demandant qui j’étais, comment je m’appelais et si cela faisait longtemps que je m’intéressais à la littérature.
     Puis il me racontait avec condescendance, toujours dans les mêmes termes, sa peur ridicule de perdre la mémoire et de ne pouvoir travailler, et la manière brillante avec laquelle il avait démenti cette supposition folle, en commençant son immortelle œuvre sur les fleurs et les chants.
     — Bien sûr, je ne compte pas être reconnu par mes contemporains, disait-il avec un mélange de fierté et de modestie, en posant une main tremblante sur le tas de pages blanches –mais à l’avenir, on saisira mon idée.
      Il ne mentionna pas une seule fois la guerre, pas plus qu’il ne se souvint de sa femme et de son fils ; son interminable travail fantomatique absorbait son attention de façon si exclusive qu’hormis ce labeur, presque plus rien ne parvenait à sa conscience. On pouvait devant lui aller et venir, discuter, il ne le remarquait pas, et son visage ne se départait à aucun moment de son effrayante expression de tension et d’inspiration. Dans le silence de la nuit, alors que tout le monde dormait et que lui seul, infatigable, produisait le fil sans fin de sa folie, il faisait peur à voir, et j’étais le seul, avec notre mère, à oser aller le voir. Je tentai une fois de lui donner un crayon, à la place de sa plume sèche, en me disant qu’il écrirait peut-être quelque chose pour de bon, mais il ne resta sur le papier que des lignes informes, interrompues, courbées, privées de sens.
     Il mourut la nuit, en plein travail. Je connaissais bien mon frère, et sa folie n’avait pas été pour moi une grande surprise : le rêve passionné de travail qui transparaissait dans ses lettres venant du front, et qui formait le contenu de toute sa vie à son retour de la guerre, devait immanquablement se heurter à l’épuisement de son cerveau et produire une catastrophe. Et je pense avoir reconstitué assez fidèlement l’enchaînement de sentiments l’ayant amené à sa fin durant cette nuit fatale. En gros, tout ce j’ai rapporté ici, concernant la guerre, ce sont les paroles de mon défunt frère, souvent très embrouillées et décousues ; je pus seulement retranscrire les quelques tableaux qui s’étaient enfoncés profondément et de façon inoubliable dans sa mémoire, en reproduisant quasiment mot à mot son récit.
     Je l’aimais, et sa mort pèse sur moi comme une pierre, son caractère insensé m’écrase le cerveau. À cet inconcevable qui m’enserre la tête comme une toile d’araignée, elle a ajouté un nœud coulant fortement serré. Toute notre famille est partie à la campagne, chez des parents, je suis tout seul dans la maison, dans cette demeure que mon frère aimait tant. On a congédié les domestiques, le concierge des voisins vient parfois le matin allumer les poêles, le reste du temps je suis seul, j’ai l’air d’une mouche coincée à l’intérieur d’une double fenêtre : je me démène et me blesse contre une barrière transparente, mais infranchissable. Et je sens, je sais que je peux pas sortir de cette maison. Maintenant que je suis seul, la guerre me domine sans partage, elle se tient là comme une énigme inexplicable, un esprit effrayant que je ne peux pas rendre tangible. Je lui donne toutes les formes possibles : celle d’un squelette sans tête, à dos de cheval, celle d’une ombre indistincte, née dans les nuées et étreignant silencieusement la terre, mais aucune de ces formes ne me fournit de réponse, pas plus qu’elle ne fait disparaître cette épouvante froide et hébétée qui me possède en permanence.
     Je ne comprends pas la guerre, et je dois devenir fou comme mon frère, comme les centaines de gens ramenés de là-bas. Et cela ne m’effraie pas. Perdre la raison me semble un sort honorable, comme la mort d’une sentinelle à son poste. Mais l’attente, cette lente et inflexible approche de la folie, cette sensation, l’espace d’un instant, de quelque chose d’énorme tombant dans un gouffre, cette insupportable souffrance de la pensée torturée et broyée… Mon cœur est engourdi, il est mort, nulle nouvelle vie pour lui, mais ma pensée est encore vivante, elle lutte encore ; autrefois forte comme Samson, la voilà maintenant faible et sans défense comme un petit enfant, elle me fait pitié, ma pauvre pensée. Par moments, je ne peux plus supporter les cercles de fer qui m’enserrent le cerveau ; j’ai une envie irrésistible se sortir dans la rue, de courir à la foule sur une place et de crier :
     « Arrêtez tout de suite cette guerre, sinon… »
     Mais sinon quoi ? Y aurait-il des paroles capables de les ramener à la raison, des paroles auxquelles on ne puisse opposer d’autres paroles, mensongères mais tout aussi sonores ? Ou bien se mettre à genoux devant eux, en pleurant ? Mais le monde résonne déjà de centaines de milliers de larmes, cela change-t-il quelque chose ? Ou alors, se tuer sous leurs yeux ? Se tuer ! Mais des milliers d’hommes meurent chaque jour, cela change-t-il quelque chose ?
     Et lorsque je ressens ainsi mon impuissance, la fureur s’empare de moi : fureur contre la guerre, que je hais. J’ai envie, comme ce docteur1, d’incendier leurs maisons, avec tous leurs trésors, avec leurs femmes et leurs enfants, et d’empoisonner l’eau qu’ils boivent ; de faire sortir tous les morts de leurs tombeaux, et de jeter tous ces cadavres sur leurs sales demeures, sur leurs couches. Qu’ils dorment avec eux comme avec leurs femmes et leurs maîtresses !
     Oh, si j’étais le Diable ! Je ramènerais sur leur terre toute l’horreur du souffle de l’Enfer ; je serais maître de leurs songes, et quand, le soir, ils s’endormiraient, un sourire aux lèvres, après avoir béni leurs enfants d’un signe de croix, je me dresserais devant eux, tout noir…
     Oui, je dois devenir fou, alors, que ce soit le plus vite possible. Le plus vite possible…         

Notes

  1. Celui qu’évoquait le premier narrateur (frère de l’actuel) au sixième fragment, et qui était peut-être le même que celui du cinquième fragment, le texte n’est pas très clair à ce sujet.

À suivre…

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Répertoire général des traductions de ce blog :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire

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