Ce récit parut, sous la signature de Tchékhov, en octobre 1895 dans la revue mensuelle Lectures enfantines. Il se retrouva par la suite dans différents recueils, entre deux textes plus ou moins humoristiques, puis dans l’édition des œuvres de Tchékhov due à Adolphe Marx.
L’auteur pensait à cette histoire depuis au moins un an, comme en témoigne une note dans les carnets de la nouvelle Trois années. Les trois chiens de cour de Mélikhovo – la datcha où Tchékhov vécut dans les années 1890 avec sa famille – inspirèrent sans doute l’écrivain, à qui le nouveau rédacteur en chef de la revue Lectures enfantines demanda en 1894 un texte. Tchékhov se fit un peu prier, arguant du fait qu’il était difficile d’écrire spécialement pour les enfants. Il lui envoya tout de même le récit en avril 1895, sa publication fut un peu différée.
Ce récit est le seul de Tchékhov destiné aux enfants et éditée dans une revue pour enfants, même si on peut le rapprocher d’un autre texte, Kachtanka, rédigé huit ans plus tôt :
(https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/040816/kachtanka-anton-tchekhov)
Cette petite histoire fut d’ailleurs l’objet d’une polémique, un éditeur indélicat l’ayant reproduite sans l’autorisation de l’auteur…Le récit fut, du vivant de Tchékhov traduit seulement en allemand. La notice soviétique ne signale pas d’appréciations particulières portées par la critique, ni par les grands lecteurs de Tchékhov.
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La louve affamée se leva pour aller chasser. Ses trois louveteaux dormaient d’un sommeil profond, entassés et se chauffant les uns les autres. Elle les lécha et partit.
C’était déjà le printemps, le mois de mars1, mais, la nuit, le froid faisait craquer les arbres comme en décembre, et il vous pinçait rudement la langue, à peine l’aviez-vous sortie. La louve était mal en point et cela l’inquiétait ; elle tressaillait au moindre bruit et craignait tout le temps qu’en son absence, chez elle, quelqu’un n’allât s’en prendre aux louveteaux. Les traces odorantes des hommes et des chevaux l’effrayaient, les souches, les tas de bois et la route sombre parsemée de fumier lui faisaient peur ; elle croyait voir des gens se tenir dans l’obscurité, derrière les arbres, et il lui semblait entendre quelque part, au-delà de la forêt, des chiens aboyer.
Elle n’était plus toute jeune, et son flair avait faibli, si bien qu’il lui arrivait de prendre la trace d’un renard pour celle d’un chien, et même parfois, trompée par son odorat, de s’égarer, ce qui ne lui arrivait jamais du temps de sa jeunesse. Son état de santé ne lui permettait pas de chasser comme autrefois les veaux et les moutons adultes, elle évitait depuis longtemps les juments accompagnées de leurs poulains et se nourrissait seulement de charognes ; de la viande fraîche, elle en mangeait très rarement, au printemps seulement, quand elle tombait sur une hase à qui elle enlevait ses petits, ou qu’elle se glissait, chez les moujiks, dans une étable où se trouvaient des agneaux.
À environ quatre verstes2 de sa tanière, près de la route postale, se dressait un lieu d’hivernage. Le garde Ignate y habitait : un vieillard de quelque soixante-dix ans, qui ne faisait que tousser et se parler à lui-même ; habituellement, il dormait la nuit et, dans la journée, il errait dans la forêt avec son fusil à canon unique et sifflait les lièvres. Il avait dû être mécanicien, autrefois, car, avant de faire halte, il criait toujours : « Stoppez la machine ! », et, au moment de repartir, lançait : « En avant toute ! » Un énorme chien noir l’accompagnait, une bête de race incertaine nommée Arapka3. Lorsqu’elle se mettait à courir loin devant lui, il lui criait : « En avant toute ! »
Il lui arrivait de chanter en chancelant pas mal et en tombant souvent (la louve supposait que c’était à cause du vent), et il criait alors : « J’ai déraillé ! »
La louve se souvenait d’avoir vu, pendant l’été et l’automne, un bélier et deux petites brebis paître à côté du lieu d’hivernage, et aussi que récemment, en passant à côté, il lui avait semblé entendre des bêlements dans l’étable. À présent, en s’approchant de l’endroit, elle songeait qu’on était déjà en mars, et qu’il y avait certainement des agneaux dans cette étable. La faim la tenaillait, elle se voyait dévorer – avec quelle avidité ! – un agneau, et, à cette pensée, ses dents claquaient et ses yeux luisaient dans les ténèbres comme deux petites flammes.
L’izba d’Ignate, sa grange, son étable et son puits étaient entourés de hautes congères. Tout était silencieux. Arapka devait dormir dans la grange.
Passant par une congère, la louve monta sur l’étable et se mit à creuser des pattes et du museau son toit de chaume. La paille était pourrie et s’effritait, si bien que la louve fut bien près de tomber au sol ; une vapeur tiède l’atteignit soudain, en même temps qu’elle sentait une odeur de fumier et de lait de brebis. En bas, sentant le froid, un agneau se mit à bêler doucement. Sautant à travers la brèche, la louve atterrit avec ses pattes de devant et son poitrail sur quelque chose de mou et de chaud qui devait être un mouton, et à ce moment, il se produisit des glapissements, des aboiements dans l’étable, qui fut remplie de hurlements grêles, les brebis se jetèrent contre le mur et la louve, effrayée, saisit ce qui lui tomba en premier sous la dent et se rua au-dehors…
Elle courait, tendant toutes ses forces, tandis qu’Arapka, qui avait maintenant senti la louve, hurlait frénétiquement, que les poules alarmées caquetaient dans l’abri et qu’Ignate, sorti sur le perron, criait :
« En avant toute ! Au coup de sifflet ! »
Et il sifflait comme une machine, faisant ensuite : « ho-ho-ho-ho !… » La forêt lui fit écho.
Quand tout ce tumulte se fut peu à peu apaisé, la louve se calma un peu et s’aperçut que le butin qu’elle tenait dans sa gueule et traînait dans la neige était plus lourd et plus ferme que ce qu’on pouvait attendre d’un agneau en cette saison ; et l’odeur ne semblait pas correspondre, et cela produisait des sons étranges… La louve s’arrêta et posa son fardeau dans la neige, pour se reposer et commencer à manger, et elle s’écarta brusquement d’un bond avec dégoût. Ce n’était pas un agneau, mais un chiot, un jeune chien noir avec une grosse tête et de longues pattes, une bête racée, avec sur tout le front la même tache blanche qu’Arapka. À en juger par ses manières, c’était un malappris, un chien de cour. Voilà qu’il léchait son dos meurtri, en remuant la queue comme si de rien n’était, et qu’il se mettait à aboyer sur la louve. Elle gronda comme un chien et s’enfuit. Il la suivit en courant. Se retournant, elle fit claquer ses dents ; il s’arrêta, perplexe, et, concluant sans doute qu’il s’agissait d’un jeu, il tendit le museau dans la direction de l’hivernage et aboya joyeusement et de façon sonore, comme pour inviter sa mère Arapka à venir jouer avec lui et avec la louve.
Il faisait jour, à présent, et lorsque la louve se faufila dans une tremblaie proche de sa tanière, on distinguait bien chaque tremble, et les petits tétras étaient déjà réveillés, de jolis coqs s’envolaient souvent, dérangés par les sauts inconsidérés et les aboiements du jeune chien.
« Pourquoi me suit-il ? se demanda la louve, agacée. Il veut sans doute que je le mange. »
Elle vivait avec ses louveteaux dans un trou peu profond ; trois ans plus tôt, une grosse tempête avait déraciné un vieux pin de belle taille, ce trou en était résulté. Son fond était maintenant tapissé de mousse et de vieilles feuilles, il était jonché d’os et de cornes de bœuf qui servaient de jouets aux louveteaux. Ils étaient réveillés, et tous les trois, se ressemblant beaucoup, se tenaient au bord du trou et agitaient leurs queues en voyant leur mère rentrer. À leur vue, le chiot s’arrêta, restant en arrière, et les regarda un long moment ; en se rendant compte qu’eux aussi l’observaient avec attention, il se mit à aboyer sur eux avec humeur, comme on le fait sur des étrangers.
Il faisait jour, le soleil s’était levé, faisant scintiller la neige aux alentours, et le petit chien restait à bonne distance et aboyait toujours. Les louveteaux tétaient leur mère en envoyant des coups de pattes dans son ventre maigre, tandis qu’elle rongeait un os de cheval, blanc et tout sec ; la faim la tourmentait, les aboiements du chiot lui donnaient mal à la tête, elle avait envie de se jeter sur l’hôte indésirable et de le mettre en pièces.
Le chiot finit par se fatiguer et devenir enroué ; voyant qu’on n’avait pas peur de lui, et même qu’on ne faisait pas attention à lui, il se mit à se rapprocher timidement des louveteaux, tantôt faisant un bond en avant, tantôt s’accroupissant. À présent, à la lumière du jour, on le voyait bien… Il avait un grand front blanc, orné d’une loupe, celle-là même qu’on voit chez les chiens très stupides ; ses yeux étaient petits, d’un bleu terne, et l’expression générale de son museau était d’une bêtise remarquable. S’étant approché des louveteaux, il allongea ses larges pattes, posa dessus son museau et commença :
« Mnia, mnia… nga-nga-nga !… »
Les louveteaux n’y comprirent rien, mais remuèrent la queue. Alors le chiot donna un coup de patte sur la grosse tête d’un des louveteaux. Qui le frappa à son tour, aussi sur la tête. Le chiot se mit de côté et le regarda par en dessous en frétillant de la queue, puis quitta soudain sa place et fit plusieurs cercles dans la neige durcie. Les louveteaux se précipitèrent à sa poursuite, il tomba sur le dos, les pattes en l’air, et ils lui tombèrent tous les trois dessus et se mirent, en glapissant de ravissement, à le mordre pour rire, sans lui faire mal. Perchés sur les branches d’un pin élevé, les corbeaux regardaient cette lutte en dessous d’eux, très inquiets. C’était joyeusement bruyant. Le soleil chauffait maintenant sur un mode printanier, et les coqs de bruyère, survolant sans cesse l’arbre abattu par la tempête, semblaient, dans l’éclat du soleil, d’un vert émeraude.
Les louves, d’ordinaire, enseignent à leurs petits l’art de la chasse en les faisant jouer avec des proies ; à présent, en voyant ses louveteaux se lancer sur la neige à la poursuite du chiot, et se battre avec lui, la louve songea :
« Qu’ils fassent eux-mêmes leur apprentissage. »
Ayant fini de jouer, les louveteaux retournèrent dans le trou et se couchèrent pour dormir. Le chien hurla un peu de faim, puis s’étendit aussi au soleil. À leur réveil, ils se remirent à jouer.
La louve repensa toute la journée, jusqu’au soir, au bêlement de l’agneau et à l’odeur de lait de brebis dans l’étable, l’appétit la faisait claquer des dents et ronger sans cesse avec avidité le vieil os, en essayant de s’imaginer que c’était un agneau. Les louveteaux tétaient, et le chiot, qui avait faim, courait autour de la tanière en reniflant la neige.
« Allez, mangeons-le… » décida la louve.
Elle s’approcha de lui, mais il lui lécha le museau et se mit à geindre, en pensant qu’elle voulait jouer avec lui. Dans le passé, il était arrivé à la louve de manger des chiens, mais le chiot dégageait une forte odeur de chien mouillé, odeur que la louve ne supportait plus, en raison de sa faible santé : la répulsion la fit s’écarter et s’éloigner…
À la tombée de la nuit, le temps se rafraîchit. Commençant à s’ennuyer, le chiot rentra chez lui.
Lorsque les louveteaux furent profondément endormis, la louve repartit chasser. Comme la nuit précédent, le moindre bruit l’alarmait, elle avait peur des souches et des tas de bois, ainsi que des sombres buissons de genévriers se tenant à l’écart et ressemblant, de loin, à des hommes. Elle courait dans la neige durcie, à côté de la route. Brusquement, loin devant, apparut sur la route quelque chose de sombre… Elle tendit l’oreille, concentra son regard :quelque chose, en effet, marchait en avant, on entendait même des pas réguliers. Un blaireau ? S’écartant de son chemin, retenant sa respiration, elle contourna précautionneusement la tache sombre et la dépassa ; se retournant, elle reconnut le chiot au front blanc qui, marchant sans se presser, revenait au lieu d’hivernage.
« Qu’il ne vienne pas me gêner une fois de plus, celui-là ! » se dit la louve en accélérant l’allure.
Mais elle arrivait déjà au refuge. Elle sauta de nouveau sur le toit de l’étable en passant par la congère. La brèche pratiquée la veille avait été bouchée avec de la paille de printemps, et deux perches nouvelles s’allongeaient en travers du toit. La louve se mit rapidement au travail avec ses pattes et sa gueule, en regardant tout autour pour vérifier que le chiot n’était pas là, mais à peine eût-elle reçu une bouffée de vapeur tiède et perçu une odeur de fumier que retentirent derrière elle de sonores et joyeux aboiements. Le chiot était revenu. Il sauta pour rejoindre la louve sur le toit, puis passa par le trou et, se sentant chez lui, au chaud, reconnaissant ses brebis, il se mit à aboyer encore plus fort… Dans la grange, Arapka se réveilla et, flairant la louve, se mit à hurler, les poules se mirent à glousser, et lorsque Ignate se montra sur le perron avec son fusil à canon unique, la louve effrayée était déjà loin.
« Pfuit ! siffla Ignate. Pfuit ! En avant toute ! »
Il pressa la détente : manqué. Il tira encore : encore raté. Il tira une troisième fois – et une gerbe de flammes jaillit du canon avec un bruit assourdissant : « Boum ! Boum ! » il reçut un coup douloureux dans l’épaule ; prenant d’une main son fusil et de l’autre une hache, il alla voir d’où provenait le bruit.
Il rentra peu après à l’izba.
« Que se passe-t-il ? » demanda d’une voix sifflante un pèlerin4 qui passait la nuit chez lui, et que le boucan avait réveillé.
« Rien… répondit Ignate. Rien du tout. Notre Front-blanc a pris l’habitude de dormir au chaud, avec les brebis. Seulement, passer par la porte, c’est trop compliqué pour lui, il veut à tout prix passer par le toit. L’autre nuit, il a démoli le toit et il est parti se balader, ce salaud-là, et maintenant, il est rentré, et il a encore défait le toit.
— Il est idiot.
— Oui, il a un ressort de cassé dans la cervelle. C’est affreux, ce que je déteste les idiots ! soupira Ignate en grimpant en haut du poêle5. Sur ce, homme de Dieu, il est trop tôt pour se lever, dormons, en avant toute… »
Au matin, il appela Front-blanc, lui tira les oreilles à lui faire mal, puis le fouetta avec des branches sèches en répétant :
« Passe par la porte ! Par la porte ! Par la porte ! »
Notes
- En Russie, on ne tient pas compte des solstices et autres équinoxes pour fixer les saisons : le printemps commence le premier mars, l’été le premier juin, etc.
- La verste faisait 1,086 km.
- Féminin de arap, qui a signifié en russe : nègre. On trouve ce terme dans le titre du récit de Pouchkine Le nègre de Pierre le Grand, consacré à son aïeul Hannibal.
- Et non pas un simple voyageur, comme on peut le lire dans la Pléiade. Voir la suite…
- Grand poêle de maçonnerie servant à tout. En haut se trouve une couchette.
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Répertoire général des traductions de ce blog :
https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire