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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 16 août 2025

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En déportation (Anton Tchékhov)

Le premier texte que Tchékhov consacre à une évocation de la Sibérie, alors qu'il est en train, dix-huit mois après son retour, de rédiger son compte-rendu de voyage, "L'Île de Sakhaline"...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En déportation1  

(Anton Tchékhov)

     Ce récit parut en mai 1892 dans L’Illustration universelle, hebdomadaire de tendance libérale qui parut à Saint-Pétersbourg de 1869 à 1898. Il portait le sous-titre : « Esquisse d’Ant. P. Tchékhov ». Il fut ensuite inclus dans le recueil de 1894 Nouvelles et Récits, réédité en 1898, puis intégré à l’édition des œuvres de Tchékhov publiée par Adolphe Marx.

     Le texte s’appuie sur les souvenirs de Sibérie encore récents de l’auteur, dont on se rappelle l’expédition à Sakhaline, deux ans plus tôt. Tchékhov avait traversé en bac l’Ichim début mars 1890, puis, en mai, le mauvais temps l’avait empêché de traverser l’Irtych, le contraignant à passer la nuit dans l’izba des bateliers… qui, le lendemain, l’avaient fait traverser à bord d’une embarcation, et non en bac. les bateliers du passage de l’Ichim comptaient parmi eux des déportés, tandis que ceux chez qui Tchékhov passa la nuit étaient des paysans du coin, membres d’une coopérative rurale (un « artel »).

     Les sentiments d’abandon éprouvés par le Tatar reflètent l’angoisse qui saisit Tchékhov, parti sur un coup de tête après la mort de son frère Nikolaï, pendant ces traversées sibériennes, dans le froid et la désolation : il en a fait part dans les impressions de voyage (À travers la Sibérie) qu’il envoyait à Temps nouveau, la revue de Souvorine. Tchékhov a sans doute rencontré les prototypes des deux principaux personnages du texte – Le Réfléchi et le Tatar – à Sakhaline, parmi les bagnards.

     L’éditeur de l’hebdomadaire apprécia grandement le récit, d’après une lettre que l’écrivain I. Iacinski envoya à Tchékhov. Et le critique et historien de la littérature E. Liatski souligne l’amour de la vie que représente ce personnage du Tatar, même dans sa situation désespérée. En remarquant, dans une étude publiée en 1904, qu’on retrouve, une vingtaine d’année plus tard, un Tatar porteur des mêmes valeurs dans la pièce de Gorki Les Bas-fonds  

     La traduction est assez libre, d’autant qu’il y a, dans les dialogues et les discours du vieux batelier des tournures orales difficiles à rendre.

———————————————————

     Le vieux Sémione, surnommé Le Réfléchi, et un jeune Tatar, dont personne ne connaissait le nom, étaient assis sur la berge, près d’un feu de camp ; les trois autres bateliers se trouvaient dans l’izba. Sémione, vieillard de quelque soixante ans2, maigre et édenté, mais large d’épaules et l’air encore robuste, était soûl ; cela faisait longtemps qu’il serait allé se coucher, seulement il avait dans sa poche une demi-bouteille3, et il craignait de voir, dans l’izba, les jeunes lui demander de la vodka. Le Tatar était malade, se languissait et, s’emmitouflant dans ses guenilles, racontait qu’il était drôlement bien, dans la province de Simbirsk4, où il avait laissé une chouette maison et une femme pas sotte. Il n’avait pas plus de vingt-cinq ans, mais à présent, à la lueur du feu, avec son visage tristement maladif et sa pâleur, il faisait très gamin.
     « Bien sûr, ce n’est pas le paradis, ici, était en train de dire Le Réfléchi. Tu le vois toi-même : l’eau, les berges désolées, la terre argileuse tout autour, rien d’autre…La semaine Sainte est passée depuis longtemps, et on voit encore de la glace sur la rivière, et ce matin même, il a neigé.
     — Mauvais ! Mauvais ! » dit le Tatar en jetant autour de lui un regard plein d’effroi.
     À une dizaine de pas d’eux coulait le fleuve sombre et froid, qui grondait et venait frapper la berge argileuse et ravinée, avant de s’enfuir pour aller se jeter quelque part dans la mer lointaine. Tout près de la rive se dessinait la silhouette noire d’une grande embarcation, de celles que les bateliers nomment karbasses5. Au loin, sur l’autre rive, des feux rampaient comme de petits serpents, s’éteignant puis luisant à nouveau : on brûlait l’herbe de l’année passée. Derrière les serpenteaux, les ténèbres reprenaient. On entendait des glaçons heurter l’embarcation. Il faisait humide et froid…
     Le Tatar regarda en l’air. Il y avait dans le ciel autant d’étoiles que chez lui, il faisait pareillement noir, tout autour, mais il manquait quelque chose. Chez lui, dans  la province de Simbirsk, les étoiles n’étaient pas du tout les mêmes, ni le ciel.
     « Mauvais ! Mauvais ! répéta-t-il.
     — Tu t’y feras ! dit Le Réfléchi en se mettant à rire. Là, tu es encore jeune et bête, tu es un blanc-bec6, et, par bêtise, tu te crois le plus malheureux des hommes, mais le temps viendra où tu diras toi-même : “Dieu veuille accorder à tout le monde une vie pareille !” Regarde-moi. D’ici une semaine, l’eau coulera et on remettra le bac, vous irez tous vous flâner en Sibérie, tandis que moi je resterai ici et me mettrai à aller d’une rive à l’autre. Je le fais depuis vingt-deux ans, déjà. Jour et nuit. Le brochet et le nelma7 sont dans l’eau, sous la surface, et moi au-dessus. Et, Dieu soit loué, je n’ai besoin de rien. Dieu veuille accorder à tout le monde une vie pareille ! »
     Le Tatar mit du bois mort dans le brasier, s’allongea tout près du feu et dit :
     « Mon père est en mauvaise santé. Quand il mourra, ma mère et ma femme viendront ici. Elles l’ont promis.
     — Qu’as-tu besoin de ta mère et de ta femme ? demanda Le Réfléchi. C’est une idiotie, mon cher. C’est le démon, maudit soit-il, qui t’embrouille. Ne l’écoute pas, ce maudit. Ne lui cède pas. Il te causera de femmes, fais-le enrager : « Pas envie ! » Il te causera de liberté, montre-toi têtu : « Pas envie ! Besoin de rien ! Ni père ni mère, ni femme ni liberté, ni feu ni lieu ! La peste soit d’eux8 ! »
     Le Réfléchi tira sa bouteille de sa bouteille et but un coup, puis reprit :
     « Moi, mon ami, je ne suis pas un simple moujik, je ne sors pas du bas peuple, je suis fils de sacristain9, et, lorsque je vivais, libre, à Koursk, je me baladais en redingote, tandis que maintenant, j’en suis arrivé au point de pouvoir dormir tout nu dans l’herbe et bouffer de l’herbe. Et que Dieu veuille accorder à tout le monde une vie pareille ! Je n’ai besoin de rien et ne crains personne, et, tel que je me vois,  personne n’est plus riche ni plus libre que moi. Lorsqu’on m’a expédié de Russie jusqu’ici, je me suis convaincu une fois pour toutes, et dès le premier jour, que je ne désirais rien ! Le démon est venu me parler à l’oreille de ma femme, de mes parents, de la liberté, et je lui ai répondu : “Je n’ai besoin de rien.” Je m’y suis tenu, et, comme tu peux le voir, je vis bien, je ne me plains pas. Celui qui fait au démon la faveur de l’écouter ne serait-ce qu’une fois, il est perdu, rien ne pourra le sauver : il s’enlisera dans le marais jusqu’au sommet de la tête, et n’en ressortira pas. Vous autres, les moujiks stupides, vous n’êtes pas les seuls à vous perdre, on voit cela aussi avec des gens ayant de la naissance et de l’instruction. Il y a de cela une quinzaine d’années, est arrivé ici, venant de Russie, un barine10. Il n’avait pas voulu partager avec ses frères et avait falsifié un testament. On le disait prince, ou baron, ou peut-être tout simplement fonctionnaire, allez savoir ! Donc, voilà le barine qui arrive et qui commence par s’acheter à Moukhortinski une maison et un terrain. “Je veux vivre de mon travail, à la sueur de mon front, qu’il dit, car à présent je ne suis plus un monsieur, mais un déporté, un colon.” Bon, moi, je lui dis que c’est très bien, je lui souhaite que Dieu lui vienne en aide. C’était à ce moment-là un homme jeune, très actif, diligent ; il fauchait lui-même, pêchait, faisait à cheval jusqu’à soixante verstes11. Mais voilà le malheur : dès la première année, il se mit à se rendre à la poste de Ghyrino12. Je le revois sur mon bac, en train de soupirer : “Ah, Sémione, cela fait longtemps que je n’ai pas reçu d’argent venant de chez moi !” Et moi : “Pas besoin d’argent, Vassili Serguéitch13. À quoi bon ? Jetez le passé derrière vous, oubliez-le comme s’il n’avait jamais existé, comme si ce n’était qu’un rêve, et commencez une nouvelle vie. N’écoutez pas le démon : il ne vous veut pas du bien, seulement vous prendre dans son nœud coulant. Vous désirez de l’argent, à présent, dans peu de temps, si ça se trouve, vous voudrez autre chose, et encore ceci et cela. Si vous aspirez à être heureux, commencez par ne rien désirer du tout. Oui… Si le destin nous a infligé, à vous comme à moi, d’amères blessures, il ne sert à rien d’implorer sa clémence en se prosternant devant lui, il faut plutôt le mépriser et s’en moquer. Sinon, c’est lui qui se moquera de nous.” Ainsi lui parlai-je… Deux ans plus tard, voilà que je le ramène de ce côté-ci, et il se frotte les mains en riant. “Je vais à Ghyrino accueillir ma femme, me dit-il. Elle a eu pitié de moi, elle est venue. C’est une brave femme, une bonne femme.” Il était si content que ça lui coupait même le souffle. Le lendemain, il arrive avec sa femme. Une jeune dame, jolie, en chapeau, avec une toute petite fille dans les bras. Et toutes sortes de bagages, en quantité. Mon Vassili Serguéitch tourne autour sans détacher ses yeux d’elle et en se pavanant : “Eh oui, mon vieux Sémione, on peut vivre, même en Sibérie !” Tu te réjouis bien vite, ai-je songé. Après quoi, il est peut-être allé chaque semaine à Ghyrino pour savoir si l’on ne lui avait pas envoyé d’argent de Russie. Un vrai gouffre financier. “C’est pour moi qu’elle est venue en Sibérie faner sa jeunesse et sa beauté, elle partage mon triste sort, ce qui fait que je dois lui faire plaisir de toutes les façons possibles…” Pour égayer la dame, il a lié connaissance avec des fonctionnaires et toutes sortes de racailles. Et cette compagnie, c’est bien connu, il faut lui donner à boire et à manger, et ça réclame un piano et un petit chien ébouriffé sur le divan – qu’il crève, oui… Bref, vivre dans le luxe, comme un enfant gâté. La dame n’est pas restée longtemps avec lui. Ce n’était pas un endroit pour elle : de la glaise, de l’eau, le froid, pas de légumes ni de fruits, des incultes et des ivrognes aux alentours, des gens sans manières du tout, pour une dame de la capitale, une enfant gâtée… Évidemment, elle a commencé à se morfondre. Et puis, son mari, qu’on le veuille ou non, ce n’était plus un barine, mais un déporté, un colon : pas aussi honorable. Trois ans plus tard, à peu près, je m’en souviens, c’était la nuit précédant l’Assomption, j’entends crier sur l’autre rive. J’emmène le bac là-bas et regarde : je vois la dame, toute emmitouflée, en compagnie d’un jeune monsieur, un fonctionnaire. Une troïka14… Je les fais passer sur cette rive-ci, ils montent en voiture et adieu donc ! Au petit matin, Vassili Serguéitch arrive au galop dans un équipage de deux chevaux. “Sémione, tu n’aurais pas vu passer ma femme avec un monsieur portant des lunettes ?” Je lui dis que si : autant en emporte le vent ! Il s’est lancé à leur poursuite, il leur a couru après pendant cinq jours. Ensuite, lorsque je l’ai ramené de l’autre côté, il s’est écroulé dans le bac et s’est mis à se cogner la tête contre les planches, en poussant des hurlements. “C’est bien ça”, dis-je. Je me mets à rire et je lui rappelle : “On peut vivre, même en Sibérie !” Il se cogne la tête encore plus fort… Ensuite, il a voulu retrouver sa liberté. Sa femme était partie en Russie, ça le démangeait d’aller la voir et de la tirer des griffes de son amant. et il s’est mis, mon petit vieux, à galoper quasiment tous les jours, tantôt à la poste, tantôt en ville, pour aller voir les autorités. Il a présenté et envoyé toutes les suppliques possibles pour qu’on le gracie et lui permette de rentrer chez lui, il racontait lui-même qu’il en avait pour deux cents roubles, rien qu’en télégrammes. Il a vendu son terrain et hypothéqué sa maison à des Juifs. Ses cheveux ont blanchi, il s’est voûté, son visage est devenu jaune comme celui d’un phtisique. Il est train de parler avec toi, et se met à tousser, avec des larmes dans les yeux : kof kof kof… Il s’est exténué ainsi en suppliques sept ou huit ans, mais maintenant il revit, il est gai : il a inventé de gâter quelqu’un d’autre, en lui passant ses caprices. Sa fille, vois-tu, est devenu grande. Il la couve du regard et il est aux petits soins pour elle. Il faut reconnaître qu’elle n’est pas mal : elle est mignonne, avec des sourcils noirs, et pleine de pétulance. Il se rend tous les dimanches à l’église à Ghyrino avec elle. ils se tiennent debout côte à côte sur le bac, elle riant et lui ne la quittant pas des yeux. “Eh oui, Sémione, qu’il fait, on peut vivre, même en Sibérie ! Il peut y avoir du bonheur, même en Sibérie ! Regarde donc la fille que j’ai ! Tu ne trouveras pas sa pareille, je crois bien, à mille verstes à la ronde.” Je lui réponds que sa fille est charmante, c’est un fait… Tout en songeant : “Attends un peu…ta fille est jeune, le sang lui bout dans les veines, elle a envie de vivre, et c’est quoi, la vie, ici ?” Et elle s’est bien mise à se languir mon ami… Elle s’est étiolée, a dépéri, elle est tombée malade et maintenant, elle n’a plus aucune santé. Phtisique. Tu parles d’un bonheur en Sibérie, malédiction, ah ça oui, on peut vivre, même en Sibérie !… Il s’est mis à courir les docteurs et à les ramener chez lui. Dès qu’il entend parler d’un docteur ou d’un guérisseur, à deux ou trois cents verstes d’ici, il va les chercher. Ça lui coûte un argent fou, à mon avis, il ferait mieux de le boire, son argent… Elle mourra, de toute façon. Elle mourra inévitablement, et ce sera sa perte. De chagrin, il se pendra, ou alors il s’enfuira en Russie, c’est sûr et certain. Il fuira, on l’attrapera, et ce sera le tribunal, le bagne, en tâtant des verges…
     — C’est bon, c’est bon,  marmonna le Tatar en se pelotonnant avec un frisson.
     — Qu’est-ce qui est bon ? demanda Le Réfléchi.
     — Sa femme, sa fille… Le bagne, d’accord, la tristesse, d’accord, mais il a quand même vu sa femme et sa fille… Tu dis qu’on n’a besoin de rien. Mais rien, c’est mauvais ! Sa femme a vécu trois ans avec lui : Dieu lui a fait cadeau de ça. Rien, c’est mauvais, tandis que trois ans, c’est bon. Tu ne comprends pas  ça ? »
     Tout tremblant, bégayant et articulant avec effort les mots en russe dont il ne connaissait qu’un petit nombre, le Tatar demanda à Dieu de lui épargner de tomber malade en terre étrangère, de mourir et d’être enterré dans un sol froid couleur de rouille ; il ajouta que si sa femme venait le voir même une seule journée, voire pour une heure seulement, en échange de ce bonheur, il accepterait n’importe quel tourment, et remercierait Dieu. Un seul jour de bonheur, c’était mieux que rien.
     Puis il reparla de la chouette maison et de la femme pas sotte qu’il avait laissées chez lui, et, s’étant pris la tête dans les mains, il se mit à pleurer et à assurer à Sémione qu’il n’était coupable de rien, qu’on l’avait accusé à tort. Ses deux frères et son oncle avaient volé les chevaux d’un moujik, en laissant le vieillard roué de coups et à demi mort, mais la communauté n’avait pas jugé l’affaire avec conscience, on avait condamné15 les trois frères à l’exil en Sibérie, tandis que l’oncle, un homme riche, était resté chez lui.
     « Tu t’y fe-feras ! » déclara Sémione.

     Le Tatar se tut et fixa le feu de ses yeux éplorés ; sa figure exprimait la perplexité et l’effroi, comme s’il ne comprenait toujours pas ce qu’il faisait dans ces ténèbres et cette humidité, en compagnie d’étrangers, au lieu d’être dans la province de Simbirsk. Le Réfléchi s’allongea près du feu, eut un sourire ironique en pensant à quelque chose et entonna une chanson à mi-voix.
     « Quelle joie peut-elle trouver avec ce père-là ? dit-il peu de temps après. Certes, il l’aime, elle est sa consolation ; mais, mon ami, c’est aussi un gars pas commode : un vieillard sévère, rude. Or, la sévérité, les jeunes filles n’en ont pas besoin… Elles ont besoin de caresses, de ha ! ha ! ha ! et de hi ! ho ! ho !, de parfum et de rouge à lèvres. Eh oui… Ah, tout ça, tout ça ! soupira Sémione en se levant pesamment. Il n’y a plus une goutte de vodka, il est donc temps de dormir, hein ? J’y vais, mon ami. »
     Resté seul, le Tatar rajouta du bois, s’allongea et, regardant le feu, se mit à songer à son village natal et à sa femme ; qu’elle vienne seulement pour un mois, même pour une journée, et puis qu’elle reparte si c’était son souhait ! Un mois, et même une journée, c’est mieux que rien. Mais si sa femme tenait parole et venait, comment la nourrir ? Où vivrait-elle ?
     « S’il n’y a rien à manger, comment vivre ? » demanda le Tatar à haute voix.
     Pour ramer de nuit comme de jour, à présent, il ne touchait quotidiennement que dix kopecks ; certes, les voyageurs donnaient des pourboires16, mais les autres gars se les partageaient sans rien donner au Tatar, qui n’avait droit qu’à leurs railleries. Et la gêne fait qu’on a faim, qu’on a froid et qu’on a peur… Quand tout votre corps souffre et frissonne, on irait bien s’allonger dans l’izba pour y dormir, mais quand on n'a rien pour se couvrir, il y fait encore plus froid que sur la berge ; ici au moins, à défaut de couverture, on pouvait faire du feu…
     Dans une semaine, lorsque la rivière coulera de nouveau et qu’on remettra le bac en place, tous les passeurs deviendront inutiles, en dehors de Sémione, et le Tatar recommencera à aller de village en village en demandant l’aumône et en cherchant du travail. Sa femme n’a que dix-sept ans ; elle est jolie, gâtée, timide : pourrait-elle, le visage découvert, aller par les villages en demandant la charité ? Non, cette seule idée est effrayante…
     Il commençait à faire jour ; l’embarcation se dessinait déjà nettement, de même que les buissons d’osier dans l’eau et les rides sur la rivière – et, par-derrière, c’était toujours l’escarpement argileux, en bas, la petite izba avec son toit de paille brune, plus haut, serrées les unes contre les autres, les izbas du village, dans lequel les coqs chantaient déjà.
     L ‘escarpement de glaise roussâtre, la grande barque, la rivière, ces gens étrangers et méchants, la faim, le froid, les maladies, peut-être que tout cela n’existe pas : ce n’est sans doute qu’un rêve, songeait le Tatar. Il sentait qu’il dormait, il s’entendait ronfler… Bien sûr, il était chez lui, dans  la province de Simbirsk, il lui suffit d’appeler sa femme par son prénom, et elle lui répondra ; et sa mère est dans la pièce voisine…
     Tout de même, on fait d’étranges rêves ! À quoi riment-ils ? Le Tatar sourit et ouvrit les yeux. Quel est ce fleuve ? La Volga ?
     Il neigeait.
     « Amenez ! cria-t-on sur l’autre rive. La karba-aasse ! »
     Le Tatar se secoua et alla réveiller ses camarades pour amener l’embarcation de l’autre côté. Mettant sur eux en chemin leurs touloupes17 déchirées, jurant et pestant de leurs voix ensommeillées, tout recroquevillés de froid, les bateliers se montrèrent sur la berge. Clairement, la rivière, qui exhalait un froid vif, leur semblait pénible et repoussante après avoir dormi. Ils sautèrent sans hâte dans l’embarcation… Le Tatar et trois autres passeurs saisirent les longues rames à large pelle, qui ressemblaient, dans les ténèbres, à des pinces d’écrevisses. Semione pesa de son ventre sur le long gouvernail. Sur l’autre rive, on continuait à crier, et l’on tira deux coups de revolver : on devait penser que les bateliers dormaient, ou qu’ils étaient partis au village, au cabaret.
     « C’est bon, rien ne presse ! » dit Le Réfléchi, sur le ton d’un homme convaincu qu’il ne sert à rien de se dépêcher : de toute façon, en ce monde, semblait-il dire, il n’en résultera rien de bon.
     La lourde et pataude embarcation se détacha de la berge et avança entre les bosquets d’osier, et c’était seulement la vue des buissons partant lentement en arrière qui prouvait que la barque avançait, qu’elle ne faisait pas du sur place. Les bateliers agitaient leurs rames en cadence, avec ensemble. Le Réfléchi était couché, le ventre sur le gouvernail et décrivait un arc de cercle d’un bord à l’autre. Dans l’obscurité, on aurait dit que des gens étaient assis sur un animal préhistorique aux longues pattes et, le chevauchant, disparaissaient dans un pays triste et froid, le genre de contrée que montrent parfois les cauchemars.
     Les buissons d’osier furent dépassés, on avança au large. Sur l’autre rive, les gens entendaient déjà le bruit régulier et le clapotis des rames, et criaient : « Vite ! Vite ! » Il s’écoula encore une dizaine de minutes avant que l’embarcation n’accostât lourdement à l’embarcadère.
     « Et ça tombe toujours ! Et ça continue ! marmonna Sémione en s’essuyant le visage de la main pour en faire tomber la neige. Dieu sait d’où ça sort, tout ça ! »
     Sur l’autre rive, les attendait un vieil homme maigre et de petite taille, portant une pelisse courte en fourrure de renard et un bonnet d’astrakan blanc. Il se tenait immobile, un peu à l’écart des chevaux de son équipage ; il avait une expression morose et concentrée, comme s’il essayait de se rappeler quelque chose, et se fâchait contre sa mémoire indocile. Lorsque Sémione s’approcha de lui et ôta sa chapka en souriant, il lui dit :
     « Je file à Anastassievka18. Ma fille va de nouveau très mal, et un nouveau docteur, à ce qu’on dit, a été nommé là-bas. »
     On tira le tarantass19 sur l’embarcation et l’on rebroussa chemin. Tout le temps que dura la traversée, l’homme que Sémione appelait Vassili Serguéitch20 demeura immobile, gardant serrées ses  grosses lèvres, son regard restant fixe ; quand le cocher vint lui demander la permission de fumer en sa présence, il ne répondit rien, à croire qu’il ne l’avait pas entendu. Quant à Sémione, le ventre affalé sur le gouvernail, il le contemplait d’un air railleur et disait :
     « On peut vivre, même en Sibérie ! Ce qui s’appelle vivre ! »
     Le Réfléchi avait une expression de triomphe, comme s’il avait démontré quelque chose et se réjouissait de voir ses suppositions s’avérer exactes. L’air malheureux et démuni de l’homme en pelisse de renard lui faisait apparemment très plaisir.
     « C’est boueux, tout de suite, pour voyager, Vassili Serguéitch, dit-il lorsqu’on attela les chevaux sur la rive. Vous devriez atteindre deux petites semaines, que ça sèche un peu. Ou même ne pas partir du tout… Si cela avait le moindre sens, de voyager, mais vous le savez vous-même, les gens voyagent sans arrêt, de jour comme de nuit, et ça ne rime à rien. Vraiment à rien ! »
     Sans rien dire, Vassili Serguéitch lui donna le pourboire, s’assit dans le tarantass et poursuivit sa route.
     « Le voilà qui galope chercher un docteur ! fit Sémione, tout recroquevillé à cause du froid. Vas-y, cherche un vrai docteur, cours après le vent dans la campagne21, attrape la queue du diable, malédiction ! En voilà des énergumènes, Seigneur, pardonne22 au pauvre pécheur que je suis ! »
     Le Tatar s’approcha du Réfléchi et, le dévisageant avec haine et avec dégoût, articula en tremblant et en baragouinant moitié en russe, moitié en tatar :
     « Lui, il est bon, et toi mauvais ! Mauvais ! Le barine est une bonne âme, une excellente personne, et toi une bête sauvage, mauvais ! Le barine est vivant, et toi crevé… Dieu a créé l’homme pour qu’il vive, dans la joie et la peine, toi tu ne veux rien, donc tu n’es pas vivant, tu es une pierre, de l’argile ! Une pierre n’a besoin de rien, comme toi… Tu es une pierre : Dieu ne t’aime pas, il aime le barine ! »
     Les bateliers s’esclaffèrent. Le Tatar eut une grimace de dégoût, fit de la main un geste de découragement et, s’emmitouflant dans ses hardes, alla près du feu de camp. Sémione et les autres passeurs se glissèrent dans la petite izba.
     « Il fait froid ! dit d’une voix enrouée l’un des bateliers en s’allongeant sur la paille couvrant le sol argileux et humide.
     — Sûr, il ne fait pas chaud ! opina un autre passeur. Une vraie vie de bagnard !… »
     Tous se couchèrent. Le vent fit s’ouvrir la porte, et un paquet de neige entra dans l’izba. Personne n’avait envie de se lever pour aller refermer la porte : ils avaient la flemme, et il faisait froid.
     « Ben, moi, je suis bien ! fit Sémione, qui s’endormait. Dieu veuille accorder à tout le monde une vie pareille !
     — On le sait, que tu as une âme de bagnard. Le diable ne veut pas de toi. »
     Des sons rappelant des hurlements de chien retentirent au-dehors.
     « Qu’est-ce que c’est ? Qui est là ?
     — C’est le Tatar qui pleure.
     — Voyez-moi ça… Quel énergumène !
     — il s’y fe-fera ! » dit Sémione qui s’assoupit à cet instant.
     Bientôt, les autres s’endormirent aussi. Et la porte resta ouverte.

Notes

  1. La déportation en Sibérie – en liberté, sans être un bagnard, mais avec obligation de demeurer sur place – faisait partie de l’arsenal répressif. Cette relégation lointaine était aussi une façon de coloniser l’immense territoire s’étendant à l’Est. Elle toucha par exemple massivement les Polonais après les révoltes du XIXe siècle. Tchékhov a déjà évoqué ce châtiment quelques années plus tôt, dans le récit Rêves : https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/221224/reves-anton-tchekhov
  2. Cette description correspond à l’espérance de vie en Russie à l’époque… et peut-être aussi de nos jours, tendanciellement.
  3. Environ soixante centilitres.
  4. Devenue par la suite Oulianovsk : https://fr.wikipedia.org/wiki/Oulianovsk
  5. On trouve « gabare » dans la Pléiade, mais le karbasse n’a pas, sur les photographies, le fond plat.
  6. L’expression russe est : « Le lait de ta mère n’a pas encore séché sur tes lèvres. »
  7. Saumon de Sibérie.
  8. L’invective répétée est peu traduisible. Il faudrait répéter « Malédiction ! »
  9. Et non pas de diacre, comme on trouve – en russe, les deux mots sont proches – dans la Pléiade.
  10. Un maître, un propriétaire, un seigneur local.
  11. La verste faisait 1,1 km environ.
  12. L’écriture insolite indique une origine étrangère du nom, sans doute liée à une langue locale.
  13. Pour Sergueïevitch, fils de Serge.
  14. Rappel : c’est un attelage de trois chevaux.
  15. Condamnation devenant effective en remettant les gens jugés aux pouvoirs officiels.
  16. Dans le texte : donnaient pour le thé et pour la vodka.
  17. Vestes en peaux de mouton retournée.
  18. Ce qui permet enfin de situer le récit : nous ne sommes pas bien loin de la ville de Khabarovsk (https://fr.wikipedia.org/wiki/Khabarovsk), et le fleuve est l’Amour… Nous ne sommes pas non plus très éloignés de l’île de Sakhaline, dont Tchékhov est revenu quelque dix-huit mois plus tôt.
  19. Voiture à quatre roues et à deux places, tirée par deux chevaux.
  20. Je rappelle au passage que le groupe prénom-patronyme est l’appelation de politesse ordinaire en Russie.
  21. L’expression a déjà été utilisée par Sémione. Je l’avais traduite la première fois par « autant en emporte le vent ».
  22. Il demande pardon pour ses jurons.

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Répertoire général des traductions de ce blog :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire

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