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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 17 juin 2024

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Le Rire rouge (Leonid Andreïev) 10

Deux nouveaux fragments...

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Quinzième fragment

     … ce rêve absurde et effrayant. C’était comme si l’on avait retiré ma calotte crânienne, et que mon cerveau nu et sans défense, absorbât toutes les horreurs de ces journées sanglantes et insensées. Je suis couché, recroquevillé, j’occupe tout au plus deux archines1 d’espace, mais ma pensée embrasse le monde entier. Je vois par les yeux de l’humanité entière, et j’entends par ses oreilles ; je meurs avec les tués ; je pleure d’angoisse avec les blessés oubliés, et lorsque quelqu’un perd son sang, je ressens la douleur de la blessure et je souffre. Et je vois ce qui ne fut pas, ou resta au loin, aussi nettement que ce qui fut et arriva tout près ; et les souffrances de mon cerveau mis à nu sont sans limites.
     Ces enfants, ces petits enfants encore innocents. Je les voyais jouer à la guerre dans la rue, en se poursuivant, des pleurs grêles d’enfants se faisaient entendre, et quelque chose en moi frissonna en moi d’horreur et de dégoût. Je rentrai à la maison et ce fut la nuit – et dans mes rêves enflammés, comme un incendie au milieu de la nuit, ces petits enfants encore innocents se changèrent en une horde d’enfants tueurs.
     Quelque chose brûlait de façon sinistre, produisant une large lueur rouge, et dans la fumée grouillaient les abominables enfants tueurs, avec des têtes d’assassins adultes. Ils sautaient, agiles et légers, comme des cabris joueurs, et leur respiration était pénible comme celle de malades. Leurs bouches ressemblaient à des mufles de crapauds ou de grenouilles s’ouvrant largement et convulsivement ; un sang rouge coulait sans joie sous la peau transparente de leurs corps nus, et leur jeu consistait à se tuer les uns les autres. Ils étaient plus terrifiants que tout ce que j’avais vu, parce qu’ils étaient petits et pouvaient s’introduire partout.
     Je regardais par la fenêtre, et l’un des petits me vit, sourit et me demanda du regard de le faire venir.
     — Je veux venir près de toi, dit-il.
     — Tu vas me tuer.
     — Je veux venir près de toi, dit-il, et soudain, il pâlit affreusement et se mit à grimper le long du mur blanc, comme un rat, tout à fait comme un rat affamé. Il s’arrachait avec brusquerie et couinait, en bougeant si vite que je n’arrivais pas à suivre sa progression saccadée.
     « Il peut se glisser sous la porte », me dis—je avec effroi, et, comme s’il avait deviné ma pensée, il s’étrécit et s’allongea et, frétillant de l’extrémité de sa queue, il rampa dans une fente sombre sous la porte d’entrée. Mais j’eus le temps de me cacher sous la couverture, et je l’entendis faire le tour des pièces obscures à ma recherche, trottinant convulsivement de ses petits pieds nus. Très lentement, en marquant des arrêts, il se rapprocha de ma chambre et y pénétra ; un long moment, je n’entendis rien, ni mouvement, ni froufroutement, comme s’il ne se trouvait personne à côté de mon lit. Mais une petite main vint soulever un bout de ma couverture, et l’air froid de la pièce effleura ma figure et ma poitrine. Je retenais fermement la couverture, mais elle s’obstinait à partir de tous les côtés ; voilà que mes pieds avaient froid, à croire qu’ils baignaient dans l’eau. Ils gisaient à présent sans défense, et il les regardait.
     Dans la cour, derrière les murs de la maison, un chien se mit à aboyer, puis se tut, et je l’entendis faire cliqueter sa chaîne en rentrant dans sa niche. Le petit regardait mes pieds nus et se taisait ; mais je savais qu’il était là, en raison de l’horreur insupportable qui me ligotait comme la mort, m’obligeant à rester pétrifié dans une immobilité sépulcrale. Si j’avais pu crier, j’eusse réveillé la ville entière, le monde entier ; mais la voix, en moi, était morte, et, docile, immobile, je sentais la progression le long de mon corps de petites mains froides se rapprochant de ma gorge.
     — Je ne peux pas ! dis-je en gémissant, et, hors d’haleine, je me réveillai un instant ; je vis l’obscurité vigilante, mystérieuse et vivante de la nuit, et je crois que je me rendormis…
     — Rassure-toi ! me dit mon frère en s’asseyant sur mon lit, qui grinça : tant il était lourd, mort. Rassure-toi, ce n’est qu’un rêve. Tu as senti qu’on t’étranglait, mais tu dors à poings fermés dans des pièces obscures où il n’y a personne, et moi je suis dans mon cabinet, assis à écrire. Aucun d’entre vous n’a compris à quel sujet j’écris, et vous m’avez raillé, vous m’avez traité de fou, mais je te dire maintenant la vérité. J’écris au sujet du rire rouge. Le vois-tu ?
     Quelque chose d’énorme, d’un rouge sanglant, se tenait au-dessus de moi, avec un sourire édenté.
     — C’est le rire rouge. Lorsque la terre devient folle , elle commence à rire ainsi.  tu le sais, que la terre a perdu la raison. Elle ne porte plus de fleurs, ni de chansons, elle est devenue ronde, lisse et rouge comme une tête écorchée. La vois-tu ?
     — Oui, je la vois. Elle rit.
     — Regarde ce qui se passe avec son cerveau. Il est rouge comme une bouillie sanglante, et il est tout embrouillé.
     — La voilà qui crie.
     — Elle a mal. Elle n’a ni fleurs ni chansons. Allez, maintenant, je vais m’étendre sur toi.
     — Ton poids m’effraie.
     — Nous, les morts, nous nous couchons sur les vivants. Tu as chaud ?
     — J’ai chaud.
     — Tu es bien ?
     — Je me meurs.
     — Réveille-toi et crie. Réveille-toi et crie. Je m’en vais…     

Notes

  1. L’archine mesurait 0,71 m.

Seizième fragment

     … la bataille dure déjà depuis une bonne semaine. Elle a débuté vendredi dernier, et s’est prolongée samedi, dimanche, lundi, mardi, mercredi, jeudi ; nous voici de nouveau vendredi et elle se poursuit toujours. Rassemblant des centaines de milliers d’hommes, les deux armées se font face sans reculer, et s’envoient sans cesse des obus tonitruants ; à chaque instant, des hommes en vie passent à l’état de cadavres. Le tonnerre des explosions, la vibration incessante de l’air a fait trembler le ciel lui-même, et amassé au-dessus des têtes de sombres nuées d’orage – et ils se tiennent toujours les uns en face des autres, sans reculer, et s’entretuent. Quand un homme n’a pas dormi depuis soixante-douze heures, il devient malade et perd la mémoire ; eux, cela fait une semaine qu’ils ne dorment pas, et ils sont tous fous. Du coup, ils ne souffrent plus, ne reculent pas et poursuivront la lutte jusqu’à ce qu’ils soient tous morts. Selon certaines informations, des unités ont commencé à manquer de munitions, et les gens se sont lancé des pierres, se sont battus à mains nues, se sont mordus et entredéchirés comme des chiens. Si des débris de ces régiments revenaient chez eux, ce serait avec des crocs de loups – mais ils ne reviendront pas, ils ont perdu la raison et s’entretuent jusqu’au dernier. Ils ont perdu la raison. Tout est chamboulé dans leurs têtes, et ils ne comprennent rien : en les faisant se retourner vite et d’un seul coup, on pourrait les faire tirer sur les leurs, en étant persuadés de faire feu sur l’ennemi.
     Il court des bruits étranges… Des bruits étranges qu’on se transmet en chuchotant, en pâlissant d’effroi et de sauvages pressentiments. Écoute un peu, mon frère, ce qui se raconte à propos du rire rouge ! Des détachements fantômes auraient fait leur apparition, des hordes d’ombres, en tout point semblables aux unités composées de vivants. La nuit, lorsque les gens devenus fous s’abandonnent un instant au sommeil, ou durant la journée, au plus fort de la bataille, lorsque le jour le plus pur se transforme en spectre, ils surgissent tout à coup et font feu de canons fantômes, emplissant l’air d’un grondement spectral, et les vivants, en vie mais ayant perdu la raison, stupéfaits de cette apparition subite, se battent à mort contre cet ennemi fantôme, deviennent fous de terreur, voient leurs cheveux blanchir en un instant et meurent. Les fantômes disparaissent aussi soudainement qu’ils étaient apparus, le calme revient et la terre est couverte de nouveaux cadavres mutilés : qui les a tués ? Tu le sais, mon frère, qui les a tués .
     Lorsque le calme s’installe après deux confrontations1, et que l’ennemi est loin, soudain, dans la nuit noire, retentit un coup de feu solitaire et apeuré; Et tout le monde bondit, tire dans l’obscurité, tire longtemps, des heures entières, dans l’obscurité humble et silencieuse. Que voient-ils donc ? Quelle chose effrayante leur apparaît silencieusement, inspirant l’effroi et la démence ? Tu le sais, mon frère, je le sais aussi, les gens ne le savent pas encore, mais ils flairent quelque chose et posent des questions, en devenant pâles : comment se fait-il qu’il y ait tant de fous ? II n’y en a jamais eu autant, par le passé…
     « Par le passé, il n’y a jamais eu autant de fous, tout de même ! » disent-ils en pâlissant ; ils ont envie de croire que maintenant, c’est pareil qu’auparavant, et que la violence exercée à l’échelle du monde sur la raison n’aura pas d’effet sur leur faible petit esprit.
     « Les hommes se sont battus par le passé, ils se sont battus de tous temps, et il ne se produisait rien de tel, hein ? La lutte est une loi de la vie. » disent-ils avec un aplomb tranquille – mais ils pâlissent, cherchent des yeux un médecin et se hâtent de crier : « De l’eau, vite, un verre d’eau ! »
     Ils deviendraient volontiers idiots, ces gens, pour ne plus sentir leur raison vaciller, leur pauvre raison s’épuisant dans ce combat au-dessus de leurs forces avec le non-sens. En ces jours où, là-bas, les hommes se muaient sans cesse en cadavres, je ne pus nulle part trouver de repos ; je courus voir des gens, j’entendis beaucoup de ces discussions et vis beaucoup de ces visages feignant de sourire et assurant que la guerre était loin et ne les concernait pas. Mais je rencontrai encore plus souvent l’effroi nu et sincère, ainsi que les larmes amères et désespérées, et les cris frénétiques du désespoir, lorsque la plus haute raison, bandant ses forces, exprimait, dans le cri d’un homme, sa dernière supplication et sa dernière malédiction :
     « Cette guerre insensée finira-t-elle donc un jour ? »
     Chez de vieilles connaissances que je n’avais pas revues depuis longtemps, quelques années peut-être, je rencontrai sans m’y attendre un officier revenu de la guerre en ayant perdu la raison. C’était un ancien camarade d’école, mais je ne le reconnus pas ; sa propre mère ne l’avait pas reconnu : s’il était resté couché un an dans sa tombe, il en serait revenu moins changé qu’à présent. Il avait les cheveux entièrement blancs ; les traits de son visage avaient peu changé – mais il se taisait et semblait à l’écoute de quelque chose, ce qui mettait sur sa figure une marque menaçante : il paraissait si lointain, si étranger à tout qu’on craignait de lui adresser la parole. On avait raconté à sa famille qu’il était devenu fou dans les circonstances suivantes : ils se tenaient en réserve, ses hommes et lui, lorsque le régiment voisin partit à l’attaque, baïonnette au canon. Les hommes couraient en poussant de tels « hourra ! » que leurs cris couvraient presque la fusillade ; celle-ci s’interrompit brusquement, les « hourra » cessèrent soudain, un silence sépulcral régna tout à coup : les soldats s’étaient rejoints, le combat à la baïonnette avait commencé. La raison de l’officier avait succombé à ce silence.
     À présent, il était tranquille tant qu’il y avait du bruit autour de lui, qu’on parlait ou qu’on criait : il tendait l’oreille et attendait ; mais, à la première minute de silence, il s’empoignait la tête, s’élançait contre le mur ou contre un meuble, en proie à des convulsions d’épileptique. Ses proches, nombreux, se relayaient pour faire du bruit autour de lui ; mais il restait les nuits, les longues nuits silencieuses : c’était la tâche de son père, également chenu, lui aussi un peu fou. Il installait dans la chambre de son fils des pendules au tic-tac sonore, sonnant presque sans arrêt, à différentes heures, et il avait aménagé une sorte de roue semblable à une crécelle ininterrompue. Tous gardaient l’espoir de le voir guérir, lui qui n’avait que vingt-sept ans, ils étaient même gais, à présent. On l’habillait très proprement – pas en militaire –, on soignait son apparence, et, avec ses cheveux blancs et son visage encore jeune, il était même beau, semblant pensif, attentif et distingué, avec ses gestes lents et las.
     Lorsqu’on m’eut raconté tout cela, je m’approchai de lui et baisai sa main blanche et molle qui ne se lèverait jamais plus pour porter un coup — et cela n’étonna personne. Seule sa jeune sœur me sourit des yeux, pour ensuite me montrer tellement d’attention que j’avais l’air d’être son fiancé, celui qu’elle aimait plus que personne au monde. Au point que je fus bien près de lui parler de mes pièces sombres et vides, de ces pièces où mon malheur excédait ma solitude – cœur lâche conservant des espérances… Elle s’arrangea pour que nous restions en tête-à-tête.
     — Comme vous êtes pâle, et comme vos yeux sont cernés ! dit-elle d’un ton caressant. Vous êtes malade ? Vous avez de la peine à cause de votre frère ?
     — J’ai de la peine en pensant à tout le monde. Et je suis un peu souffrant.
     — Je sais pourquoi vous lui avez baisé la main. Cela, ils ne l’ont pas compris. C’est parce qu’il est fou, non ?
     — Oui, c’est parce qu’il est fou.
     Elle devint pensive et se mit à ressembler à son frère, en plus jeune.
     — Et moi – elle s’arrêta et rougit, sans baisser les yeux –, vous me laisserez vous baiser la main ?
     Je m’agenouillai devant elle et dis :
     — Bénissez-moi.
     Elle pâlit légèrement, s’écarta et chuchota en remuant seulement les lèvres :
     — Je ne suis pas croyante.
     — Moi non plus.
     Ses mains effleurèrent ma tête un instant – rien qu’un instant.     
     — Tu sais, dit-elle, je vais y aller.
     — Vas-y. Mais tu ne le supporteras pas.
     — Je l’ignore. Mais ils ont besoin d’aide, comme toi, comme mon frère. Ce n’est pas leur faute. Tu te souviendras de moi ?
     — Oui. Et toi ?
     — Je me souviendrai. Adieu !
     — Adieu pour toujours !
     Et je devins serein, je me sentis allégé, comme si j’avais traversé le plus terrible de ce qu’il y a dans la mort et dans la folie. Hier, pour la première fois, je suis rentré  chez moi sans crainte, j’ai ouvert le cabinet de mon frère et je me suis longtemps assis à son bureau. Et lorsque, durant la nuit, m’étant réveillé comme si l’on m’avait donné un coup, j’ai entendu le grincement de la plume sèche sur le papier, je me suis dit sans m’affoler, presque avec le sourire :
     « Travaille, frangin, travaille ! Ta plume n’est pas sèche, elle a trempé dans du sang vivant, celui des hommes. Tes pages peuvent sembler blanches, leur lugubre blancheur est plus parlante, à propos de la guerre et de la raison, que tout ce qu’écrivent les gens les plus savants. Travaille, frangin, travaille ! »
     … Et ce matin, j’ai lu que la bataille se poursuivait, et j’ai de nouveau été saisi d’une pénible angoisse, et j’ai de nouveau eu la sensation de quelque chose tombant dans mon cerveau. C’est en marche, c’est proche, c’est déjà sur le seuil de mes pièces vides et claires. Souviens-toi, souviens-toi de moi, chère jeune fille : je perds la raison. Trente mille tués. Trente mille tués…  

Notes

  1. Sic. On attendrait plutôt : « entre deux confrontations »…

À suivre…

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Répertoire général des traductions de ce blog :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire

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