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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 19 février 2025

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Jour de fête (Anton Tchékhov) – La fin

La fin de cette nouvelle de l'automne 1888.

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III

     Une demi-heure plus tard, les invités étaient tous massés sur la rive, près des pieux auxquels étaient attachées les barques. Tout le monde parlait abondamment, avec force rires, sans arriver, en raison de l’agitation inutile, à prendre place dans les barques. Trois de celles-ci étaient déjà pleines de passagers, tandis que deux restaient vides : on en avait perdu les clés, et des gens étaient sans cesser envoyés à la maison chercher ces clés. Les uns disaient que c’était Grigori qui les avait, pour d’autres, c’était l’intendant, d’autres enfin conseillaient de faire venir le forgeron et de briser les cadenas. Tout le monde parlait en même temps, on se coupait la parole et la voix des uns couvrait celle des autres. Piotr Dmitritch faisait impatiemment les cent pas sur la berge et criait :
     « C’est vraiment n’importe quoi ! Les clés doivent rester dans le vestibule, sur le  rebord de la fenêtre. Qui s’est permis de les prendre ? L’intendant n’a qu’à s’acheter une barque, s’il en veut une ! »
     Les clés furent enfin retrouvées. Il s’avéra alors qu’il manquait deux rames. Ce fut de nouveau le tumulte. Piotr Dmitritch, que marcher commençait à ennuyer, sauta dans un canot étroit et long, creusé dans un tronc de peuplier, et quitta la rive après des oscillations qui faillirent bien le faire tomber à l’eau. À sa suite, l’une derrière l’autre, partirent les barques, le rire sonore et les cris aigus des jeunes filles accompagnant ce départ.
     Le ciel blanc et nuageux, les arbres du bord, les roseaux, les barques avec les rames et les passagers, tout se reflétait dans l’eau comme dans un miroir ; sous les barques, très en profondeur, en un gouffre sans fond, on retrouvait le ciel, et les oiseaux y volaient. La rive sur laquelle se tenait la propriété était élevée, abrupte et couverte d’arbres ; sur l’autre, en pente douce, de larges prés inondés au printemps verdissaient, et des nappes d’eau brillaient. les barques parcoururent une centaine de mètres1, et, sur la rive en pente douce, derrière un saule tristement penché, apparurent des izbas et un troupeau de vaches ; on entendit des chants, des cris d’ivrognes et les sons d’un accordéon.
     Ça et là, glissaient sur la rivière des canots de pêcheurs venus installer pour la nuit leurs lignes dormantes. Dans l’un d’eux, des musiciens amateurs ayant un coup dans le nez jouaient sur des violons et sur un violoncelle de leur fabrication.
     Olga Mikhaïlovna était assise au gouvernail. Elle souriait d’un air affable, et parlait beaucoup pour distraire les invités, tout en épiant son mari du coin de l’œil. Dans son canot, il était devant tout le monde, debout et pagayant avec une seule rame. L’embarcation légère au nez effilé que tous les invités appelaient une périssoire, tandis que Piotr Dmitritch, pour une raison inconnue, la nommait Pendéraklia2, filait bon train ; il semblait vif et rusé, ce canot, et paraissait détester le pesant Piotr Dmitritch, et n’attendre que le moment de lui faire faux bond et de lui glisser sous les jambes. Olga Mikhaïlovna contemplait son mari, dégoûtée par sa beauté qui plaisait à tout le monde, par sa nuque, par son attitude de poseur et sa familiarité avec les femmes ; elle éprouvait de la haine pour toutes les femmes se trouvant dans la barque, en était jalouse, et en même temps, elle tressaillait à chaque instant, craignant de voir l’instable esquif se renverser, et un malheur advenir.
     « Doucement, Piotr ! criait-elle, le cœur défaillant de peur. Assieds-toi ! Nous le savons, que tu es brave ! »
     Les gens assis avec elle dans la barque la gênaient aussi. C’étaient tous des gens ordinaires, pas mauvais, des gens comme il y en a beaucoup, mais maintenant, chacun d’eux lui semblait peu ordinaire et mauvais. Dans chacun elle ne voyait que mensonge. « Le jeune homme qui rame ici, celui aux cheveux châtain, à la jolie barbe et aux lunettes à monture d’or, c’est un fils à papa3 riche, gavé, perpétuellement heureux, que tout le monde tient pour un homme honnête, un libre-penseur, un progressiste. Il y a moins d’un an qu’il est sorti de l’Université et qu’il s’est installé dans le district, mais il dit déjà, en parlant de lui : “Nous autres, les militants du zemstvo4.” Mais dans un an, comme beaucoup d’autres, il s’ennuiera de Pétersbourg et y retournera, et, pour justifier sa fuite, il dira partout que le zemstvo ne vaut rien et qu’on l’a trompé. Et, sur l’autre barque, sa jeune femme ne détache pas son regard de lui, et voit en lui un “militant du zemstvo”, de même que dans un an elle croira que le zemstvo ne vaut rien. Et là, ce gros monsieur soigneusement rasé avec son chapeau de paille à large ruban et son cigare coûteux entre les dents, qui aime dire : “Il est temps pour nous de laisser tomber les chimères et de nous mettre à l’ouvrage !” Il a des porcs du Yorkshire, des ruches de Boutlerov5, du colza, des ananas, une beurrerie, une fromagerie, une comptabilité en partie double à l’italienne6. Mais chaque été, pour aller passer l’automne avec sa maîtresse en Crimée, il vend un bout de ses bois pour l’abattage et hypothèque une partie de ses terres. Et voici mon petit oncle Nikolaï Nikolaïtch : il a beau être fâché contre Piotr Dmitritch, il ne rentre pas chez lui, allez savoir pourquoi ! »
     En regardant les autres barques, Olga Mikhaïlovna n’y voyait que des types bizarres, peu intéressants, des comédiens ou des gens à l’horizon limité. En passant en revue tous ceux qu’elle connaissait dans le district, elle ne se rappelait personne dont elle pût dire – ou au moins penser – du bien. Elle les voyait tous comme des gens dépourvus de talent, incolores, bornés, étroits d’esprit, faux, sans cœur, disant tous autre chose que ce qu’ils pensaient, et faisant autre chose que ce qu’ils auraient voulu faire. L’ennui et le désespoir la suffoquaient ; elle avait envie de cesser d’un coup de sourire, de se lever d’un bond et de crier : « Vous m’ennuyez7 ! » puis de sauter de la barque pour nager vers la rive.
     « Messieurs, prenons Piotr Dmitritch en remorque ! cria quelqu’un.
     — Remorquons-le ! Remorquons-le ! Reprirent les autres. Olga Mikhaïlovna, prenez votre mari en remorque ! »
     Pour ce faire, Olga Mikhaïlovna, assise au gouvernail, devait au bon moment, attraper la chaîne à l’avant de la Pendéraklia. Quand elle se pencha sur la chaîne, Piotr Dmitritch fronça les sourcils et la regarda avec crainte.
     « J’ai peur que tu ne prennes froid, ici ! » dit-il.
     « Si tu as peur pour moi et pour l’enfant, pourquoi me fais-tu souffrir ? » songea Olga Mikhaïlovna.
     Piotr Dmitritch s’avoua vaincu, et, ne souhaitant pas être remorqué, sauta de la Pendéraklia dans la barque déjà remplie de passagers, si maladroitement que la barque pencha fortement, ce qui fit crier tout le monde d’effroi.
     « Il a sauté pour plaire aux femmes, se dit Olga Mikhaïlovna : il connaît la beauté du geste… »
     L’ennui, l’irritation, le sourire contraint et la gêne qu’elle ressentait dans tout son corps étaient la cause, songea-t-elle, du tremblement naissant dans ses bras et ses jambes. Pour cacher ce tremblement à ses invités, elle s’efforçait de parler plus haut, de rire, de bouger…
     « Si jamais je me mets à pleurer, pensa-t-elle, je dirai que j’ai mal aux dents… »
     Mais voilà que les barques accostaient enfin à l’île de « Bonne-Espérance ». C’était le nom de la presqu’île résultant d’un coude à angle aigu de la rivière et couverte d’un vieux bois de bouleaux, de chênes, de saules et de peupliers. Les tables étaient déjà dressées sous les arbres, les samovars fumaient et Vassili et Grigori, en habits et en gants blancs tricotés s’affairaient déjà autour de la vaisselle. Sur l’autre rive, en face de la  « Bonne-Espérance », se tenaient les équipages ayant apporté les provisions. Des voitures, celles-ci étaient transférées dans des paniers et des paquets sur l’île, au moyen d’un esquif très semblable à la Pendéraklia. Les valets, les cochers et même le moujik assis dans le petit canot  avaient l’expression solennelle, l’air de fête qu’ont seulement les enfants et les domestiques.
     Tandis qu’ Olga Mikhaïlovna préparait le thé et versait les premiers verres, les invités dégustaient des liqueurs et des friandises. Puis commença le va-et-vient habituel lors des pique-nique, à l’heure du thé, et aussi fatigant qu’ennuyeux pour les maîtresses de maison. À peine Grigori et Vassili avaient-ils fait le service que des mains tendaient déjà des verres vides à Olga Mikhaïlovna. L’un demandait du thé sans sucre, un autre du thé plus fort, une troisième du thé plus léger, un quatrième remerciait. Olga Mikhaïlovna devait s’en souvenir, pour crier ensuite : « Ivan Pétrovitch, c’est pour vous le thé sans sucre ? » ou « Messieurs, qui a demandé du thé léger ? »  Mais celui qui avait demandé du thé sans sucre, ou du thé léger, l’avait déjà oublié, et, entraîné par quelque agréable discussion, prenait le premier verre qui lui tombait sous la main. À l’écart de la table, des silhouettes mélancoliques erraienr comme des ombres, faisant mine de chercher des champignons dans l’herbe, ou de lire les étiquettes des boîtes : c’étaient ceux qui n’avaient pas reçu de verre, car on en manquait. « Vous avez pris du thé ? » demandait Olga Mikhaïlovna, et celui à qui la question s’adressait lui disait de ne pas se faire souci, qu’il attendrait, alors qu’il était plus commode pour l’hôtesse de voir ses invités se dépêcher et non pas attendre.
     Les uns, tout à leur conversation, buvaient lentement leur thé, gardant leur verre  une demi-heure ; d’autres, notamment ceux qui avaient beaucoup bu pendant le repas, restaient à côté de la table et descendaient verre sur verre, de sorte qu’Olga Mikhaïlovna avait à peine le temps de les leur remplir. un jeune plaisantin avalait son thé, un sucre dans la bouche, en répétant : « C’est ma faiblesse, j’aime me délecter d’herbe chinoise. » Il demandait sans arrêt, avec un soupir : « Permettez-moi de prendre encore  un p’tit crâne10 ! » Il buvait beaucoup, grignotait son sucre bruyamment et trouvait tout cela drôle et original, croyant imiter à la perfection les marchands. Personne ne comprenait la torture que tout cela représentait pour la maîtresse de maison, et les invités pouvaient d’autant moins le comprendre qu’Olga Mikhaïlovna ne cessait de sourire d’un air affable, et de débiter des balivernes.
     Cependant, elle ne se sentait pas bien… Elle était irritée par cette foule, par les rires et les questions, par le plaisantin, par les valets ahuris et épuisés, par les enfants courant autour de la table ; l’irritaient la ressemblance de Vata avec Nata, et celle de Kolia avec Mitia, ainsi que le fait de ne pas bien savoir qui, parmi eux, avait déjà bu du thé, et qui n’en avait pas encore pris. Elle sentait que son sourire avenant et contraint se muait en une expression de méchanceté, et avait l’impression qu’elle allait d’un instant à l’autre fondre en larmes.
     « Messieurs, il pleut ! » cria quelqu’un.
     Tout le monde regarda le ciel.
     « Il pleut en effet… » confirma Piotr Dmitritch en s’essuyant la joue.
     Le ciel n’avait laissé choir que quelques gouttes, il n’y avait pas encore de vraie pluie, mais les invités abandonnèrent le thé et se hâtèrent. Ils commencèrent par tous vouloir monter dans les voitures, mais changèrent d’avis et se dirigèrent vers les barques. en prétextant qu’il lui fallait donner ses instructions en vue du souper, Olga Mikhaïlovna demanda la permission de se séparer du groupe et de rentrer en voiture à la maison.
     Assise dans la calèche, elle commença par laisser sa figure se reposer en n’affichant plus de sourire. Le visage méchant, elle traversa la campagne et répondit aux salutations des moujiks rencontrés au passage. Arrivée à la maison, elle gagna la chambre à coucher par l’entrée de service et s’étendit sur le lit de son mari.
     « Seigneur, mon Dieu, chuchotait-elle, pourquoi ce travail de forçat ? Pourquoi ces gens se pressent-ils ici en faisant mine d’être gais ? Qu’ai-je à sourire et à mentir ? Je ne comprends pas, je ne comprends pas ! »
     Des pas et des voix se firent entendre. Les invités étaient revenus.
     « Peu importe, se dit Olga Mikhaïlovna, je vais rester étendue encore un peu. »
     Mais la femme de chambre entra et lui dit :
     « Madame, Maria Grigorievna s’en va ! »
     Olga Mikhaïlovna se mit debout d’un bond, arrangea sa coiffure se hâta de sortir de la chambre.
     « Maria Grigorievna, que se passe-t-il ? dit-elle d’une voix vexée en allant à la rencontre de la dame. Où courez-vous donc comme ça ?
     — Je ne peux pas rester, ma chérie, je ne peux pas ! Je suis déjà restée trop longtemps. Chez moi, mes enfants m’attendent.
     — Ce n’est pas gentil de votre part ! Pourquoi n’avez-vous amené les enfants avec vous ?
     — Ma chérie, si vous voulez bien, je viendrai en semaine avec eux, mais aujourd’hui…
     — Ah, je vous en prie ! la coupa Olga Mikhaïlovna. J’en serai ravie ! Vos enfants sont tellement gentils ! Embrassez-les tous… Mais vraiment, vous me vexez ! Pourquoi cette précipitation, je ne comprends pas !
     — Je ne peux pas, je ne peux pas… Au revoir ma chérie. Ménagez-vous. Vous êtes tout de même dans une position… »
     Elles s’embrassèrent. Aayant raccompagné son invitée jusqu’à sa voiture, Olga Mikhaïlovna alla au salon voir les dames. Les lumières y étaient allumées, et les hommes s’asseyaient pour jouer aux cartes.

Notes

  1. Une cinquantaine de sagènes : voir la dernière note du chapitre II.
  2. Nom successif de deux bateaux de la flotte russe de la mer Noire, d’après le nom russe de la ville turque d’Ereğli .
  3. En russe, « un fils à maman ».
  4. Les provinces (oblast’) étaient divisées en districts, eux-mêmes subdivisés administrativement en volost’. Les deux premiers échelons étaient pourvus d’assemblées, appelées zemstvos, élues au suffrage censitaire, dominées par la noblesse et les paysans riches, et exerçant diverses responsabilités : enseignement, santé, etc.
  5. Et non pas de Butler (attraction du Yorkshire voisin ?), comme on trouve chez D. Roche, recopié ensuite dans la Pléiade : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Boutlerov
  6. Mise au point à la Renaissance par Luca Pacioli : https://fr.wikipedia.org/wiki/Luca_Pacioli
  7. Écrire « J’en ai marre de vous ! » serait légèrement anachronique, d’après le Robert, mais c’est tentant.
  8. Mesdames et messieurs serait un peu lourd, ici. Valable pour la suite du chapitre.
  9. Le thé se prend dans des verres, dans des porte-verres parfois très ouvragés.
  10. Allusion aux anciennes coutumes mongoles, voir à ce sujet le récit Agafia (https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/010125/agafia-anton-tchekhov), note 10.

IV

     Vers minuit et quart, après le souper, les invités commencèrent à s’en aller. En les raccompagnant, Olga Mikhaïlovna se tenait sur le perron et disait :
     « Vous auriez vraiment dû prendre un châle ! Il se met à faire un peu frais. Dieu veuille que vous ne preniez pas froid !
     — Ne vous inquiétez pas, Olga Mikhaïlovna ! répondaient les invités en prenant place. Eh bien, au revoir ! N’oubliez pas que nous vous attendons ! Ne nous faites pas faux bond !
     — Tprrr1 ! faisait le cocher pour retenir les chevaux.
     — Fouette, Denis ! Au revoir, Olga Mikhaïlovna !
     — Embrassez les enfants ! »
     La calèche s’ébranlait et disparaissait aussitôt dans les ténèbres. Sa lanterne projetant sur la route un rond rouge, un autre équipage de deux ou trois chevaux impatients se montrait, avec la silhouette du cocher, les bras tendus. C’étaient de nouvelles embrassades, de nouveaux reproches et encore des prières de revenir, ou de prendre un châle. Piotr Dmitritch sortait en courant du vestibule et aidait les dames à monter dans leur calèche.
     « Va à Iéfrémovchtchina, expliquait-il au cocher. Par Mankino, c’est plus court, mais la route est moins bonne. Tu pourrais verser… Au revoir, beauté ! Mille compliments2 à votre artiste !
     — Au revoir, chère Olga Mikhaïlovna ! Rentrez à l’intérieur, vous allez prendre froid ! Il fait humide !
     — Tprrr ! Ne folâtre pas !
     — C’est quoi, vos chevaux ? demandait Piotr Dmitritch.
     — Nous les avons achetés chez Khaïdarov, pendant le Grand Carême3, répondait le cocher.
     — De belles bêtes… »
     Et Piotr Dmitritch donnait une tape sur la croupe du bricolier.
     « Allons, fouette ! Et bon voyage ! »
     Le dernier invité partit enfin. Le rond rouge sur la chaussée oscilla, glissa sur le côté, rétrécit et s’éteignit : Vassili venait d’emporter la lampe du perron. Les autres fois, ayant raccompagné leurs invités, Piotr Dmitritch et Olga Mikhaïlovna avaient coutume de faire des bonds l’un en face de l’autre dans la salle de réception, en tapant dans leurs mains et en chantant : « Ils sont partis ! ils sont partis ! ils sont partis ! » À présent, Olga Mikhaïlovna n’avait pas le cœur à cela. Elle alla dans la chambre, se déshabilla et s’étendit sur le lit.
     Il lui semblait qu’elle allait s’endormir tout de suite, et dormir d’un sommeil profond. Ses jambes lui faisaient mal et ses épaules étaient douloureuses, elle avait la tête lourde de toutes les conversations et ressentait dans tout son corps le même malaise vague. S’étant couvert la tête, elle demeura couchée deux ou trois minutes, puis, sous la couverture, elle jeta un coup d’œil à la veilleuse4, prêta l’oreille au silence et sourit.
     « Ah, ça fait du bien… chuchota-t-elle en repliant ses jambes qui lui semblaient plus longues, d’avoir beaucoup marché. Dormir, dormir… »
     Ses jambes ne trouvaient pas leur place, son corps entier ne se sentait pas à l’aise, elle se tourna de l’autre côté. Une grosse mouche inquiète volait dans la chambre en bourdonnant et en se cognant au plafond. On entendait aussi, dans la salle de réception, Grigori et Vassili ranger les tables en marchant avec précautions ; Olga Mikhaïlovna commença à se dire qu’elle se trouverait bien et s’endormirait seulement lorsque ces bruits auraient cessé. Et elle changea de nouveau de côté, avec impatience.
     La voix de son mari se fit entendre depuis le petit salon. L’un des invités  était sans doute resté pour la nuit, car Piotr Dmitritch disait à haute voix, en s’adressant à quelqu’un :
     « Je ne dirais pas que le comte Alexeï Pétrovitch5 soit quelqu’un de faux. Mais, qu’il le veuille ou non, il paraît faux parce que vous tous, messieurs, vous voulez voir en lui quelqu’un d’autre que ce qu’il est vraiment. Dans son imbécillité, on voit de l’originalité, dans sa familiarité, de la bonhomie, dans sa complète absence d’opinions, du conservatisme. Admettons même que ce soit un conservateur estampillé de l’année quatre-vingt-quatre6. Mais qu’est-ce donc, en fait, le conservatisme ? »
     Fâché aussi bien contre le comte Alexeï Pétrovitch que contre les invités et contre lui-même, Piotr Dmitritch vidait à présent son cœur. Il vitupérait le comte comme les invités, et, mécontent de lui, était prêt à dire et à soutenir n’importe quoi. Ayant amené son hôte à sa chambre, il se mit à faire les cent pas au petit salon, passa dans la salle à manger, dans le couloir,, dans son cabinet, et entra dans la chambre à coucher. Olga Mikhaïlovna était allongée sur le dos, couverte seulement à moitié (elle avait trop chaud) et suivait des yeux avec une expression mauvaise la mouche qui se cognait au plafond.
     « Quelqu’un est resté dormir ? demanda-t-elle.
     — Iégorov. »
      Piotr Dmitritch se déshabilla et s’étendit sur son lit. En silence, il alluma une cigarette et se mit aussi à suivre la mouche des yeux. Son regard était dur et inquiet. Olga Mikhaïlovna regarda en silence, pendant cinq minutes, son beau profil. Elle avait l’impression bizarre que, si son mari se tournait soudain vers elle et lui disait : « Ola7, c’est dur pour moi ! », elle se serait mise à pleurer ou à rire, et se serait sentie soulagée. Elle songeait que la douleur dans ses jambes et la gêne dans tout son corps venaient de la tension de son âme.
     « Piotr, à quoi penses-tu ? demanda-t-elle.
     — Oh, à rien… répondit son mari.
     — Ces derniers temps, tu as des secrets pour moi. Ce n’est pas bien.
     — Pourquoi pas bien ? répondit Piotr Dmitritch, pas tout de suite et peu sèchement. Chacun de nous a sa vie personnelle, et par conséquent ses secrets.
     — Sa vie personnelle, ses secrets… Ce sont des mots, tout ça ! Comprends donc que c’est vexant pour moi ! dit Olga Mikhaïlovna en se soulevant et en s’asseyant sur son lit. Si des choses te pèsent, pourquoi me le caches-tu ? Et pourquoi préfères-tu faire des confidences à d’autres femmes qu’à la tienne ? Je t’ai quand même entendu aujourd’hui t’épancher auprès de Lioubotchka, du côté des ruches.
     — Eh bien, mes compliments ! Ravi que tu l’aies entendu. »
     Ce qui voulait dire : laisse-moi tranquille, ne me dérange pas, laisse-moi réfléchir ! Olga Mikhaïlovna en fut indignée. Le dépit, la colère et la haine qui s’étaient accumulés en elle toute la journée bouillonnèrent soudain ; elle voulait, sans le remettre au lendemain,  sortir tout sur-le-champ à son mari, le blesser, se venger… Faisant effort pour ne pas crier, elle dit :
     « Sache donc que tout cela est vil, moche, dégoûtant ! Aujourd’hui, je t’ai détesté toute la journée, voilà ce que tu as fait ! »
     Piotr Dmitritch se souleva sur son lit et s’assit également.
     « Vil, moche, dégoûtant ! reprit Olga Mikhaïlovna, se mettant à trembler de la tête aux pieds. Il n’y a pas de quoi me faire des compliments ! Fais-t’en plutôt à toi-même ! C’est une honte ! Tu mens tellement que tu as honte de te trouver dans la même pièce que ta femme ! Tu es un homme faux ! Je lis dans tes pensées et je comprends chacun de tes mouvements !
     — Ola, quand tu es de mauvaise humeur, préviens-moi, s’il te plaît ! J’irai alors dormir dans mon cabinet. »
     À ces mots, Piotr Dmitritch prit son oreiller et sortit de la chambre. Olga Mikhaïlovna n’avait pas prévu cela. Elle resta quelques minutes sans rien dire, la bouche ouverte et tremblant de la tête aux pieds, à regarder la porte par laquelle avait disparu son mari, s’efforçant de comprendre de quoi il retournait. Était-ce l’un de ces procédés auxquels ont recours les êtres faux lorsqu’ils ont tort, ou était-ce une offense préméditée à son amour-propre ? Comment le comprendre ? Olga Mikhaïlovna se souvint de son cousin officier, un joyeux drille qui lui avait souvent raconté en riant que la nuit, lorsque son épouse commençait à le « bassiner », il avait l’habitude de prendre son oreiller et d’aller en sifflotant dans son bureau, en laissant sa femme dans une position idiote et risible. Cet officier était marié à une femme riche, capricieuse et stupide, qu’il supportait sans l’estimer.
     Olga Mikhaïlovna se leva d’un bond. À son avis, il ne restait plus qu’une chose à faire : s’habiller au plus vite et quitter cette maison pour toujours. La maison lui appartenait, mais tant pis pour Piotr Dmitritch. Sans réfléchir pour savoir si c’était nécessaire ou pas, elle se hâta de gagner le cabinet pour informer son mari de sa décision (« Logique féminine ! » pensa-t-elle fugitivement.) et lui dire, en guise d’adieu, quelque chose de blessant, de mordant…
     Piotr Dmitritch était couché sur le divan, faisant mine de lire le journal. une bougie allumée était posée sur une chaise à côté de lui. Le journal cachait son visage.
     « Veuillez m’expliquer ce que cela signifie ! Je vous le demande !
     — Je vous le… singea Piotr Dmitritch sans découvrir sa figure. Tu m’embêtes, Olga ! Parole d’honneur, je suis fatigué, je ne suis pas d’humeur… Nous nous querellerons demain.
     — Non, je te comprends parfaitement ! reprit Olga Mikhaïlovna. Tu me détestes ! Si, si ! Tu me détestes parce que je suis plus riche que toi ! Cela, tu ne me le pardonneras jamais, et tu me mentiras toujours ! (« Logique féminine ! » pensa-t-elle de nouveau fugitivement.) Là, je sais que tu te moques de moi… Je suis même certaine que tu ne m’as épousé que pour avoir le cens électoral8 et posséder ces sales chevaux… Oh, que je suis malheureuse ! »
     Le journal échappa des mains de Piotr Dmitritch, qui se souleva. Cet affront inattendu le stupéfiait. Il eut un sourire d’enfant sans défense9, regarda sa femme avec désarroi et, comme pour se protéger de coups, tendit les bras vers elle et dit d’une voix suppliante :
     « Ola ! »       
     Et, attendant qu’elle lui sorte une autre horreur, il se serra contre le dossier du divan, toute sa grande stature ayant le même air d’enfant sans défense que son sourire.
     « Ola, comment as-tu pu dire cela ? » dit-il à voix basse.
     Olga Mikhaïlovna revint à elle. Elle sentit soudain l’amour fou qu’elle éprouvait pour cet homme, se souvint que c’était son mari, Piotr Dmitritch, sans lequel elle ne pouvait vivre, et qui l’aimait aussi follement. Elle éclata en sanglots bruyants, d’une  autre voix que la sienne, se prit la tête dans les mains et revint en courant dans la chambre.
     Elle tomba sur le lit et ses petits pleurs hystériques, le genre de sanglots qui empêchent de respirer et coupent bras et jambes, emplirent la chambre. Se souvenant que, trois ou quatre pièces plus loin, un invité dormait chez eux, elle cacha sa tête sous l’oreiller pour assourdir ses sanglots, mais l’oreiller glissa par terre, et elle faillit à son tour tomber en se penchant pour le ramasser ; elle ramena la couverture sur sa figure, mais ses mains ne lui obéissaient pas et déchiraient convulsivement tout ce qu’elle attrapait.
     Il lui semblait que tout était perdu, que le mensonge qu’elle avait dit pour vexer son mari avait fracassé sa vie entière, la brisant en mille morceaux. Il ne lui pardonnerait pas. L’affront qu’elle lui avait fait était de ceux qu’aucune caresse, qu’aucun serment ne peuvent effacer… Comment le convaincre qu’elle ne croyait pas elle-même ce qu’elle avait dit ?
     « Fini, c’est fini ! criait-elle sans se rendre compte que l’oreiller était retombé par terre. Pour l’amour du ciel, pour l’amour du ciel ! »
     Son hôte et les domestiques, sans doute réveillés par ses cris, ne dormaient plus ; le lendemain, le district entier saurait qu’elle avait eu une crise d’hystérie, et tout le monde accuserait Piotr Dmitritch d’en être la cause. Elle s’efforçait de se contenir, mais ses sanglots se faisaient à chaque instant plus forts.
     « Pour l’amour du ciel ! criait-elle d’une voix qui n’était pas la sienne, sans comprendre pourquoi elle criait cela. Pour l’amour du ciel ! »
     Elle eut l’impression que le lit s’était écroulé sous elle et que ses pieds étaient pris dans la couverture. en robe de chambre, une bougie à la main, Piotr Dmitritch entra dans la pièce.
     « Ola, arrête ! » dit-il.
     Elle se souleva et , agenouillée dans le lit, clignant des yeux à cause de la bougie, se mit à dire à travers ses sanglots :
     « Comprends… comprends donc… »
     Elle voulait dire que les invités l’avaient épuisée, de même que leurs mensonges à tous les deux, qu’elle en avait gros sur le cœur, mais elle arrivait seulement à dire :
     « Comprends… comprends donc ! 
     — Tiens, bois ! » dit-il en lui tendant un verre d’eau.
     Elle prit docilement le verre et se mit à boire, mais l’eau déborda et lui coula sur les bras, sur la poitrine et sur les genoux… « Je dois être hideuse, à présent ! » se dit-elle. En silence, Piotr Dmitritch la recoucha dans le lit et la couvrit, puis il attrapa la bougie et sortit.
     « Pour l’amour du ciel ! cria de nouveau Olga Mikhaïlovna. Piotr, comprends, comprends donc ! »
     Soudain, quelque chose comprima le bas de son ventre et de son dos avec une telle force que ses pleurs s’interrompirent et que la douleur lui fit mordre l’oreiller. Mais cette douleur passa aussitôt, et elle se remit à sangloter.
     La femme de chambre entra, arrangea sa couverture et lui demanda avec inquiétude :
     « Qu’avez-vous, ma chère maîtresse ?
     — Dehors ! dit avec rudesse Piotr Dmitritch en s’approchant du lit.
     — Comprends, comprends donc… commença Olga Mikhaïlovna.
     — Ola, calme-toi, je t’en prie ! dit-il. Je ne voulais pas t’offenser. Je ne serais pas sorti de la chambre si j’avais su l’effet que cela te ferait. Tout simplement, j’avais le cœur lourd. Je te le dis en toute honnêteté…
     — Comprends-moi… Tu mentais, je mentais…
     — Je comprends. Allons, cesse ! Je comprends… dit avec tendresse Piotr Dmitritch en s’asseyant au bord du lit. Tu as dit cela sous le coup de l’emportement, je le vois bien… je jure devant Dieu que je t’aime plus que tout au monde, et que, en t’épousant, je n’ai jamais pensé au fait que tu étais riche. Je t’aimais infiniment, voilà tout… Je t’assure. Je n’ai jamais connu le besoin, ni la valeur de l’argent, si bien que je ne sais pas apprécier la différence entre ton avoir et le mien10. Il m’a toujours semblé que nous étions d’une égale richesse. Que j’ai montré de la fausseté dans des affaires de rien, c’est… la vérité, bien sûr. Ma vie, jusqu’à maintenant, a tant manqué de sérieux qu’elle ne pouvait se passer de petits mensonges. Cela me pèse, à présent. De grâce, n’en parlons plus ! »
     Olga Mikhaïlovna ressentit de nouveau une forte douleur et attrapa la manche de son mari.
     « J’ai mal, j’ai mal, dit-elle d’une voix brève. Ah, j’ai mal !
     — Le diable emporte ces invités ! marmonna Piotr Dmitritch en se levant. Tu n’aurais jamais dû aller dans l’île aujourd’hui ! cria-t-il. Quel imbécile je suis, de ne pas t’en avoir empêchée ! Seigneur, mon Dieu ! »
     De contrariété, il se gratta la tête et agita les bras, puis sortit de la chambre.
     Il y revint ensuite à plusieurs reprises, s’asseyant au bord du lit, parlant abondamment, tantôt avec beaucoup de tendresse, tantôt d’un ton fâché, mais elle écoutait peu ce qu’il disait. Ses pleurs alternaient avec d’effrayantes douleurs, et chaque nouvelle douleur était plus forte et durait plus longtemps que la précédente. Au début, pendant une douleur, elle retenait sa respiration et mordait son oreiller, ensuite elle se mit à crier d’une voix déchirante, dépassant la décence. Une fois, voyant son mari auprès d’elle, elle se souvint de l’avoir blessé, et, sans s’attarder à savoir si c’était vraiment Piotr Dmitritch ou si elle délirait, elle prit sa main entre les siennes et se mit à l’embrasser.
     « Tu mentais, je mentais… commença-t-elle à se justifier. Comprends, comprends-moi… On m’a fait souffrir, j’étais à bout de patience…
     — Ola, nous ne sommes pas seuls ! » dit Piotr Dmitritch.
     Olga Mikhaïlovna leva la tête et vit Varvara11, agenouillée devant la commode et ouvrant le tiroir du bas. Ceux du haut l’étaient déjà12. En ayant terminé avec la commode, Varvara se releva et, le visage solennel, rouge de ses efforts, entreprit d’ouvrir un coffret.
     « Maria, je ne vais pas y arriver ! chuchota-t-elle. Ouvre-le, toi. »
     Maria, la femme de chambre, grattait avec des ciseaux l’intérieur d’un bougeoir, pour y mettre une nouvelle bougie ; elle s’approcha de Varvara et l’aida à ouvrir le coffret.
     « Il ne faut rien laisser fermé… chuchota Varvara. ouvre aussi cette boîte, ma petite mère. Monsieur, dit-elle à l’adresse de Piotr Dmitritch, vous devriez envoyer quelqu’un prévenir le père Mikhaïl, qu’il ouvre les Portes royales13 ! Il le faut !
     — Faites ce que vous voulez, dit Piotr Dmitritch en haletant, mais faites venir au plus vite, pour l’amour du ciel, le docteur ou la sage-femme ! Vassili y est allé ? Envoie encore quelqu’un. Envoie ton mari ! »
     « Je suis en train d’accoucher » conclut Olga Mikhaïlovna.
     « Varvara, gémit-elle, mais il ne va pas naître vivant !
     — Ce n’est rien, Madame… chuchota Varvara. Si Dieu le veut, il sara (ainsi prononçait-elle le mot « sera ») en vie ! Il sara en vie. »
     Lorsque, la fois suivante, elle émergea de sa souffrance, elle ne sanglotait plus, ne s’agitait plus, elle gémissait seulement. Elle ne pouvait retenir ses gémissements même entre deux douleurs. Les bougies brûlaient encore, mais la lumière de l’aube passait déjà à travers les rideaux. Il devait être aux alentours de cinq heures du matin. Dans la chambre, une inconnue en tablier blanc et d’allure très modeste était assise près du guéridon. on voyait à son expression qu’elle était là depuis un bon moment. Olga Mikhaïlovna comprit que c’était la sage-femme.
     « Ce sera bientôt fini ? » demanda-t-elle, en entendant dans sa voix une intonation nouvelle, inconnue et particulière. « Je meurs en couches, apparemment », se dit-elle.
     Habillé comme pour la journée, Piotr Dmitritch entra prudemment dans la chambre et se mit près de la fenêtre, tournant le dos à sa femme. il souleva le rideau et regarda par la fenêtre.
     « Comme il pleut !  dit-il.
     — Quelle heure est-il ? demanda Olga Mikhaïlovna, pour entendre encore dans sa voix l’intonation inconnue.
     — Six heures moins le quart », répondit la sage-femme.
     « Et que se passera-t-il, si je meurs pour de bon ? songea Olga Mikhaïlovna en regardant la tête de son mari et les carreaux battus par la pluie. Comment vivra-t-il sans moi ? Avec qui prendra-t-il le thé et dînera-t-il, avec qui causera-t-il le soir et dormira-t-il ? »
     Et il lui apparut comme un petit orphelin ; elle eut pitié de lui et voulut lui dire quelque chose d’agréable, une tendresse, un mot de consolation. Elle se souvint qu’au printemps, il avait eu l’intention d’acheter des chiens courants, et qu’elle l’en avait empêché, voyant dans la chasse une distraction cruelle et dangereuse.
     « Piotr, achète-toi des chiens courants ! » gémit-elle.
     Il laissa retomber le rideau et s’approcha du lit, voulant dire quelque chose, mais à ce moment Olga Mikhaïlovna ressentit une douleur et se mit à crier d’une voix déchirante, dépassant la décence.
     À force de souffrir, de crier et de gémir, elle était hébétée. Elle entendait et voyait, il lui arrivait de parler, mais elle comprenait mal et avait seulement conscience d’avoir mal, ou de devoir avoir mal très bientôt. Elle avait l’impression que le fête de Piotr Dmitritch, c’était du passé, que ça ne datait pas de la veille mais que cela remontait à un an, et que sa nouvelle vie de souffrances durait depuis plus longtemps que son enfance, le temps de ses études au pensionnat, puis de ses études supérieures, de son mariage, et qu’elle durerait encore longtemps-longtemps, un temps infini. Elle vit qu’on apportait du thé à la sage-femme, qu’on l’appelait à midi pour déjeuner14, puis plus tard pour dîner ; elle vit que Piotr Dmitritch avait pris l’habitude d’entrer dans la chambre, de rester un long moment à côté de la fenêtre et de s’en aller, et des étrangers entraient aussi, la femme de chambre, Varvara… Celle-ci ne faisait que dire « sara, sara », et se fâchait lorsque quelqu’un poussait les tiroirs de la commode. Olga Mikhaïlovna vit la lumière changer dans la chambre et par les fenêtres : elle était tantôt crépusculaire, tantôt trouble, brumeuse, tantôt claire comme le jour, comme pendant le repas de fête de la veille, et puis de nouveau crépusculaire… Et chacune de ces modifications durait aussi longtemps que son enfance, ses études au pensionnat, ses études supérieures…
     Le soir, deux docteurs – l’un osseux, chauve, avec une large barbe rousse, l’autre, un noiraud à l’air juif, portant des lunettes bon marché – pratiquèrent une opération sur Olga Mikhaïlovna.  Que des étrangers touchassent son corps la laissa parfaitement indifférente. Elle n’avait plus ni honte ni volonté, chacun pouvait faire avec elle ce qu’il voulait. Si, à cet instant, quelqu’un se fût jeté sur elle avec un couteau ou eût insulté Piotr Dmitritch, ou encore lui eût retiré tout droit sur le petit être, elle n’aurait pas dit un seul mot.
     Pendant l’opération, on lui avait donné du chloroforme. À son réveil, les douleurs continuaient, et elles étaient insupportables. Il faisait nuit. Et Olga Mikhaïlovna se souvint d’une nuit exactement semblable, avec le silence, la veilleuse, la sage-femme assise, immobile, à son chevet, les tiroirs de la commode ouvert et Piotr Dmitritch se tenant près de la fenêtre, mais c’était il y avait longtemps, très longtemps…

Notes

  1. Cri d’arrêt, équivalent du « Ho-o-o » français.
  2. En français dans le texte.
  3. Celui qui précède Pâques.
  4. Qui brûle devant les icônes.
  5. Périodiquement cité depuis le début : c’est le parrain d’ Olga Mikhaïlovna.
  6. L’année 1884. Apogée de la réaction, sous Alexandre III, ayant suivi l’assassinat d’Alexandre II en 1881 par les narodnikihttps://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_III_(empereur_de_Russie)
  7. Pour Olga. Voir la note 16 du chapitre II.
  8. Pour pouvoir voter au zemstvo : voir la note 4 du chapitre III.
  9. Mot à mot : un sourire impuissant d’enfant. J’interprète ici le mot composé de l’auteur de la même façon que D. Roche et le traducteur de la Pléiade, qui parle, lui, d’enfant abandonné. Cela consiste à identifier ici deux adverbes russes proches.
  10. On trouve chez Denis Roche et dans la Pléiade une formule qui est ambiguë, car elle pourrait exprimer une idée d’appropriation : « je n’ai jamais su faire la différence entre ta fortune et la mienne ».
  11. La femme du jardinier : voir le chapitre II et sa note 15.
  12. Rite populaire, superstition ?
  13. Au centre de l’iconostase, cette cloison séparant les fidèles du sanctuaire, et portant les icônes : https://fr.wikipedia.org/wiki/Saintes_Portes
  14. Petit déjeuner tardif. Le dîner est le repas principal, comme sous l’Ancien Régime en France, voir la note 3 du chapitre II.

V

     « Je ne suis pas morte… » se dit Olga Mikhaïlovna lorsqu’elle recommença à comprendre ce qui l’entourait, et alors qu’elle ne ressentait plus de douleurs.
     La grande lumière d’un jour d’été entrait par les deux fenêtres grandes ouvertes de la chambre ; au-delà des fenêtres, dans le jardin, les moineaux et les pies criaient sans cesser un instant.
     Les tiroirs de la commode étaient refermés, le lit de son mari était fait. Dans la chambre ne se trouvaient ni la sage-femme, ni Varvara, ni la femme de chambre ; seul Piotr Dmitritch, se tenait, comme d’habitude, devant la fenêtre, à regarder le jardin. On n’entendait pas de pleurs d’enfant, personne ne venait la féliciter et se réjouir, il était clair que le petit être était né mort.
     « Piotr ! » appela Olga Mikhaïlovna.
     Piotr Dmitritch se retourna. Il avait dû s’écouler beaucoup de temps depuis que le dernier invité était parti et qu’elle avait blessé son mari, car Piotr Dmitritch avait les traits tirés, les joues creusées, et avait visiblement maigri.
     « Que veux-tu ? » demanda-t-il en s’approchant1 du lit.
     Il regardait de côté, remuait les lèvres et avait un sourire d’enfant sans défense.
     « Tout est déjà fini ? » demanda Olga Mikhaïlovna.
     Piotr Dmitritch voulut répondre, mais ses lèvres se mirent à trembler, et sa bouche se tordit comme celle d’un vieillard, comme le faisait celle de l’oncle Nikolaï Nikolaïtch, qui n’avait plus de dents.
     « Ola ! dit-il en se tordant les mains, de grosses larmes jaillissant brusquement de ses yeux. Ola ! Je n’ai pas besoin de ton cens2, ni de sessions du tribunal3 (il eut un sanglot)… ni d’opinions personnelles, ni de ces invités, ni de ta dot… je n’ai besoin de rien ! Pourquoi n’avons-nous pas sauvegardé notre enfant ? Ah, inutile d’en parler ! »
     Il eut un geste de découragement et sortit de la chambre.
     Mais Olga Mikhaïlovna, cela lui était complètement égal. Sa tête était pleine des vapeurs du chloroforme, son cœur était vide… Cette indifférence hébétée envers la vie, qui avait été la sienne tandis que les deux docteurs  l’opéraient, ne la quittait pas encore.

Notes

  1. Le russe dit de façon brève : « après s’être rapproché », ce qui est pour nous un peu lourd.
  2. Voir la note 8 du chapitre précédent.
  3. Allusion à celles qu’il présidait : voir la fin du chapitre I.

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Répertoire général des traductions de ce blog :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire

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