Dix-septième fragment
… une rixe en ville. De sombres et effrayantes rumeurs…
Dix-huitième fragment
Ce matin, en parcourant dans le journal la liste interminable des morts, j’ai vu un nom familier : celui du fiancé de ma sœur, un officier appelé sous les drapeaux en même temps que feu mon frère. Et une heure plus tard, le facteur m’a apporté une lettre adressée à mon frère, et j’ai reconnu sur l’enveloppe l’écriture de ce même officier : un mort écrivait à un mort. Mais c’était tout de même mieux que lorsqu’un mort écrit à un vivant ; on m’avait montré une mère qui avait continué, tout un mois, à recevoir des lettres de son fils après avoir lu dans le journal le récit de sa mort affreuse : un obus l’avait déchiqueté. C’était un fils affectueux, et chacune de ses lettres était pleine de tendresse, de mots de consolation, d’espoir jeune et naïf de bonheur. Il était donc mort, et chaque jour, avec une ponctualité satanique, il écrivait en parlant de la vie, et sa mère avait cessé de croire à sa mort – et lorsqu’un jour passa, puis un autre et un troisième, sans qu’elle reçût de lettre, que s’installa l’infini silence de la mort, elle prit à deux mains le grand et vieux revolver de son fils et se tira dans la poitrine. J’ai entendu dire qu’elle était restée en vie.
Je restai un long moment à contempler l’enveloppe, songeur : il l’avait tenue dans les mains, il avait donné de l’argent à son ordonnance pour qu’elle l’achète dans une boutique, après quoi, peut-être, il l’avait fermée et postée lui-même. Les rouages du mécanisme complexe qu’on appelle la poste s’étaient mis en mouvement, et la lettre avait filé, laissant derrière elle bois, champs et villes, passant de main en main, se hâtant inexorablement vers son but. Il avait mis ses bottes, ce matin-là – et la lettre filait ; il avait été tué – et la lettre filait ; on l’avait balancé dans une fosse et recouvert de cadavres et de terre – et la lettre filait, laissant derrière elle bois, champs et villes, spectre à l’intérieur d’une enveloppe grise dûment timbrée. À présent, je la tenais dans mes mains…
Voici le contenu de cette lettre. Écrite au crayon sur des bouts de papier, et non terminée : quelque chose avait empêché de la finir.
« … C’est seulement maintenant que je comprends la haute joie de la guerre, cette antique et primitive jouissance de tuer des hommes – créatures intelligentes, rusées, astucieuses, incomparablement plus intéressantes que les fauves les plus voraces. Ôter perpétuellement la vie, c’est aussi agréable que de jouer au tennis avec les planètes et les étoiles en guise de balles. Mon pauvre ami, quel dommage que tu ne sois pas avec nous, que tu doives t’ennuyer dans la fadeur du train-train quotidien. Tu aurais trouvé ici, dans notre atmosphère de mort, ce à quoi aspirait toujours ton cœur inquiet et altier. Le festin de sang : cette image un peu usée recèle toute la vérité. Nous déambulons avec du sang jusqu’aux genoux, la tête nous tourne en raison de ce vin rouge, comme le nomment en blaguant mes braves gars. Boire le sang de l’ennemi n’est pas une habitude aussi bête que nous le pensons : ils savaient ce qu’ils faisaient… »
« Les corbeaux croassent. Tu entends, les corbeaux croassent. D’où viennent-ils, en si grand nombre ? IIs noircissent le ciel. Ils se tiennent à côté de nous, ne nous craignant plus, ils nous accompagnent partout, restant au-dessus de nous comme une ombrelle de dentelle noire, comme un arbre au feuillage noir, et qui se déplacerait. L’un d’eux s’est approché tout près de mon visage, il voulait me donner des coups de bec : il devait me croire mort. Les corbeaux croassent, et cela me trouble un peu. D’où viennent-ils, en si grand nombre ?… Hier, nous avons égorgé des ennemis endormis. Nous nous sommes glissés sans bruit, à pas de loup, comme si nous chassions l’outarde, nous avons rampé si prudemment et avec tant de ruse que nous n’avons heurté aucun cadavre, ni effrayé le moindre corbeau. Nous nous faufilions comme des ombres au sein de la nuit. Je me suis débarrassé moi-même de la sentinelle : je l’ai renversé d’un coup et étranglé de mes mains, pour éviter le moindre cri. Autrement, tu le comprends, tout aurait été fichu. Mais il n’a pas poussé de cri. Je crois qu’il n’a même pas eu le temps de se rendre compte qu’on le tuait. »
« Ils dormaient tous auprès de leurs feux de camp fumants, dormant paisiblement, comme chez eux, dans leurs lits. Nous les avons égorgés pendant plus d’une heure, et seuls quelques-uns d’entre eux ont eu le temps de se réveiller avant d’être frappés. Ils ont hurlé et, bien sûr, imploré grâce. Ils nous ont donné des coups de dents. l’un d’eux m’a arraché un doigt de la main gauche, avec laquelle je lui tenais imprudemment la tête. Il m’a coupé un doigt, et moi je lui ai proprement tranché la tête ; selon toi, nous sommes quittes ? Comment ont-ils pu ne pas se réveiller tous ?! On entendait craquer les os et se fendre la chair. Nous les avons ensuite complètement déshabillés et nous nous sommes partagé leurs vêtements. Ne te mets pas en colère à cause de cela, mon ami. Vu tes scrupules, tu vas dire que cela sent le brigandage, mais le fait est que nous sommes presque nus, tant nos habits sont usés; Je porte depuis longtemps un caftan de paysanne, et ressemble davantage à … qu’à un officier d’une armée victorieuse. »
« Au fait : tu es marié, je crois, et cela peut te mettre mal à l’aise de lire ce genre de choses. Mais… tu comprends ? Les femmes. Le diable m’emporte, je suis jeune, et j’ai soif d’amour ! Attends un peu, c’est bien toi qui avais une fiancée ? Tu m’a montré un jour la photo d’une jeune fille en disant que c’était ta fiancée, il y avait quelque chose de triste, de vraiment triste, de tellement affligeant écrit dessous. et tu pleurais. C’était il y a longtemps, j’en ai un souvenir vague, à la guerre, on n’a pas la tête aux choses tendres. Tu pleurais. Pourquoi ? Qu’y avait-il de si triste, de si affligeant, comme une petite fleur, écrit en dessous ? Tu pleurais, tu ne faisais que pleurer… Un officier devrait avoir honte de pleurer ! »
« Les corbeaux croassent. Tu entends, mon ami : les corbeaux croassent. Que veulent-ils ?… »
Plus loin, les lignes tracées au crayon s’étaient effacées, et la signature était indéchiffrable.
Chose étrange : le mort n’éveilla pas la moindre pitié en moi. Je revoyais très clairement son visage, dont tous les traits étaient mous et délicats comme dans un visage féminin : la rougeur des joues, la fraîcheur matinale des yeux clairs, la barbe si tendrement duveteuse qu’elle aurait presque pu orner un visage de femme. Il aimait les livres, les fleurs et la musique, redoutait la moindre grossièreté et écrivait des vers : en tant que critique, mon frère assurait que ses vers étaient excellents. Je n’arrivais pas à relier tout ce que je savais et comprenais de lui ni avec ces cris de corbeaux, ni avec les sanglants massacres, ni avec la mort.
… Les corbeaux croassent…
Et soudain, durant un instant de folie et de bonheur indicible, je vis clairement que tout cela était faux, et qu’aucune guerre n’avait lieu. Il n’y avait ni tués ni cadavres, ni cette horreur d’une pensée chancelante et impuissante. Je dormais sur le dos, et j’avais fait un rêve terrifiant, comme dans mon enfance : ces pièces au silence angoissant, vidées par la mort et l’effroi, cette lettre que je m’étais vu tenir dans les mains. Mon frère est en vie, ils sont tous en train de prendre le thé, j’entends tinter la vaisselle.
… Les corbeaux croassent…
Si, c’est vrai. Malheureuse terre, c’est la vérité. Les corbeaux croassent. Ce n’est pas une trouvaille d’écrivailleur désœuvré, à la recherche d’effets à bon marché, ni celle d’un fou, d’un homme ayant perdu la raison. Les corbeaux croassent. Où est mon frère ? C’était un noble cœur plein de douceur, qui ne voulait de mal à personne. Où est-il ? C’est à vous que je le demande, maudits assassins ! Devant le monde entier, je vous le demande, maudits assassins, tas de corbeaux perchés sur des charognes, misérables fauves stupides ! Vous êtes des fauves ! Pourquoi avez-vous tué mon frère ? Je vous giflerais, si seulement vous aviez un visage, mais vous n’en avez pas, vous n’avez que des mufles de fauves voraces. Vous feignez d’être des hommes, mais je distingue les griffes sous vos gants, les crânes aplatis des fauves sous vos chapeaux ; j’entends, derrière vos propos sensés, la démence faire cliqueter ses chaînes rouillées. Et, de toute la force de mon chagrin, de ma tristesse et de mes honteuses pensées, je vous maudis, misérables fauves stupides !
À suivre…
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