Dernier fragment
« … Nous attendons de vous le renouvellement de la vie ! » criait l’orateur en se retenant avec peine au poteau, cherchant avec ses mains à rester en équilibre, et agitant un étendard sur lequel était écrit en grosses lettres qui allaient se perdre dans les replis de la banderole : « À bas la guerre ! »
« … Vous qui êtes jeunes, qui avez la vie devant vous, épargnez à vous-même et aux générations futures l’horreur de cette folie. C’est insupportable, nous avons les yeux pleins de sang. Le ciel tombe sur nos têtes, la terre se dérobe sous nos pieds. Braves gens… »
La foule émit un grondement énigmatique, et la voix de l’orateur se perdit quelques instants dans ce bruit vivant et menaçant.
« … Je suis peut-être fou, mais je dis la vérité. Mon père et mon frère pourrissent là-bas sous forme de charognes. Allumez des bûchers, creusez des fosses et enterrez-y les armes, anéantissez-les. Détruisez les casernes et ôtez aux hommes leur brillant uniforme de folie, arrachez-le-leur. C’est insupportable… Les hommes meurent… »
Un grand type lui donna un coup et le fit tomber ; l’étendard se leva une dernière fois et retomba. Je n’eus pas le temps de voir le visage de celui qui avait frappé l’orateur, car tout tourna aussitôt au cauchemar. Tout se mit en mouvement, en poussant des hurlements ; des pierres volèrent dans l’air, ainsi que des gourdins ; des poings s’élevaient au-dessus des têtes, et cognaient. Telle une vague vivante et rugissante, la foule me souleva, m’emporta sur une distance de quelques pas et m’envoya violemment contre une palissade, puis me fit reculer, m’emmenant sur le côté, pour me serrer finalement contre un haut tas de bois menaçant de s’écrouler sur les têtes. Des craquements et des claquements secs et répétés avec rapidité se firent entendre dans les poutres ; après un bref silence, un nouveau rugissement éclata, qui semblait sortir d’un immense gosier, et dont l’aspect spontané, celui d’une force naturelle, était effrayant. La stridulation sèche et rapide reprit dans le tas de bois, quelqu’un tomba à côté de moi, du sang s’écoulant du trou rouge qu’il avait à la place d’un œil. L’extrémité d’une lourde bûche tournoyant en l’air vint me frapper au visage, je tombai et rampai au hasard entre des jambes en train de trépigner ; j’arrivai ainsi jusqu’à un espace libre. Puis j’escaladai quelques palissades en me cassant tous les ongles, et grimpai sur des tas de bois ; l’un d’eux s’écroula sous mon poids et je tombai avec les rondins, au milieu de cette cascade de billes de bois se heurtant les unes les autres ; je ressortis à grand-peine d’une sorte de cour carrée, poursuivi par tout un fracas de hurlements et de crépitements. Quelque part, une cloche sonnait ; quelque chose s’effondra, ce fut comme la chute d’une maison à quatre étages. Le crépuscule semblait s’être figé, empêchant la nuit d’arriver, et, de ce côté, les hurlements et les coups de feu chassaient l’obscurité en y allumant une lueur rouge. Ayant sauté d’une dernière palissade, je me retrouvai dans une ruelle étroite et sinueuse, semblable à un corridor entre deux murs aveugles, et me mis à courir ; je courus un long moment, mais la ruelle s’avéra sans issue : une clôture la barrait, derrière laquelle se montraient de nouveau de noirs tas de bois et un échafaudage. J’escaladai de nouveau ces masses mouvantes et instables, tombai dans des puits silencieux et sentant le bois humide, en ressortis, tout cela sans oser jeter un coup d’œil en arrière : je savais bien ce qui se passait là-bas, d’après la sourde teinte rougeâtre tombant sur les rondins noirs et leur donnant l’aspect de géants abattus. Le sang avait cessé de couler de mon visage fracassé, qui, engourdi, m’était devenu étranger comme un masque de plâtre ; la douleur avait presque disparu. Il me semble que, dans l’une des noires crevasses où je tombai, je me sentis mal et perdis connaissance, mais j’ignore si cela eut réellement lieu, ou si j’ai seulement cette impression, je me souviens seulement de ma course éperdue.
Ensuite, je courus longuement en tous sens dans des rues inconnues et non éclairées, au milieu de maisons sombres, semblant désertes, sans arriver à sortir de ce labyrinthe muet. Il aurait fallu que je m’arrête pour regarder autour de moi et décider de ma direction, mais il n’y avait pas moyen : même encore lointains, me parvenaient déjà le grondement et le hurlement qui étaient sur mes talons ; dans des tournants soudains, ce fracas m’arrivait parfois en pleine figure, rouge, enveloppé de volutes de fumée pourpre, ce qui me faisait rebrousser chemin et courir jusqu’à l’avoir de nouveau dans le dos. À un coin de rue, je vis une bande de lumière qui s’évanouit à mon approche : un boutiquier fermait en vitesse son magasin. Par une large fente, je vis encore un bout du comptoir et une sorte de cuveau, et tout cela fut aussitôt recouvert par les ténèbres silencieuses. Non loin du magasin, je croisai un homme courant en sens inverse : nous faillîmes nous heurter dans l’obscurité, et nous arrêtâmes à deux pas l’un de l’autre. Je ne sais pas qui c’était : je distinguais juste une silhouette sombre et sur ses gardes.
— D’où viens-tu ? demanda—t-il.
— De là-bas.
— Et où cours-tu ?
— À la maison.
— Ah ! À la maison ?
Il se tut et se jeta tout à coup sur moi, s’efforçant de me faire tomber par terre ; ses doigts froids cherchaient avidement ma gorge, mais se perdaient dans mes vêtements. Je lui mordis la main, me dégageai et m’enfuis ; il me poursuivit longuement dans les rues désertes, j’entendais le bruit de ses bottes. Puis il arrêta, restant en arrière : la morsure devait lui faire mal.
Je ne sais pas comment je me retrouvai dans ma rue. Elle n’était pas non plus équipée de réverbères, et aucune lumière ne se voyait dans les maisons, qui étaient comme mortes ; si je n’avais pas levé par hasard les yeux et vu ma maison, je l’’aurais dépassée sans la reconnaître. Mais j’hésitai un bon moment : la maison dans laquelle j’avais vécu tant d’années me parut étrangère dans cette rue bizarrement déserte, où ma respiration lourde éveillait un écho extraordinaire et plein de tristesse. Puis je fus saisi d’une frayeur soudaine et folle à la pensée que j’avais perdu ma clé en tombant, et je me mis à toutes forces à la chercher, pour la trouver, comme d’habitude, dans la poche extérieure de mon manteau. L’écho répéta le claquement de la serrure, produisant un son si extraordinairement fort qu’il sembla que s’ouvraient en même temps, dans la rue, les serrures de toutes ces maisons sans vie.
Au début, j’allai me cacher dans la cave, mais ce fut vite effrayant et ennuyeux, et quelque chose se mit à passer devant mes yeux ; je regagnai les pièces sur la pointe des pieds. Dans l’obscurité, en tâtonnant, je verrouillai toutes les portes ; après un temps de réflexion, je voulus les barricader avec des meubles, mais le bruit terriblement fort que produisait le déplacement du bois dans ces pièces vides me fit peur.
« J’attendrai la mort ainsi. C’est égal. » décidai-je.
De l’eau coulait encore dans le lavabo, très chaude, je me lavai à tâtons, et m’essuyai le visage avec un drap. La partie enfoncée me cuisait et me piquait, et je voulus me regarder dans la glace. J’enflammai une allumette, et, à sa faible lueur irrégulière, quelque chose de si difforme et de si effrayant me contempla dans l’obscurité que je me hâtai de jeter l’allumette par terre. Je devais avoir le nez fracturé.
« Ça m’est égal, à présent, me dis-je. Tout le monde s’en moque. »
Je devins joyeux. En minaudant et en faisant d’étranges grimaces, comme si j’étais sur la scène d’un théâtre, à jouer le rôle d’un voleur, je me dirigeai vers le buffet et me mis à y chercher des restes de nourriture. Je me rendais parfaitement compte du caractère déplacé de toutes ces minauderies, mais cela me plaisait. Je mangeai en continuant à faire ces grimaces, en feignant d’être affamé.
Mais le silence et l’obscurité m’effrayaient. J’ouvris le vasistas donnant sur la cour et me mis à écouter. Au début, sans doute du fait de l’interruption du trafic tout me sembla parfaitement calme. On n’entendait pas de coups de feu. Mais je distinguai bientôt un lointain bourdonnement de voix, des cris, le fracas d’une chute et des éclats de rire. Les sons gagnaient nettement en intensité. Je regardai le ciel : il était pourpre et défilait rapidement. Le hangar en face de moi, les pavés de la cour, la niche du chien, tout avait cette même teinte rouge. Par la fenêtre, j’appelai doucement le chien :
« Neptune ! »
Mais rien ne remua dans la niche et, à côté, dans la lumière pourpre, je vis briller un bout de chaîne. Le cri lointain et le bruit de chute se rapprochaient sans cesse, et je fermai le vasistas.
« Ils viennent ici ! » me dis-je, et je commençai à chercher un endroit où me cacher. J’ouvris les poêles, tâtai la cheminée, ouvrit les armoires, mais rien de tout cela ne convenait. Je fis le tour de toutes les pièces, en dehors du cabinet de mon frère, où je ne voulais pas aller jeter un coup d’œil. Je savais qu’il était assis dans son fauteuil, en face de son bureau encombré de livres, tout de suite, cela m’eût été désagréable.
Petit à petit, je commençai à avoir l’impression de ne pas être seul : des gens bougeaient autour de moi dans l’obscurité. Ils m’effleuraient presque, et une haleine vint une fois me glacer la nuque.
« Qui est là ? » demandai-je en chuchotant ; mais personne ne répondit.
Et lorsque je me remis à marcher, ils me suivirent, silencieux et effrayants. Je savais que ces impressions venaient de ce que j’étais malade et que je commençais certainement à avoir de la fièvre, mais je ne pouvais surmonter la peur qui me donnait comme des frissons; Je tâtai ma tête : elle était brûlante, une vraie fournaise.
« Mieux vaut y aller, me dis-je. Lui, tout de même, ce n’est pas un étranger. »
Il était assis dans son fauteuil, devant son bureau encombré de livres, et il ne disparut pas comme l’autre jour, mais demeura. La lumière rougeâtre s’infiltrait dans la pièce à travers les rideaux baissés, mais on la distinguait à peine et elle n’éclairait rien. Je m’assis sur le divan situé latéralement et me mis à attendre. la pièce était silencieuse, mais un grondement régulier provenait du dehors, accompagné du fracas d’une chute et de cris distincts. Cela se rapprochait. Et la lumière pourpre se renforçait sans cesse, je le voyais déjà, dans son fauteuil : un profil noir comme de la fonte, au fin contour rouge.
— Mon frère ! dis-je.
Mais il se taisait, immobile et noir comme un monument. Une lame de parquet craqua dans la pièce voisine – et tout devint aussitôt extraordinairement silencieux, comme c’est le cas seulement là où il y a de nombreux morts. Tous les sons s’éteignirent, et la lumière pourpre elle-même prit une imperceptible teinte livide et silencieuse, elle se figea et se fit légèrement sourde. Je me dis que ce silence venait de mon frère, et lui en parlai.
— Non, cela ne vient pas de moi, répondit-il. Regarde par la fenêtre.
Je tirai les rideaux et reculai en chancelant.
— C’est donc cela ! dis-je.
— Appelle ma femme : elle n’a pas encore vu ça, ordonna mon frère.
Elle était assise dans la salle à manger, en train de coudre ; apercevant mon visage, elle se leva docilement, nfonça son aiguille dans son ouvrage et me suivit. Je tirai les rideaux à toutes les fenêtres, et la lumière pourpre se déversa par les larges ouvertures, mais la pièce, étrangement, n’en devint pas plus claire : elle resta aussi sombre, les fenêtres seules brûlaient comme de grands rectangles rouges et immobiles.
Nous nous approchâmes d’une fenêtre. Depuis le mur de la maison jusqu’à la corniche se montrait un ciel rouge feu, sans nuages, sans soleil ni étoiles, finissant à l’horizon. En-dessous s’étendait une plaine du même rouge sombre, couverte de cadavres. Tous ces cadavres étaient nus et avaient les pieds tournés vers nous, si bien que nous n’apercevions que des plantes de pied et des mentons triangulaires. Le silence régnait, ils étaient manifestement tous morts, aucun blessé n’avait été oublié sur cette plaine infinie.
— Il y en a de plus en plus, dit mon frère.
Il se tenait lui aussi près de la fenêtre, ainsi que les autres : ma mère, ma sœur et tous ceux qui habitaient cette maison. Je ne voyais pas leurs visages, je reconnaissais seulement leurs voix.
— C’est juste une impression, dit ma sœur.
— Non, c’est la vérité. Regarde.
En vérité, il semblait y avoir davantage de cadavres. Nous cherchâmes attentivement la cause du phénomène, et nous l’aperçûmes ; à côté d’un mort, là où il y avait jusque là une place vide, nous vîmes soudain apparaître un cadavre : la terre, apparemment, les rejetait. Et tous les espaces intermédiaires libres se remplissaient rapidement, et la terre entière s’éclaira bientôt de cadavres rose pâle, rangés côte à côte, leurs pieds tournés vers nous. Et la pièce s’illumina d’une lumière d’un rose pâle, blafarde.
— Regardez, ils n’ont plus la place, dit mon frère.
Ma mère répondit :
— Il y en a déjà un ici.
Nous nous retournâmes : sur le sol derrière nous gisait un corps nu, rose pâle, la tête rejetée en arrière. Tout de suite surgirent à côté de lui un deuxième corps et un troisième. La terre les rejetait l’un après l’autre, et bientôt des rangées bien alignées de corps morts rose pâle remplirent toutes les pièces.
— Il y en a dans la chambre des enfants, dit la nounou. Je les ai vus.
— Il faut s’en aller, dit ma sœur.
— Pas moyen de passer, répliqua mon frère. Regardez.
C’était vrai, leurs pieds nus nous touchaient déjà, et ils gisaient en rangs serrés, bras contre bras. Mais voilà qu’ils remuaient, sursautaient et s’élevaient, toujours bien alignés : de nouveaux morts sortaient de terre et les soulevaient.
— Nous allons être étouffés ! dis-je. Sauvons-nous par la fenêtre.
— Impossible par là ! cria mon frère. Impossible. Regarde donc ce qu’il y a là-bas !
… Derrière la fenêtre, dans la lumière rougeâtre et figée, se tenait le Rire rouge en personne.
8 novembre 19041
Notes
- Ancien calendrier. 20 novembre, aujourd’hui.
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https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire