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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 26 février 2024

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La fin de Tchertopkhanov (Ivan Tourguéniev) – Deuxième partie

La fin du texte...

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

X

     Une période pénible commença pour Pantéleï Iéréméitch. Il jouissait moins que tout de la fameuse tranquillité. Certes, il y avait de bons jours : le doute qui avait surgi en lui devenait, à ses yeux, absurde ; il chassait ces inepties comme on éloigne une mouche importune, et allait jusqu’à rire de lui-même ; mais il y avait aussi les mauvais jours : l’obsession revenait lui ronger le cœur, comme une souris gratte sous le plancher – et il souffrait âprement, en secret. Le jour mémorable où il retrouva Malek-Adhel, il ne ressentit que de la félicité… mais le lendemain matin, lorsque, sous le bas auvent de l’auberge, il se mit à seller sa trouvaille, auprès de qui il avait passé toute la nuit, il ressentit une première piqûre… Il secoua la tête, mais la graine était semée. Tout le long du voyage le ramenant chez lui (qui dura une semaine environ), ses doutes restèrent le plus souvent assoupis : ils devinrent forts et nets dès son retour à Bessonovo, à l’endroit même où le précédent, l’indubitable Malek-Adhel avait vécu… En chemin, il allait le plus souvent au pas, sans se presser, regardant à droite et à gauche, fumant une pipe courte sans penser à rien ; tout juste s’il se disait, de temps à autre, avec un petit sourire : « Quand les Tchertopkhanov veulent quelque chose, ils l’obtiennent, tu peux en être sûr ! » Ce fut une autre affaire une fois rentré chez lui. Bien sûr, il gardait tout cela pour lui ; son amour-propre ne l’eût jamais laissé manifester l’inquiétude qui le taraudait. Il aurait « fendu en deux » le premier à suggérer, même de loin, que le nouveau Malek-Adhel ne ressemblait pas à l’ancien ; il recevait, pour son « heureuse trouvaille », les félicitations des rares personnes qu’il lui arrivait  de rencontrer ; mais il ne recherchait pas ces compliments, il fuyait encore plus que par le passé la compagnie des hommes – bien mauvais signe ! Il faisait presque sans arrêt, si l’on peut s’exprimer ainsi, passer un examen à Malek-Adhel ; il partait, monté sur lui, au loin dans la campagne et le soumettait à un contrôle ; ou il entrait furtivement dans l’écurie, refermait la porte derrière lui et, se mettant bien en face de la tête du cheval, il le regardait au fond des yeux et chuchotait : « C’est vraiment toi . C’est bien toi ?… » Ou encore, il le fixait des heures entières en gardant le silence, murmurant à certains moments, tout réjoui : « Mais oui, c’est lui ! Bien sûr, que c’est lui ! », et à d’autres se laissant aller aux doutes et ressentant un trouble.

     Ce qui troublait Tchertopkhanov, ce n’était pas tant les les différences physiques entre ce Malek-Adhel et l’autre – elles étaient d’ailleurs peu nombreuses : l’autre avait la queue et la crinière moins fournies, les oreilles plus pointues, les paturons plus courts et les yeux plus clairs, et encore, ce n’était peut-être qu’une impression –, que les différences morales, pour ainsi dire. L’autre avaient des façons, des habitudes que celui-ci n’avait pas. L’autre Malek-Adhel, par exemple, tournait la tête et hennissait doucement dès que Tchertopkhanov entrait dans l’écurie ; tandis que celui-ci  continuait à mâcher son foin ou à sommeiller comme si de rien n’était, tête baissée. Aucun des deux ne bougeait lorsque leur maître sautait de sa selle ; mais l’autre, quand on l’appelait, arrivait aussitôt, alors que celui-ci demeurait sur place, comme une souche. L’autre courait aussi vite, mais sautait plus haut et plus loin ; celui-ci avait un pas plus allongé, mais un trot plus inégal, et il lui arrivait de « forger », c’est-à-dire que sa jambe arriière venait parfois heurter celle de devant, honte qui ne se produisait jamais – à Dieu ne plaise ! – avec l’autre. Celui-ci, songeait Tchertopkhanov, remue tout le temps les oreilles, ce qui est idiot ; l’autre, au contraire, avait toujours une oreille tendue en arrière, surveillant ce qui pouvait venir du maître. Dès que l’autre voyait quelque chose de sale près de lui, il frappait de son sabot arrière la cloison de sa stalle ; peu importe à celui-ci, dût-il avoir du fumier au ras du ventre. L’autre, quand on le mettait contre le vent, aspirait tout de suite l’air à pleins poumons et se secouait, tandis que celui-ci ne fera que s’ébrouer ; l’autre redoutait l’humidité, la pluie – celui-ci, ça lui est égal… Celui-ci41 est plus grossier, voilà, plus grossier ! Il n’a pas les agréments de l’autre, et il réagit moins finement à la bride, c’est indéniable ! L’autre était une bête charmante – tandis que celui-ci…

     Telles étaient parfois les pensées de  Tchertopkhanov, ce qui faisait naître en lui de l’amertume. Cependant, à d’autres moments — lorsqu’il lançait son cheval ventre à terre dans les champs venant d’être labourés, ou le faisait descendre en quelques bonds au fond d’un ravin pour grimper l’autre pente et en ressortir aussi vite, son cœur défaillait d’allégresse, un hululement sonore sortait de sa bouche, et il savait, il savait sans le moindre doute que c’était bien le véritable, l’authentique Malek-Adhel qu’il montait, quel autre cheval, en effet, eût pu faire cela ?

      Mais les déconvenues l’attendaient. Les longues recherches faites pour retrouver Malek-Adhel avaient coûté fort cher à Tchertopkhanov ; il ne songeait plus à acheter des chiens de Kostroma et, comme par le passé, allait tout seul par les campagnes environnantes. Un matin, à quelque cinq verstes de Bessonovo, Tchertopkhanov tomba de nouveau sur cette chasse princière devant laquelle il avait si fièrement caracolé, dix-huit mois plus tôt. Et il fallait bien que cela arrivât : comme la dernière fois, un lièvre déboula devant les chiens, à la lisière entre deux champs, sur le versant d’une colline ! « Taïaut ! Sus à lui ! » Toute la chasse fila derrière le lièvre, et Tchertopkhanov suivit le mouvement, mais en restant à l’écart, deux cents pas sur le côté, exactement comme l’autre fois. Un énorme ravin creusé par les eaux traversait en biais le coteau et, se rétrécissant peu à peu en montant, coupait le chemin à Tchertopkhanov. À l’endroit où il devait le franchir d’un bond – ce qu’il avait bel et bien fait dix-huit mois auparavant –, le ravin était encore large de huit pas, et profond de deux sagènes42. Pressentant un triomphe qui allait répéter le premier de façon si étonnante, Tchertopkhanov poussa un cri de victoire, agita sa nagaïka - lancés eux-mêmes au galop, les chasseurs ne quittaient pas des yeux le hardi cavalier –, et son cheval fila comme une flèche : le ravin était déjà là, sous son nez, allez, d’un coup, comme l’autre fois !…

     Mais Malek-Adhel refusa brutalement l’obstacle, prit à gauche et galopa en longeant l’escarpement, en dépit des efforts que faisait Tchertopkhanov pour le ramener au ravin.

     Il avait flanché, il avait manqué de confiance en soi !

     Alors, Tchertopkhanov, rouge de honte et de colère, bien près de pleurer, lâcha les rênes et lança le cheval droit devant lui, sur la colline, le plus loin possible des chasseurs, pour ne pas, au moins, les entendre se moquer de lui, pour échapper, au moins, à leurs maudits regards !

     Les flancs lacérés de coups de fouet, couvert d’une écume blanche, Malek-Adhel galopa jusqu’à la maison, et Tchertopkhanov s’enferma aussitôt dans sa chambre.

     « Non, ce n’est pas lui, ce n’est pas mon ami ! L’autre se serait rompu le cou, plutôt que de me trahir ! »

XI

     L’évènement qui suit « acheva », comme on dit, Tchertopkhanov. Un jour, monté sur Malek-Adhel, il traversait l’arrière-cour du pope dont les dépendances entouraient l’église de la paroisse à laquelle était rattaché Bessonovo. Sa papakha43 enfoncée jusqu’aux yeux, courbé sur sa selle et les deux mains posées sur le pommeau, il avançait lentement, le vague à l’âme. Il s’entendit soudain appeler.

     Il arrêta son cheval, leva la tête et aperçut son correspondant, le diacre. Sa chapka brune à oreillettes posée sur ses cheveux bruns tressés en petite natte, vêtu d’un caftan de nankin jaunâtre serré bien plus bas que la taille par une ceinture faite de bouts de tissu bleu ciel, le servant de l’autel allait rendre visite à sa meule de blé44 ; ayant aperçu Pantéleï Iéréméitch, il jugea de son devoir de lui présenter ses respects – en plus, il avait quelque chose à lui demander. On sait que, sans ce genre d’arrière-pensées, les hommes d’église n’engagent pas de conversation avec les laïcs.

     Mais Tchertopkhanov avait la tête ailleurs ; il répondit à peine au salut du diacre et, marmonnant quelque chose entre ses dents, le voilà qui agitait déjà sa nagaïka

     — Quel magnifique cheval vous avez ! s’empressa d’ajouter le diacre – une bête superbe ! En vérité, vous êtes un homme d’un esprit admirable, un vrai lion !

     Le diacre était célèbre pour son éloquence, ce qui causait bien du dépit au pope, ce dernier n’ayant pas le don de la parole : même la vodka ne lui déliait pas la langue.

     — La cabale de méchantes gens vous a privé d’un animal, reprit le diacre, mais, sans nullement vous décourager, ayant foi en l’action divine, vous en avez acquis un autre, ne le cédant en rien au premier, peut-être même meilleur… car…

     — Qu’est-ce que tu racontes ? le coupa Tchertopkhanov, l’air sombre. De quel autre cheval parles-tu ? C’est le même ; c’est Malek-Adhel… Je l’ai retrouvé. Tu dis des bêtises…

     — Hé ! hé! hé! hé ! fit posément et lentement le diacre, passant ses doigts dans sa barbe et fixant Tchertopkhanov de ses yeux clairs et avides. Comment cela se fait-il, monsieur ? On vous a volé votre cheval, si ma mémoire est bonne, l’année dernière, deux semaines après l’Intercession45, et nous voici fin novembre.

     — Et alors ?

     Le diacre continuait à jouer avec ses doigts dans sa barbe.

     — Il s’est donc écoulé un peu plus d’un an, et votre cheval était gris pommelé, exactement comme il l’est maintenant ; il semble même d’un gris plus sombre. Comment est-ce possible ? En un an, les chevaux gris blanchissent beaucoup.

     Tchertopkhanov eut un soubresaut, comme s’il avait reçu un coup d’épieu dans le cœur. C’était vrai : la robe des chevaux gris change, elle devient plus pâle ! Comment cette simple pensée ne lui était pas encore venue à l’esprit ?

     — Fiche-moi la paix, tresse du diable ! hurla-t-il brusquement ; une lueur de folie dans les yeux, il disparut en un éclair, échappant au regard du diacre stupéfait.

     C’était bel et bien fini !

     Réellement fini : tout était perdu, la dernière carte avait été battue. Tout s’était effondré à la suite de ce simple mot : « blanchissent ».

     Les chevaux gris blanchissent !

     Tu peux galoper, maudit ! Tu n’échapperas pas à ce mot-là !

      Revenu en trombe à la maison, Tchertopkhanov s’enferma de nouveau dans sa chambre.

XII

     Que cette sale rosse ne fût pas Malek-Adhel, qu’entre elle et Malek-Adhel il n’y eût pas la moindre ressemblance, que le premier homme un tant soit peu sensé s’en fût aperçu au premier coup d’œil, que lui, Pantéleï Iéréméitch, se fût trompé de la façon la plus grossière – non ! qu’il se fût volontairement abusé lui-même, qu’il se fût embrouillé exprès l’esprit –, tout cela ne faisait plus le moindre doute ! Tchertopkhanov allait et venait dans sa chambre, tournant les talons en arrivant à chaque mur, toujours de la même manière, comme un fauve en cage. Son amour-propre souffrait de façon insupportable ; mais ce n’était pas seulement la souffrance de son amour-propre blessé qui le tourmentait : le désespoir s’était emparé de lui, la fureur l’étouffait, un désir de vengeance le brûlait. Mais sur qui passer sa rage ? Se venger de qui ? Du Juif, de Iaff, de Macha, du diacre, du Cosaque voleur, s’en prendre à eux, et à tous ses voisins, au monde entier et à lui-même pour finir ? Ses idées se brouillaient. Sa dernière carte était battue ! (Cette comparaison lui plaisait.) Il se retrouvait le plus insignifiant, le plus méprisable des hommes, la risée de tous, un pitre, un parfait imbécile, objet de la raillerie… d’un diacre !!! Il imaginait, il voyait très bien ce misérable à tresse se mettre à raconter l’histoire du cheval gris et du stupide barine… Ah malédiction !!! Tchertopkhanov tentait vainement d’apaiser ce flot de bile ; il essayait en vain de se convaincre que ce… cheval, bien qu’il ne fût pas Malek-Adhel, était tout de même… une bonne bête, qui pouvait lui servir pendant des années : il rejetait aussitôt cette idée avec fureur, comme si cette seule pensée eût été une nouvelle injure faite à l’autre Malek-Adhel, devant lequel il se sentait assez coupable déjà, sans cela… Et puis quoi encore ? Cette carne, cette rosse, il avait été assez aveugle, assez crétin pour  la confondre avec Malek-Adhel ! Quant aux services que cette carne pouvait encore lui rendre… mais lui ferait-il seulement un jour l’honneur de la monter ? Pour rien au monde ! Jamais !!!… La céder à un Tatar, la jeter en pâture aux chiens : elle ne méritait rien d’autre… Oui ! C’était le mieux !

     Tchertopkhanov déambula deux bonnes heures dans sa chambre.

     — Perfichka ! Commanda-t-il brusquement. Va tout de suite au cabaret ; ramène un demi-seau46 de vodka ! Tu m’as entendu ? Un demi-seau, et que ça saute ! Je veux voir la vodka sur ma table à l’instant.

     La vodka ne fut pas longue à apparaître sur la table de Pantéleï Iéréméitch, qui se mit à boire.

XIII

     Qui aurait observé à ce moment-là Tchertopkhanov, qui eût été témoin de l’irritation morose avec laquelle il vidait un verre après l’autre, aurait certainement ressenti un effroi involontaire. La nuit était venue ; une chandelle brûlait sur la table, donnant une faible lumière. Tchertopkhanov avait cessé d’aller et venir ; il était assis, tout rouge, tantôt dirigeant ses yeux troubles vers le plancher, tantôt les braquant obstinément sur la fenêtre sombre ; il se levait, se versait de la vodka, se rasseyait et recommençait à fixer un point des yeux, sans du tout remuer : seule sa respiration se précipitait, tandis que son visage devenait encore plus rouge. Il semblait mûrir une décision qui le troublait mais à laquelle il s’habituait peu à peu ; la même pensée obsédante se faisait sans cesse plus proche, une image unique se dessinait de plus en plus nettement, et dans son cœur, sous la pression brûlante de sa lourde ivresse, un sentiment de férocité avait succédé à l’irritation mauvaise, et ses lèvres affichaient un sourire sinistre…

     — Allons, il est temps ! dit-il sur un ton affairé, presque ennuyé : assez lambiné !

     Il avala un dernier verre de vodka, ramassa sur le lit son pistolet – le pistolet avec lequel il avait tiré sur Macha –, le chargea, mit dans sa poche quelques amorces « à tout hasard », et se dirigea vers l’écurie.

     Le gardien s’élançait déjà sur lui quand il se mit à ouvrir la porte, mais il lui cria : « Tu ne vois pas que c’est moi ? Va-t-en ! » Le gardien recula un peu. « Va dormir ! lui cria encore Tchertopkhanov, il n’y a rien à garder, ici ! Tu parles d’un trésor ! » Il entra dans l’écurie. Malek-Adhel… le faux Malek-Adhel était couché sur sa litière.  Tchertopkhanov lui donna un coup de pied en disant : « Debout, saloperie ! » Puis il détacha le licou de la mangeoire, enleva le caparaçon qu’il jeta par terre et, faisant tourner sans ménagement dans la stalle le cheval docile, le fit sortir dans la cour, puis l’emmena dans la campagne, à la grande stupéfaction du gardien qui ne comprenait pas où s’en allait le barine en pleine nuit, tenant en laisse un cheval non bridé. Sans oser le lui demander, il se contenta de le suivre des yeux, avant qu’il ne disparaisse au tournant qui menait au bois voisin.

XIV

     Tchertopkhanov marchait à grandes enjambées, sans s’arrêter ni se retourner ; Malek-Adhel – conservons-lui ce nom jusqu’à la fin – le suivait docilement. La nuit était assez claire ; Tchertopkhanov pouvait distinguer le contour dentelé du bois dont la tache noire et compacte s’étendait devant lui. Saisi par le froid de la nuit, il eût sans doute ressenti une pointe d’ivresse due à la vodka absorbée, si… si une autre ivresse, plus puissante, ne s’était déjà emparé de lui tout entier. Il avait la tête lourde, le sang battait bruyamment dans sa gorge et ses oreilles, mais son pas était ferme, et il savait où il allait.

     Il avait décidé d’abattre Malek-Adhel ; il n’avait fait qu’y penser toute le journée… À présent, il avait pris sa décision !

     Il allait le faire, sinon calmement, du moins avec l’assurance donnée par une décision irrévocable, comme un homme mû par le sentiment du devoir. cela lui semblait quelque chose de très simple : en supprimant cet usurpateur, il serait d’un seul coup quitte envers tout le monde, car il se punirait lui-même de sa bêtise, se laverait de sa faute devant l’autre, son véritable ami, et montrerait au monde entier (Tchertopkhanov se préoccupait fort du « monde entier ») qu’avec lui, on ne plaisantait pas… Et surtout : il se supprimerait lui-même en même temps que l’usurpateur, car à quoi bon vivre, désormais ? Il n’est pas facile d’expliquer comment tout cela entrait dans sa tête, ni pourquoi cela lui semblait si simple, mais ce n’est pas complètement impossible47 : outragé, solitaire, sans ami proche, sans le sou, de plus, le sang enflammé par l’eau-de-vie, il se trouvait dans un état proche de la folie, et l’on sait avec certitude que les trouvailles les plus extravagantes des fous sont, à leurs yeux, logiques à leur manière, et même justifiées. En tout cas, Tchertopkhanov était tout à fait persuadé de son bon droit ; sans hésiter, il se hâtait d’exécuter la condamnation prononcée contre le coupable, sans du reste savoir clairement à qui ce dernier terme s’appliquait… À vrai dire, il réfléchissait peu à ce qu’il s’apprêtait à faire. « Il faut en finir, voilà ce qu’il se répétait avec une dureté obtuse, il faut en finir ! »

     Et l’innocent coupable trottait docilement derrière son dos… Mais le cœur de Tchertopkhanov était sans pitié.

XV

     Non loin de la lisière du bois où il avait amené son cheval s’étendait un petit ravin, à moitié envahi par des buissons de jeunes chênes. Tchertopkhanov y descendit… Malek-Adhel trébucha et faillit tomber sur lui.

     — Voudrais-tu m’écraser, maudit ? s’écria Tchertopkhanov qui, comme pour se défendre, sortit le pistolet de sa poche. Ce n’était plus de l’endurcissement, qu’il ressentait, mais cet engourdissement particulier du sentiment qui, dit-on, s’empare de l’homme sur le point de commettre un crime. Mais il fut effrayé par le son de sa propre voix, tant elle résonna sauvagement à l’abri de ces branches noirâtres, dans l’atmosphère lourde et humide et l’odeur d’eau croupissante de ce ravin forestier ! En plus, en réponse à son exclamation, un grand oiseau se mit  à s’agiter à la cime d’un arbre, au-dessus de sa tête… Tchertopkhanov tressaillit. C’était comme s’il eût réveillé un témoin de son acte, et où cela ? dans ce trou perdu où il était censé ne rencontrer aucun être vivant…

     « Tu peux t’en aller où tu veux, démon ! » dit-il entre ses dents, et, lâchant le licou de Malek-Adhel, il lui envoya sur l’épaule un grand coup avec la crosse de son pistolet. Malek-Adhel fit aussitôt demi-tour, escalada la pente du ravin… et s’enfuit. On n’entendit pas longtemps le bruit de ses sabots : le vent s’était levé, et venait se mêler à tous les sons et les couvrir.

     À son tour, Tchertopkhanov sortit lentement du ravin, regagna la lisière du bois et reprit le chemin de sa maison. Il était mécontent de lui ; la pesanteur qu’il ressentait dans sa tête et dans son cœur se propageait à tous ses membres ; il marchait, irrité, sombre, insatisfait, en manque, comme si quelqu’un l’eût offensé en lui retirant son gibier, sa nourriture…

     Les gens que l’on a empêché de se tuer connaissent ce genre de sensation.

     Soudain, quelque chose le heurta par derrière, entre les deux épaules… Se retournant, il vit Malek-Adhel au milieu de la route. Il avait rejoint son maître, et s’était annoncé en le touchant avec son museau…

     « Ah ! s’écria Tchertopkhanov, tu es venu toi-même chercher ta mort ! Eh bien tiens ! »

     En un clin d’œil, il sortit son pistolet, leva le chien, appuya le canon contre le front de Malek-Adhel et tira…

     Le pauvre cheval fit un écart, se cabra, recula d’une dizaine de pas en faisant des bonds, et s’abattit lourdement en râlant, agité de convulsions…

     Tchertopkhanov se couvrit les oreilles de ses mains et s’enfuit. Ses genoux se dérobaient. Son ébriété, sa fureur, son assurance butée, tout s’était envolé d’un seul coup. Il ne restait qu’un sentiment de honte et de laideur – et la conscience, la conscience certaine qu’il venait aussi de se tuer lui-même.

XVI

     Six semaines plus tard, le petit Cosaque Perfichka jugea de son devoir d’arrêter le stanovoï, dont la voiture passait devant la propriété de Bessonovo.

     — Que veux-tu ? demanda le gardien de l’ordre.

     — Faites-nous la grâce, Votre Noblesse, d’entrer chez nous, répondit le petit Cosaque en saluant très bas : on dirait bien que Pantéleï Iéréméitch s’apprête49 à mourir, ça me fait peur.

     — Comment ? Mourir ? l’interrompit le stanovoï.

     — Parfaitement, monsieur. D’abord, il s’est mis à boire de la vodka tous les jours, maintenant il reste au lit, et il est devenu bien maigre. Il n’a plus l’air de comprendre ce qu’on lui dit. Et il a complètement perdu sa langue.

     Le stanovoï descendit de sa télègue.

     — Es-tu au moins allé chercher le prêtre ? Il s’est confessé, ton barine ? Il a communié ?

     — Non, monsieur.

     Le stanovoï fronça les sourcils.

     — Comment cela, mon garçon ? Est-ce possible ? Tu ne sais donc pas que c’est là encourir une grave responsabilité ?

     — Mais je le lui ai demandé hier et avant-hier, répliqua le petit Cosaque décontenancé : « Pantéleï Iéréméitch, vous ne voulez pas que j’aille chercher le prêtre ? » — « Tais-toi, imbécile, m’a-t-il répondu, mêle-toi de tes affaires. » Et aujourd’hui, comme je vous l’ai dit, il m’a seulement regardé, et puis sa moustache a remué, c’est tout.

     — Il a bu beaucoup de vodka ? demanda le stanovoï.

     — Énormément ! Faites-nous la grâce, Votre Noblesse, d’aller le voir dans sa chambre.

     — Eh bien, conduis-moi ! grommela le  stanovoï, et il suivit Perfichka.

     Un étonnant spectacle l’attendait.

     Dans la pièce du fond de la maison, sombre et humide, sur un lit misérable recouvert d’un caparaçon de cheval, avec une bourka50 à longs poils en guise d’oreiller, était couché Tchertopkhanov, le teint non plus pâle mais jaune-verdâtre, celui des morts, les yeux enfoncés sous les paupières luisantes, le nez effilé, quoiqu’encore rouge, au-dessus de sa moustache hérissée. Il portait son éternel arkhalouk51 avec sa cartouchière sur la poitrine et sa culotte tcherkesse52 bleue. Sa papakha53 au dessus framboise était enfoncée jusqu’aux yeux, cachant son front. Il tenait dans une main sa nagaïka de chasseur, et dans l’autre sa blague à tabac brodée, le dernier cadeau de Macha. Une bouteille vide se voyait sur la table près du lit ; au-dessus du chevet, deux aquarelles étaient épinglées au mur : l’une représentait, autant que l’on pouvait en juger, un gros homme avec une guitare dans les mains, qui devait être Niédopiouskine ; l’autre montrait un cavalier lancé au galop… le cheval ressemblait aux animaux féériques que les enfants crayonnent sur les murs et les palissades ; mais les taches pommelées de sa robe, estompées avec soin, la cartouchière sur la poitrine du cavalier, ses bottes pointues et ses énormes moustaches ne laissaient aucun doute : ce tableau devait représenter Pantéleï Iéréméitch monté sur Malek-Adhel.

     Très surpris, le stanovoï ne savait pas quoi faire. Il régnait un silence de mort dans la pièce. « Mais il est déjà mort », songea-t-il, et, élevant la voix, il dit :

     — Pantéleï Iéréméitch ! Hé, Pantéleï Iéréméitch !

     Il se produisit alors quelque chose d’extraordinaire. Les yeux de Tchertopkhanov s’ouvrirent lentement, ses prunelles éteintes remuèrent d’abord de droite à gauche, puis de gauche à droite, pour s’arrêter sur le visiteur et le voir… Une lueur brilla dans la terne blancheur des yeux, un semblant de regard se manifesta ; les lèvres bleuies se décollèrent peu à peu, et une voix rauque, quasiment sépulcrale, se fit entendre :

     — Le gentilhomme de vieille souche Panteleï Tchertopkhanov se meurt ; qui peut s’y opposer ? Il ne doit rien à personne, et n’exige rien… Hommes, laissez-le ! Allez-vous-en !

     La main tenant la nagaïka tenta de se lever… sans y parvenir ! Les lèvres se rejoignirent, et les yeux se refermèrent : Tchertopkhanov gisait à nouveau sur sa dure couche, étendu sans vie, les pieds joints.

     — Quand il sera mort, fais-le-moi savoir, dit à voix basse le stanovoï à Perfichka  en quittant la chambre ; je suppose qu’il est encore temps d’aller chercher le pope.  Il faut tout de même que les choses se passent dans les règles, qu’il reçoive l’extrême-onction.

     Le jour même, Perfichka alla chercher le pope ; et le matin suivant, il dut annoncer la nouvelle au stanovoï : Pantéleï Iéréméitch était mort durant la nuit.

     Lorsqu’on l’enterra, deux personnes suivirent son cercueil : le petit Cosaque Perfichka et Mochel Leïba. Le Juif avait appris d’une façon ou d’une autre la mort de Tchertopkhanov, et il ne manqua pas de rendre les derniers devoirs à son bienfaiteur.

Notes

      41. Les italiques s’interrompent ici dans le texte russe.
      42. La sagère mesurait trois archines, soit 2,13m.
      43. https://fr.wikipedia.org/wiki/Papakha
      44. Blé non encore battu et conservé en plein air. Le terme du texte est un diminutif introuvable, mis par l’auteur entre guillemets…
      45. Fête de l’Intercession (ou Protection) de la Mère de Dieu : le 1er octobre. Le terme signifie au départ « voile » – qui était retiré par la Vierge, apparue aux fidèles à Constantinople en 910, et étendue au-dessus des mêmes fidèles.
      46. Six litres…
      47. On remarquera la réapparition – sous une forme impersonnelle, comme au chapitre IX et au chapitre XIV – du narrateur, qui avait disparu au début du récit.
      48. Stanovoï pristav, commissaire de police rurale, adjoint du capitaine-ispravnik.
      49. Avec un pluriel de déférence dans le texte russe, et dans le petit dialogue qui suit. Le « monsieur » répété juste après n’est indiqué, comme d’habitude, que par l’enclitique sifflée « s » accolée au dernier mot.
      50. https://fr.wikipedia.org/wiki/Bourka
      51. Sorte de caftan, tunique mi-longue.
      52. Les Tcherkesses ou Circassiens sont un peuple du Caucase. Ils luttèrent, avec les Tchétchènes et d’autres, contre le colonisateur russe au XIXsiècle.
      53. Rappels : la papakha est un bonnet, la nagaïka un fouet court.           

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