Ce texte hallucinant et halluciné est une évocation, rédigée à la fin de l’année 1904 par L. Andreïev, de la guerre de Mandchourie (soutenue par l’Église russe, en tant que lutte de la Croix contre les païens) entre la Russie et le Japon, dont on connaît surtout en Occident les aspects maritimes, le désastre de Port-Arthur. Le récit est d’une violence tournant à l’onirisme. Dix ans plus tard, son auteur se prononcera pour la guerre à outrance contre l’Allemagne, sans concession, fondant et dirigeant une revue au titre significatif, La Patrie…
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Le Rire rouge
Fragments d’un manuscrit trouvé
(Leonid Andreïev)
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Première partie
Premier fragment
… épouvante et folie.
La première fois que je ressentis cela, nous marchions sur la route de N*** : nous marchions sans halte ni interruption depuis une dizaine d’heures, sans ralentir l’allure ni relever ceux qui tombaient – les abandonnant à l’ennemi qui, en masses compactes, nous suivait, et dont les pas allaient, d’ici deux ou trois heures, effacer nos traces. La chaleur était infernale. Je ne sais plus combien de degrés : quarante, cinquante ou davantage ; je me souviens juste qu’elle était constante, d’une constance désespérante, et profonde. Le soleil était énorme, effrayant, au point de donner l’impression que la terre s’en était rapprochée, et serait bientôt consumée par ce feu impitoyable. Les yeux ne regardaient plus. Toute rétrécie, petite comme une graine de pavot, la pupille cherchait vainement de l’ombre à l’abri des paupières baissées : le soleil transperçait la mince membrane, et sa lueur sanglante pénétrait dans la cervelle épuisée. Tout de même, on se sentait mieux ainsi, et je marchais depuis longtemps, peut-être des heures entières, les yeux fermés, en écoutant la façon dont avançait la foule qui m’entourait : le lourd et inégal piétinement, celui des hommes comme celui des chevaux, le grincement des roues métalliques qui écrasaient les cailloux, les respirations pesantes, les souffles éraillés et le clappement des lèvres desséchées. De paroles, je n’en entendais pas. Tous se taisaient, comme si s’avançait une armée de muets, et lorsque quelqu’un tombait, il le faisait en silence, et les autres heurtaient son corps, tombaient à leur tour, se relevaient et poursuivaient leur chemin sans se retourner, comme si ces muets eussent également été sourds et aveugles. Moi-même, il m’arriva plusieurs fois de rentrer dans quelqu’un et de tomber, j’ouvris alors involontairement les yeux, et ce que je vis ressemblait à la fantaisie sauvage, au pénible délire d’un monde devenu fou. L’air brûlant tremblotait, et les pierres tremblaient aussi, semblant s’apprêter à prendre la fuite ; au tournant de la route, les rangs lointains des soldats, l’équipement et les chevaux se détachaient de la terre et ondulaient comme une masse gélatineuse, comme si ce n’étaient pas des hommes qui marchaient, mais une armée d’ombres immatérielles. L’énorme et proche soleil allumait sur le canon des fusils comme sur chaque plaque métallique une myriade de petits soleils aveuglants qui, de partout, de côté et de par en dessous, pénétraient dans les yeux, comme autant de pointes d’une blancheur de feu, aiguës comme l’extrémité chauffée à blanc des baïonnettes. La chaleur brûlante et desséchante entrait au plus profond des corps, dans les os, les cerveaux, et l’on croyait parfois voir, sur les épaules, se balancer non une tête, mais une sorte de boule étrange, fantastique, à la fois lourde et légère, d’une effrayante étrangeté.
C’est à ce moment que je repensai brusquement à la maison : un coin de ma chambre, un bout de tenture bleue, une carafe poussiéreuse – carafe d’eau restée intacte – sur la petite table dont un pied était plus court que les deux autres, et que je calais avec un bout de papier replié. Dans la pièce voisine devaient se trouver ma femme et mon fils – mais je ne les voyais pas. Si j’avais pu crier, je l’eusse fait, tellement cette image paisible était extraordinaire, ce bout de tenture bleue et cette carafe empoussiérée, encore pleine d’eau.
Je sais que je m’arrêtai en levant les bras, mais quelqu’un, derrière moi, me poussa ; je me remis vite à avancer, écartant la foule, me hâtant vers Dieu sait où, ne ressentant plus ni la chaleur ni la fatigue. Et je marchais depuis un long moment de la sorte, n’en finissant pas de traverser des rangs de soldats silencieux, longeant des nuques rouges et brûlées et frôlant des baïonnettes brûlantes que la fatigue abaissait, lorsque cette pensée m’arrêta : qu’étais-je en train de faire, où me hâtais-je tant d’aller ? Je m’écartai tout aussi vite, gagnai un espace dégagé, franchis un ravin et m’assis d’un air soucieux sur une pierre, comme si cette pierre brûlante et pleine d’aspérités était le but de tous mes efforts.
Pour la première fois, j’eus cette impression. Je vis clairement que ces gens marchant en silence sous le soleil brillant, morts de fatigue et de chaleur, chancelant et tombant – que c’était de la folie. Ils ne savaient pas où ils allaient, ni pourquoi ce soleil était là, ils ne savaient rien du tout. Ce n’était pas une tête que chacun d’eux avait sur les épaules, mais une boule étrange et effrayante. Un soldat fait comme moi, il fend les rangs en toute hâte et tombe ; un deuxième, un troisième. Au-dessus de la foule se lève la tête d’un cheval aux yeux rouges et fous, les dents découvertes dans un rictus, semblant prêt à lancer un cri effroyable, inouï ; le cheval tombe, et la foule s’épaissit aussitôt à cet endroit, s’arrêtant, faisant entendre des voix assourdies, rauques ; après un bref coup de feu, le mouvement en avant reprend, interminable et muet. Cela fait une heure que je suis assis sur cette pierre, et ils passent tous à côté de moi, et la terre continue à trembler, ainsi que l’air et les rangs lointains, fantomatiques. La chaleur me pénètre à nouveau et me dessèche, je ne me souviens plus de l’instant précédent, près de moi on continue à marcher, mais je ne sais pas qui sont ces gens. Une heure plus tôt, j’étais seul sur cette pierre, maintenant un tas de gens gris de poussière m’entourent : ils sont allongés, immobiles, morts, peut-être ; d’autres sont assis et, figés, regardent les passants comme je le fais moi-même. Certains ont des fusils, ils ont l’air de soldats ; d’autres sont dévêtus, à moitiés nus, et leur peau est d’un rouge si vif qu’on a envie de détourner le regard. Non loin de moi, quelqu’un gît sur le ventre, le dos nu. À voir son visage appuyé avec indifférence sur la pierre tranchante et brûlante, ainsi que la blancheur de ses paumes retournées, on comprend qu’il est mort, mais son dos est rouge comme celui d’un vivant, seule une légère teinte jaunâtre, rappelant celle de la viande fumée, évoque la mort. J’ai envie de m’éloigner de lui, mais je n’en ai pas la force, et, vacillant moi-même, je contemple les rangées de spectres avançant interminablement, en chancelant. Je sais, d’après l’état de ma tête, que je vais avoir une apoplexie à cause du soleil, mais j’attends cela sans inquiétude, comme dans un rêve, où la mort n’est qu’une étape sur la voie de visions merveilleuses et embrouillées.
Je vois un soldat sortir de la masse des autres et se diriger résolument de notre côté. Il disparaît un instant dans un fossé, et lorsqu’il en émerge, sa marche n’est plus assurée, il y a quelque chose d’ultime dans ses efforts pour rassembler son corps qui se disperse. Il va droit sur moi, au point que je prends peur et demande, à travers la lourde somnolence étreignant mon cerveau :
— Que veux-tu ?
Il s’arrête comme s’il n’attendait qu’un mot, et se tient là, énorme, barbu, le col déchiré. Il n’a pas de fusil, son pantalon ne tient que par un bouton et une déchirure laisse voir la blancheur de son corps. Ses bras et ses jambes s’agitent en désordre, il s’efforce visiblement d’en reprendre le contrôle, mais n’y arrive pas : il veut rassembler ses bras, qui s’écartent aussitôt après.
— Qu’as-tu ? Tu ferais mieux de t’asseoir, lui dis-je.
Mais il reste debout, et, s’efforçant vainement de se reconstituer, me regarde en silence. Malgré moi, je me relève et, en chancelant, je le regarde en face : je vois dans ses yeux une épouvante infinie et la folie. Alors que tous les soldats ont la pupille rétrécie, chez lui elle remplit l’œil entier : quelle mer de feu doit-il voir à travers ces énormes fenêtres noires ! C’est peut-être une illusion, il n’y a que la mort dans son regard — mais non, je ne me trompe pas : dans ces prunelles noires et sans fond, finement cerclées d’orange comme chez les oiseaux, il y avait plus que la mort, plus que l’effroi de la mort.
— Va-t-en ! crié-je en reculant. Va-t-en !
Et, comme s’il n’attendait que ce mot, il tombe droit sur moi, me renversant ; lui, toujours énorme, démembré, muet. En tressaillant, je libère mes jambes écrasées sous son poids, me relève d’un bond et veux m’enfuir : fuir ces gens, gagner les lointains déserts et tremblants, mais à ce moment, sur une hauteur, à gauche, retentit un coup de feu, suivi de deux autres, en écho. Une grenade vole dans les airs, accompagné d’un cri de joie multiple, et d’un hurlement.
Nous sommes cernés !
Il n’y a plus de chaleur mortelle qui tienne, plus de peur ni de fatigue. Mes pensées sont nettes, mes idées sont claires et précises ; en courant, tout essoufflé, vers les rangs qui se reforment, je distingue des visages éclairés d’une sorte de joie, j’entends des voix rauques mais fortes, des ordres, des blagues. Le soleil semble s’être élevé dans le ciel, comme pour ne déranger personne, il s’est obscurci, a baissé d’intensité – et de nouveau, avec un joyeux glapissement de sorcière, une grenade fend l’air.
Je m’approche.
Deuxième fragment
… les chevaux et les canonniers, presque tous. Pareil à la huitième batterie. Dans la nôtre, la douzième, à la fin du troisième jour, il restait seulement trois pièces – le reste était endommagé -, six servants et un officier : moi. Nous n’avions pas dormi depuis une vingtaine d’heures, et rien mangé non plus ; cela faisait trois jours et trois nuits qu’un grondement et un glapissement d’enfer nous enveloppaient comme des nuées démentielles, nous séparant de la terre, du ciel et des nôtres – et nous, restés en vie, nous errions comme des somnambules. Les morts, eux, gisaient paisiblement, tandis que nous, nous bougions, nous remplissions notre tâche, nous parlions et même trouvions moyen de rire – comme des somnambules. Nos gestes étaient rapides et assurés, nos ordres étaient clairs, nous les exécutions à la lettre, mais si l’on avait demandé à l’un quelconque d’entre nous qui il était, il aurait eu du mal à trouver la réponse dans sa cervelle obscurcie. Comme dans un rêve, tous les visages avaient l’air d’être ceux de vieilles connaissances, et tout ce qui arrivait semblait également bien connu, déjà rencontré, allant de soi ; mais lorsque je me mettais à regarder attentivement un visage ou à examiner sérieusement une pièce, ou encore que j’écoutais le grondement tout autour, j’étais frappé par leur nouveauté et l’énigme infinie qu’ils représentaient. La nuit surgissait sans qu’on y prît garde, et nous n’avions même pas eu le temps de nous en apercevoir et nous étonner, ne sachant d’où elle était arrivée, que déjà le soleil recommençait à briller au-dessus de nous. Nous sûmes seulement par les nouveaux arrivants que la bataille entrait dans son troisième jour, ce que nous oubliâmes aussitôt : il nous semblait que tout cela n’était qu’un jour sans fin ni commencement, tantôt sombre, tantôt lumineux, mais tout aussi uniformément incompréhensible et aveugle. Et, parmi nous, personne ne craignait la mort, car personne ne comprenait ce qu’était la mort.
La troisième ou la quatrième nuit, je ne me souviens plus, je m’étendis quelques instants derrière un parapet ; à peine eus-je fermé les yeux que je vis s’y former l’image familière et si étrange : le bout de tenture bleue et la carafe empoussiérée, encore pleine d’eau sur ma petite table. Dans la pièce voisine devaient se trouver ma femme et mon fils – mais je ne les voyais pas. Mais cette fois, sur la table était allumée la lampe à l’abat-jour vert : c’était donc le soir ou la nuit. L’image resta un long moment, immobile, et je pus regarder tout à loisir la lumière jouer dans le cristal de la carafe, contempler avec la même attention la tenture, en me demandant pourquoi mon fils ne dormait pas : c’était la nuit, il était temps pour lui de dormir. Puis je regardai de nouveau la tapisserie avec ses volutes, ses fleurs argentées, ses espèces de grilles et de tuyaux : je n’aurais jamais pensé connaître si bien ma chambre. J’ouvrais parfois les yeux et voyais le ciel noir, traversé de belles raies enflammées, puis je les refermais, et m’apparaissaient de nouveau la tenture, la carafe brillante, et je me demandais pourquoi mon fils ne dormait pas : c’était la nuit, il fallait qu’il dorme. Une fois, une grenade éclata non loin de moi, ébranlant mes jambes, et quelqu’un poussa un cri encore plus bruyant que l’explosion, et je me dis : « Quelqu’un est mort ! », sans me lever ni détacher les yeux de la tenture et de la carafe.
Ensuite, je me levai, me déplaçai, donnai des ordres, observai les visages, réglai la hausse, le tout en me demandant pourquoi mon fils ne dormait pas. J’interrogeai une fois à ce sujet un conducteur d’attelage, qui m’expliqua longuement quelque chose en détail, et nous hochions tous les deux la tête. Il riait, et son sourcil gauche avait un tic, cependant que son œil clignait avec ruse vers quelqu’un derrière nous. Mais derrière nous, on ne voyait que des semelles, rien d’autre.
Le temps était alors clair, mais des gouttes de pluie se déversèrent soudain. Une pluie très ordinaire : des gouttes d’eau, comme chez nous. Cette pluie était si inattendue et paraissait si déplacée, et nous avions si peur de nous retrouver mouillés qu’on abandonna les pièces, on cessa de tirer des coups de feu et on tenta de s’abriter comme on pouvait. Le conducteur d’attelage avec qui je venais de causer se glissa sous un affût de canon et s’y blottit, au risque de se faire écraser à chaque instant, un gros sous-officier d’artillerie se mit, allez savoir pourquoi, à déshabiller un mort, cependant que je parcourais la batterie, à la recherche sinon d’un parapluie, du moins d’un imperméable. Aussitôt, dans cette immense étendue battue par la pluie tombant d’un nuage vagabond, régna un calme extraordinaire. Un shrapnel en retard arriva en glapissant et y éclata, puis ce fut le silence, un silence tel qu’on entendait renifler le gros sous-officier, et les gouttes de pluie heurter les pierres et frapper les canons. Ce son paisible et morcelé, évoquant l’automne, l’odeur de la terre humide et le silence semblèrent interrompre quelques instants le cauchemar sauvage et sanglant, et lorsque je jetai un coup d’œil à un canon tout mouillé, que l’eau faisait briller, il me rappela étrangement, de façon surprenante, quelque chose de gentil et de paisible, tenant soit de mon enfance, soit de mon premier amour. Mais, au loin, retentit très fort un premier coup de feu, et l’enchantement de cette éphémère quiétude cessa ; de façon aussi soudaine que lorsqu’ils s’étaient mis à couvert, les gens sortirent de leurs abris ; le gros sous-officier brailla sur quelqu’un ; une pièce tonna, puis une autre – et le brouillard sanglant et compact voila de nouveau les cervelles épuisées; personne ne s’aperçut de la fin de l’averse ; je me rappelle juste que l’eau continua assez longtemps, sans doute, à glisser au bas du visage gras, flasque et jaune du sous-officier d’artillerie qui avait été tué…
… Devant moi se tenait un engagé volontaire qui, la main à la visière, me faisait son rapport : le général nous demandait juste de tenir deux heures, en attendant des renforts. Tout en me demandant pourquoi mon fils ne dormait pas, je répondis que je pouvais tenir le temps qu’il faudrait. Mais à ce moment, bizarrement, je fus intéressé par son visage, sans doute à cause de son extraordinaire, de son étonnante pâleur. Je n’avais rien vu de plus pâle : les morts eux-mêmes avaient plus de couleur sur le visage que ce jeune blanc-bec. Il avait sans doute eu extrêmement peur en venant, sans pouvoir se remettre ; et il maintenait sa main à la visière de sa casquette pour s’efforcer, par ce geste simple et ordinaire, de chasser sa folle épouvante.
— Vous avez peur ? demandai-je en lui touchant le coude. Mais son coude était raide comme du bois, et lui souriait doucement, sans répondre. Plus exactement, ses lèvres seules souriaient, ses yeux n’exprimant que jeunesse et terreur.
— Vous avez peur ? répétai-je gentiment.
Ses lèvres se tordirent dans un effort pour articuler quelque chose, et au même moment se produisit quelque chose d’incompréhensible, de monstrueux, de surnaturel. Un vent chaud vint me frapper la joue droite, me faisant chanceler – et j’avais maintenant devant les yeux non plus un visage blême, mais quelque chose de raccourci, d’hébété, de rouge, d’où le sang coulait comme d’une bouteille débouchée, comme on le voit sur les toiles des piètres expositions. Et sur cette chose raccourcie, rouge et coulante, se maintenait une sorte de sourire, comme un rire édenté – un rire rouge.
Je le reconnus, ce rire rouge. Je l’avais cherché, ce rire rouge, et maintenant je l’avais trouvé. Je comprenais à présent ce qu’il y avait dans tous ces corps mutilés, déchiquetés, déformés. C’était le rire rouge. Il est dans le ciel, le rire rouge, il est au cœur du soleil, il se répandra bientôt par toute la terre !
Et eux déambulaient tranquillement, avec des mouvements précis, comme des somnambules…
À suivre...
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