Troisième fragment
… épouvante et folie.
On raconte que, dans notre armée comme dans celle de l’ennemi, sont apparus de nombreux cas d’aliénation mentale. Chez nous, on a ouvert quatre dispensaires psychiatriques. Lorsque j’étais à l’état-major, un adjudant m’a montré…
Quatrième fragment
… s’enroulèrent comme des serpents. Il vit le fil de fer coupé à une extrémité déchirer l’air et s’enrouler autour de trois soldats. Les barbelés déchirèrent les uniformes, s’enfoncèrent dans les chairs, et les soldats, poussant des cris, se mirent à tourner comme des déments, deux d’entre eux traînant derrière eux le troisième déjà mort. Puis un seul resta en vie, il repoussait les deux autres, morts, qui tournoyaient, s’écroulant l’un sur l’autre et sur le troisième – et les trois s’immobilisèrent soudain.
Il disait que sur cette seule barrière, pas moins de deux mille avaient péri. Pendant qu’ils coupaient les fils de fer et s’emmêlaient dans leurs tortillons de serpent, se déversait sur eux une pluie ininterrompue de balles et de mitraille. Il assurait que c’était effroyable, et que cette attaque se serait soldée par une fuite éperdue si seulement les gens avaient su de quel côté fuir. Mais dix ou douze rangées de barbelés, la bagarre avec ces fils de fer, ainsi qu’un véritable labyrinthe de fosses à loups au fond hérissé de pieux leur avaient tellement donné le vertige qu’ils étaient incapables de s’orienter.
Les uns, à l’aveuglette, tombaient dans de profondes fosses en forme d’entonnoirs et s’empalaient sur les pieux aiguisés, avec des convulsions et des danses de poupées bouffonnes ; de nouveaux corps s’écroulaient sur eux, et bientôt la fosse entière se voyait remplie à ras bord, transformée en un empilement de corps sanglants, morts ou vivants. De partout, d’en bas, se tendaient des mains dont les doigts se repliaient convulsivement, agrippant tout ce qu’ils pouvaient, et celui qui tombait dans ce piège ne pouvait revenir en arrière : des centaines de doigts, forts et aveugles comme des pinces, lui attrapaient les jambes, s’accrochaient à ses vêtements, tiraient l’homme à eux, se plantaient dans ses yeux et l’étranglaient. Comme ivres, de nombreux hommes se jetaient tout droit dans les barbelés, s’y accrochaient et se mettaient à crier jusqu’à ce qu’une balle les eût achevés..
Ils lui étaient tous apparus, en fait, comme des gens ivres : certains juraient affreusement, d’autres riaient aux éclats lorsque le barbelé leur happait un bras ou une jambe, et ils mouraient sur place. Lui-même, quoique n’ayant rien bu ni mangé depuis le matin, se sentait dans un état très étrange : la tête lui tournait, et par moments sa peur était relayée par un sauvage enthousiasme – celui de la peur. Lorsque quelqu’un se mit à chanter à côté de lui, il se joignit à lui, et bientôt se forma un chœur très harmonieux. Ce qu’ils chantaient, il ne s’en souvenait pas, mais c’était quelque chose de très joyeux, un air de danse. Ils chantaient, oui, et autour d’eux, tout était rougi par le sang. Le ciel lui-même semblait rouge, il y avait de quoi supposer qu’une catastrophe s’était produite dans l’univers, un changement effrayant, la disparition des couleurs : le bleu et le vert avaient disparu, ainsi que d’autres teintes habituelles et pacifiques, cependant que le soleil brillait comme un feu de Bengale rouge.
— Le rire rouge, dis-je.
Mais il ne comprit pas.
— Oui, et ils riaient aux éclats. Je te l’ai déjà dit. Comme des gens ivres. Peut-être même qu’ils dansaient. En tout cas, les mouvements de ces trois-là ressemblaient à une danse.
Il se souvenait nettement de ceci : quand une balle lui avait traversé la poitrine, le faisant tomber, un certain temps avant de perdre connaissance il continuait à agiter les jambes, comme pour accompagner un danseur. Il se rappelait maintenant cette attaque avec un sentiment étrange, fait en partie de peur, et en partie du désir de revivre cela.
— Avec de nouveau une balle dans la poitrine ? demandai-je.
— Bon, la balle, ce n’est pas à chaque fois. Mais vois-tu, camarade, ce serait agréable de recevoir une décoration pour bravoure.
Il était couché sur le dos, jaune, le nez effilé, les pommettes saillantes et les yeux enfoncés dans leurs orbites : il avait l’air d’un mort et rêvait d’une décoration. Il avait un début d’abcès, une forte fièvre, d’ici trois jours on devrait le jeter dans la fosse aux morts, et il gisait, un sourire rêveur aux lèvres, parlant de décoration.
— As-tu envoyé un télégramme à ta mère ? lui demandai-je.
Sans répondre, il me regarda avec épouvante, mais d’un air dur et méchant. Je me tus et l’on entendit les blessés gémir et délirer. Mais lorsque je me relevai pour m’en aller, il serra ma main avec la sienne, brûlante mais encore vigoureuse, et me fixa, angoissé et désemparé, de ses yeux enfoncés et enflammés.
— Qu’est-ce que c’est, hein ? Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il timidement mais avec insistance, en tenant ma main.
— Quoi donc ?
— Mais… tout ça, quoi. Vraiment, elle m’attend ? Mais je ne peux pas ! La patrie – peut-on lui expliquer ce que c’est, la patrie ?
— Le rire rouge, répondis-je.
— Ah ! Tu ne fais que plaisanter, moi je suis sérieux. Il faut absolument lui expliquer, mais comment faire ? Si tu savais ce qu’elle écrit ! Ce qu’elle écrit ! Et tu ne sais pas, vois-tu, ses mots sont tout gris. Et toi…
Il regarda ma tête avec curiosité, eut un rire inopiné et dit :
— Et toi, tu deviens chauve. Tu l’as remarqué ?
— Ça manque de miroirs, ici.
— Il y a plein de gens à cheveux blancs, et de chauves, ici. Écoute, donne-moi un miroir. Donne ! Je sens des cheveux blancs sortir de ma tête. Donne-moi un miroir !
Il commençait à délirer, il pleurait, criait, et je quittai l’infirmerie.
Ce soir-là, nous organisâmes une fête – une étrange et triste fête, à laquelle participaient les ombres des morts. Nous avions décidé de nous réunir le soir pour prendre le thé comme à la maison, comme pendant un pique-nique, nous nous étions procuré un samovar, et même des verres et du citron, et nous étions installés sous un arbre, comme à la maison, comme pendant un pique-nique. Nos camarades nous rejoignirent un par un, ou par deux, ou encore par trois, faisant de bruyantes arrivées, causant, plaisantant, remplis d’une joyeuse attente, mais ils se turent vite, évitant de se regarder, car il y avait quelque chose d’effrayant dans ce rassemblement de gens restés indemnes. En loques, sales, nous grattant comme des galeux, les cheveux en broussaille, maigres, épuisés, ayant complètement changé d’apparence, nous nous retrouvions pour la première fois autour d’un samovar, en voyant nous-mêmes avec effroi de quoi nous avions l’air. Je cherchai, au sein de cette foule de gens désemparés, des visages connus, mais en vain. Ces hommes inquiets, pressés, aux mouvements heurtés, tressaillant au moindre bruit, cherchant sans cesse quelque chose derrière eux, s’efforçant de remplir par des gesticulations superflues le vide énigmatique qu’ils avaient peur de regarder, ils étaient nouveaux pour moi, c’étaient des étrangers, des gens que je ne connaissais pas. Leurs voix aussi résonnaient autrement, elles étaient saccadées, heurtées, prononçant les mots avec difficulté et tournant très facilement, à tout propos, au cri ou au rire irrépressible et insensé. Et tout était étranger. L’arbre était étranger, de même que le coucher de soleil, et l’eau avait un goût singulier et une odeur particulière, comme si nous avions quitté la terre en même temps que les morts et étions passé dans un autre monde – un monde de phénomènes mystérieux et d’ombres maussades et funestes. Le coucher du soleil était jaune et froid ; au-dessus de lui étaient accrochés de lourds nuages noirs et immobiles, que rien n’éclairait, et la terre en dessous de lui semblait noire, et nos visages, dans cette lumière sinistre, étaient jaunes comme ceux des morts. Nous regardions tous le samovar, mais il s’éteignit, ses flancs reflétèrent le jaune menaçant du soleil couchant, et lui aussi devint étranger, mort, incompréhensible.
— Où sommes-nous ? demanda quelqu’un d’une voix soucieuse et inquiète.
Quelqu’un poussa un soupir. Quelqu’un fit convulsivement craquer ses doigts, quelqu’un se mit à rire, quelqu’un se leva d’un bond et se mit à faire le tour de la table à pas rapides. Il n’était pas rare, à présent, de tomber sur des gens se promenant à pas pressés, courant presque, certains étrangement silencieux, d’autres bredouillant étrangement.
— À la guerre, répondit celui qui riait, et il partit de nouveau d’un gros rire assourdi et prolongé, comme s’il s’étranglait avec quelque chose.
— Qu’a-t-il à rire comme ça ? s’indigna quelqu’un. Écoutez, arrêtez !
L’autre s’étrangla une dernière fois, ricana puis se tut docilement. Il faisait sombre, le nuage pesait sur la terre, et nous distinguions à grand-peine nos visages jaunes et fantomatiques. Quelqu’un demanda :
— Où est donc Le Botté ?
On appelait ainsi un camarade, un petit officier chaussé de grandes bottes imperméables.
—Il était ici à l’instant. Où êtes-vous, Le Botté ?
— Ne vous cachez pas, Le Botté ! Nous sentons l’odeur de vos bottes.
Tout le monde se mit à rire, et une voix rude et indignée, sortant de l’obscurité, vint interrompre ce rire général :
— Arrêtez, vous devriez avoir honte. Le Botté a été tué ce matin, lors d’une reconnaissance.
— C’est une erreur. Il était là il y a un instant.
— Vous avez cru le voir. Dites, du samovar, coupez-moi du citron en vitesse.
— À moi aussi ! À moi aussi !
— Terminé, le citron.
— Qu’est-ce que ça veut dire, Messieurs ? fit doucement une voix triste et offensée, presque en pleurant. Moi qui ne suis venu que pour le citron…
Le soldat rieur partit de nouveau d’un rire assourdi et prolongé, sans que personne le fît cesser. Mais il se tut bientôt, après un petit ricanement. Quelqu’un dit :
— Demain, on attaque.
Quelques voix irritées s’élevèrent :
— Arrêtez ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’attaque ?
— Vous le savez bien vous-même…
— Arrêtez. On ne pourrait pas parler d’autre chose ? Enfin, tout de même !
Le coucher de soleil s’éteignit. Le nuage s’éleva, il fit plus clair, les visages prirent des airs connus et celui qui faisait le tour se calma et s’assit.
— Comment ça se passe, à présent, à la maison ? demanda-t-il sans autre précision, et dans sa voix s’entendait comme un sourire de coupable.
Et de nouveau tout devint effrayant, d’une épouvantable étrangeté, de quoi perdre connaissance, ou presque. Nous nous mîmes tous à parler, à crier, à nous agiter, remuant nos verres, nous touchant les uns les autres les épaules, les bras, les genoux, pour nous taire d’un coup, battant en retraite devant l’incompréhensible.
— À la maison ? cria quelqu’un au sein de l’obscurité. Sa voix était voilée par l’émotion, par l’effroi et la fureur, et elle tremblait. Il ne put prononcer certains mots, c’était comme s’il ne savait plus parler.
— À la maison ? reprit-il. Mais quelle maison ? Y a-t-il une maison quelque part ? Ne m’interrompez pas, ou je tire. À la maison, je prenais un bain tous les jours – vous savez, un bain avec de l’eau –, avec de l’eau à ras bord. À présent, je ne me lave pas tous les jours, j’ai des croûtes sur la tête, une espèce de gale, ça me gratte de partout, la vermine rampe sur tout mon corps… La saleté me rend fou, et vous, vous me parlez de la maison ! Je suis comme une bête, je me méprise, je ne me reconnais plus, c’est plus effrayant que la mort. Vous me rompez la cervelle avec vos shrapnels, oui, la cervelle ! Où qu’on tire, c’est la cervelle qui prend ; et vous, vous me parlez de la maison. Quelle maison ? La rue, les fenêtres, les gens – mais je ne mettrais pas le nez dehors, maintenant, j’aurais honte. Vous aviez apporté un samovar, j’avais même honte de le regarder : un samovar…
Le rieur se remit à rire. Quelqu’un cria :
— Du diable si je sais ce qui se passe. Je vais rentrer à la maison.
— À la maison ?
— Vous ne comprenez pas ce que ça veut dire, la maison !…
— À la maison ? Écoutez-le : il veut rentrer à la maison !
Un rire général s’éleva, ainsi qu’un cri effrayant – et ce fut de nouveau le silence, on battait en retraite devant l’incompréhensible. Je ne fus pas le seul, à ce moment-là, tous autant que nous étions nous ressentîmes cela. Cela venait sur nous de ces champs sombres, étrangers et énigmatiques ; cela montait des noirs et profonds défilés où mouraient peut-être encore des soldats oubliés, perdus au milieu des rochers, cela coulait, tombant de ce ciel étranger, extraordinaire. L’effroi nous rendant silencieux et nous faisant perdre conscience, nous nous tenions autour du samovar refroidi, cependant qu’une ombre immense et informe, s’étendant au-dessus du monde, nous contemplait fixement et silencieusement depuis le ciel. Soudain, tout près de nous, sans doute chez le commandant du régiment, une musique se mit à jouer, et les sons joyeux se déchaînèrent avec violence au milieu du silence de la nuit. La musique jouait comme une joyeuse provocation, hâtive, désaccordée, trop forte, trop gaie, et il était clair que ceux qui jouaient voyaient tout autant que ceux qui écoutaient cette ombre immense et informe s’étendant au-dessus du monde.
Et celui qui, dans l’orchestre, jouait de la trompette, avait déjà en lui, dans sa cervelle et dans ses oreilles, cette ombre immense et silencieuse. Le son heurté et syncopé se démenait, bondissait, s’écartait des autres en courant, restant seul, tremblant d’effroi, devenant fou. Les autres sons semblaient regarder tout autour pour l’apercevoir ; ils couraient avec gaucherie, en trébuchant, en tombant et en se relevant, ils couraient en une troupe en mille morceaux, aux accents trop forts et trop gais, trop proches des noirs défilés où peut-être mouraient encore des hommes oubliés, perdus au milieu des rochers.
Nous nous tînmes longtemps autour du samovar éteint, silencieux.
À suivre...
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Répertoire général des traductions de ce blog :
https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire