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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Billet de blog 30 juillet 2025

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Le macchabée (Guéorgui Demidov)

Un texte de 1966 du grand écrivain, encore un du Goulag, que l'on découvre peu à peu...

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Лентяй (fainéant), бывший неудачник (ex- loser), негодяй (vaurien), самозванец (imposteur), лицемер (hypocrite), категоричный (péremptoire), retraité sans gloire, probable escroc, possible usurpateur, politiquement suspect, traducteur très amateur de littérature russe.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

     Je renvoie, pour la présentation de l’auteur, au précédent billet, Souvenir sur mon père, de Valentina Demidov. 
     Le texte parut en 1990 dans la revue 
Ogoniok (La lueur).   
     Ce texte comporte pas mal d’argot. Je me suis appuyé sur le précieux 
Dictionnaire du Goulag de Jacques Rossi, ainsi que sur des dictionnaires d’argot des camps en ligne, et j’ai utilisé à mon tour parfois des locutions argotiques. En conservant parfois des doutes sur le sens authentique d’une expression. En outre, la traduction est assez libre.

————————————————————————————

     Le son mélancolique du scorbut1, un bout de rail accroché dans un angle du poste de garde du camp, parvint, affaibli, à travers les murs de rondins du baraquement et l’épaisse couche de glace recouvrant ses petites fenêtres. Le vieux plantonse leva péniblement de sa bille de bois devant le poêle de fer et se traîna entre les rangées de planches en les frappant de son tisonnier : « Debout, les gars, debout ! »
     … Celui qui a dû se lever de grand matin à son corps défendant sait qu’on peut très bien, après un tel lever, se mouvoir un bon moment, faire quelque chose et même prononcer des phrases plus ou moins sensées, sans être cependant tout à fait réveillé. Au camp, cet état de choses se répète de jour en jour, chaque matin, et ce durant de longues années. S’élabore ainsi une autre particularité du psychisme des bagnards, si nettement distinct de celui des hommes libres : la faculté de rester simultanément à demi endormis et à demi éveillés3 des heures entières après leur lever. Volontairement ou non, les gens privés de liberté et condamnés aux travaux forcés cultivent en eux cette faculté, en repoussant le plus loin possible leur passage définitif à l’état de veille. L’hiver, cette limite se trouve être la sortie en plein gel, par un froid de loup. Mais, par des temps plus cléments, certains prisonniers4 s’ingénient à demeurer comme des somnambules, même sur la grand-place, au moment de la répartition5, et tout le long du chemin les menant sur le lieu de travail, même si le chemin en question se mesure souvent en kilomètres. Voilà évidemment une sorte de record. Mais tous les gens privés de liberté et condamnés à une longue peine de travaux forcés et sans joie se comportent plus ou moins ainsi, tous sans exception. Même dans les cas où la norme officielle de sommeil autorisé paraît suffisante.
     Ce jour-là, nous résistions comme d’habitude à la venue de l’état de veille véritable, non seulement en descendant de nos lits de planches, et en enfilant à grand-peine nos panoplies ouatinées en lambeaux, brûlées à la flamme des feux de camp, mais encore en nous frottant les yeux de nos doigts légèrement humectés d’une eau venant du lavabo. Chacun sentait qu’un complet réveil s’accompagnerait de la conscience aigüe de la réalité. Laquelle consistait à voir arriver, même s’il n’était que cinq heures du matin, une nouvelle journée dans la chaîne sans fin de journées impersonnelles du bagnard. Et que cette journée allait durer une éternité, jusqu’à ce que nous rentrions en troupeau dans ce baraquement, à près de sept heures du soir, éreintés, épuisés, couverts de givre et transis de froid. Et que, tout au long de cette journée, nous marcherions sous escorte, en demeurant parfois en place6, et puis travaillerions en forêt, durement, à n’en plus finir, avec des cris et des apostrophes pour nous stimuler… En étant sans doute visités plus d’une fois par le sentiment amer de l’impuissance, et par le méchant cafard de l’esclave, celui qui donne envie de se mettre à hurler et de donner des coups de corne dans le tronc de mélèze le plus proche
     Généralement parlant, en restant impartial dans son jugement, de telles pensées et de telles humeurs manifestaient notre noire ingratitude vis-à-vis de notre sort de prisonniers. Nous ne nous trouvions tout de même pas dans l’un des effroyables camps de « production de base » du Dalstroï7, mais dans un camp relevant d’agriculture et de pisciculture. Le rêve de centaines de milliers de bagnards courbant le dos dans les mines locales et sur les gisements de minerais, avec des conditions de vie et de travail assez proches de celle des Phéniciens.
     Notre combat de chaque matin pour maintenir, avec une obstination de plomb, notre sensibilité et notre faculté de raisonner dans un état émoussé était encore victorieux aujourd’hui. La course dans le froid, pour rejoindre le réfectoire et y toucher sa ration matinale de pain et son écuelle de soupe claire, devait immanquablement chasser ce délicieux engourdissement. Mais, jusqu’à la sortie pour le départ au travail, il restait encore, d’habitude, un certain temps. Ayant déjà entièrement revêtu notre équipement, nous nous étions regroupés comme toujours autour du poêle, pour emmagasiner de la chaleur en prévision de l’attente sur la place avant l'envoi au travail. Et, comme toujours, tout le monde se rendormit, debout.
     Le scorbut couina de nouveau. Des détenus à la discipline idéale devaient, selon l’administration du camp, voler vers la place de répartition dès le premier coup sur le rail. Mais ce genre de détenus n’existent que dans l’imagination des membres de cette administration. De vrais prisonniers, même dans les féroces camps de l'industrie minière, où traîner pour sortir de la baraque peut vous valoir un bon coup de trique, traînent pourtant. Surtout lorsque, dehors, il fait aussi froid qu’aujourd’hui. À en juger par la lumière des projecteurs faisant le tour de la zone8, qu’on distinguait à peine à travers l’épais brouillard, et par le picotement aigu dans les poumons, le froid dépassait les moins cinquante. Nous étions au Sud de la « région spéciale ». La Crimée de la Kolyma, comme l’appelaient les prisonniers. Mais nous étions déjà en mars, époque où, même dans cette Crimée, le soleil incline à l’été, tandis que l’hiver est toujours au gel9. Au Grand Nord, ce dicton paraît encore mieux s’appliquer que dans les régions où il est né. 
     Dans notre camp paradisiaque, on employait rarement la trique, et nous n’en avions jamais vu une dans les mains du répartiteur10 actuel, Mitka Savine. Cela dit, un répartiteur reste partout un répartiteur. Voilà que le gars, un costaud au teint de brique, allait faire irruption ici, dans le baraquement, et nous sortirait à travers un nuage de vapeur gelée – Mitka n’aurait pas fermé la porte derrière lui – son refrain bien connu : « Alors les gars, vous attendez quoi, putain de vos mères ? Une invitation particulière ? » Mais ce serait seulement la routine quotidienne, l’invitation particulière après laquelle il valait mieux sortir sans lambiner davantage. C’était devenu ici une sorte d’habitude, aussi inévitable que d’entendre tinter le scorbut, et puis se lever, aller chercher son pain au réfectoire et se grouper autour du poêle, pour cette station mélancolique.
     Mitka entra en courant, avec impétuosité, mais, allez savoir pourquoi, referma la porte derrière lui. Et, à la place du juron habituel et sans méchanceté – notre répartiteur n’était pas un mauvais bougre de moujik, pas de la race des idiots et des judas des camps de l'industrie minière –, nous l’entendîmes articuler quelque chose d’inhabituel :
     « Continuez à roupiller, les gars ! Aujourd’hui, on ne travaille pas… »
     On a beau dire, notre camp des Galaganny11, c’est une vraie station balnéaire ! En été, bien sûr, ici aussi, il ne saurait même être question de jours fériés. Mais l’hiver, un ou deux jours comme ça arrivent presque chaque mois. Au fond, c’est d’ailleurs illégal, puisque, pendant les années précédant la guerre, les féroces dispositions de la Iéjovchtchina12 concernant les prisonniers étaient encore en vigueur, ceux-ci n’ayant droit officiellement à aucun jour de congé de toute l’année. les dérogations à cette règle avaient seulement lieu dans les camps de production auxiliaire du genre de notre camp des Galaganny, et dans les périodes ne comportant aucun travail important, en tenant compte aussi principalement de la fonction de sanatorium de ces camps. Le fait est qu’on envoyait ici chaque année des gens pas encore morts de consomption, des crevards en provenance des mines et des gisements du Dalstroï, pour qu’ils se rétablissent chez nous en accomplissant des travaux légers, selon les normes en vigueur dans les camps. Ces gens formaient l’essentiel d’une population masculine de supplétifs susceptibles de retourner à la production de base au bout d’un an ou deux de station balnéaire. Cela bien sûr si les atteintes dystrophiques s’avéraient chez eux réversibles, ce qui était loin d’être toujours le cas. Ne restaient d’un bout à l’autre de leur peine, dans notre camp d’agriculture, que des femmes, des vieillards et des invalides.
     L’interdiction, due à Iéjov puis à Béria, des jours de congé dans les camps était contournée en les rebaptisant Journées de traitement sanitaire général, promulguées journées fériées en fonction des conditions climatiques, ou au nom de gros travaux indispensables à effectuer dans la zone. C’était, de la part de l’administration, un « pieux mensonge », et encore à moitié seulement. Rares étaient les jours fériés où l’on n’envoyait pas tous les gens au repos chercher du bois pour le camp, pelleter la neige ou se livrer à des activités de ce type. Mais, d’ordinaire, cela se passait après le déjeuner, déjà.
     Le matin, on pouvait dormir tout son soûl, ce en quoi consistait l’intérêt véritable, essentiel, de nos « jours de congé ».
     À l’annonce de Mitka, au silence morose régnant dans la baraque succéda un joyeux boucan – cette annonce était, comme toujours, inattendue. La direction du camp redoutait d’être accusée d’accorder, de façon planifiée, des faveurs aux prisonniers, qui étaient ici en grande partie des ennemis du peuple13. Mais ce boucan ne dura guère, personne n’avait besoin qu’on lui dise deux fois qu’il pouvait se rendormir. S’étant déshabillés en hâte, tous les hommes se recouchèrent sur leur matelas bourré de poussière de foin ou de sciure de bois, et cinq minutes plus tard, tout le monde dormait. Après de légers travaux d’abattage et de tronçonnage de mélèzes de Dahurie14, devenus sous l’effet du gel aussi solides que le chêne et durs comme la pierre, les clients de la station balnéaire étaient capables de dormir ainsi trois jours d’affilée, se réveillant seulement le temps de prendre leurs repas. D’ailleurs, comme il a déjà été dit, cela relevait de notre aspiration à retourner au sommeil à la moindre occasion.
     Cette fois cependant, je m’endormis moins profondément que d’habitude, et je fus réveillé par le tintement d’un seau que le planton avait maladroitement renversé. La glace aux fenêtres était devenue rouge ponceau, enflammée par l’aurore au-dessus de la mer toute proche. Le soleil allait se lever d’un moment à l’autre. Il s’était donc déjà écoulé une heure et demie depuis le signal de la répartition. On pouvait dormir encore un bon moment, même si on allait nous envoyer quelque part au moment du déjeuner. M’étant tourné de l’autre côté, j’entrepris de faire épouser à la sciure de mon matelas la forme dudit côté. Cela l’amollirait jusqu’au prochain changement de position. J’étais encore occupé à adoucir ma couche raide lorsque le répartiteur entra dans le baraquement. Savine avait l’air quelque peu troublé, l’air de quelqu’un apparaissant, chargé d’une mission désagréable ou délicate, le genre de chose que ce brave gars n’aimait pas du tout. Cela n’annonçait rien de bon pour quelqu’un dans la baraque. Sans prendre le temps de finir de mouler mon matelas, je me figeai dessus, la couverture tirée sur ma tête.
     Ayant tenu un conciliabule avec le planton, Mitka avança dans le passage entre les lots de planches, en regardant fixement, l’air soucieux, le visage des dormeurs. C’était bien ça, il cherchait un costaud15, voire plusieurs, pour un sale petit travail à l’intérieur du camp, fendre du bois pour la cuisine, tirer de l’eau à la rivière et la ramener ou quelque chose de ce genre. Je n’étais peut-être pas le seul que le bruit du seau avait réveillé. Mais ce qu’il avait de sûr, c’est que tous les gens en question, moi y compris, nous fermions les yeux encore plus complètement et ronflions encore plus fort. S’il fallait vraiment aller marner, pour une fois qu’on avait un jour férié, que ce ne soit pas le matin, au moins !
     Le répartiteur s’arrêta en face de la place de Spirine, ancien kolkhozien de la province de Viatka16. On avait amené ici ce moujik, à demi-mort de consomption, l’automne précédent, accompagné de quelques autres crevards. Comme tous les gens souffrant lourdement de dystrophie, Spirine avait longtemps manifesté une peur viscérale de la faim. Craignant de se retrouver au cachot, il cachait sous son matelas – cela n’avait cessé que très récemment – des morceaux de pain mendiés ou même volés, qu’il ne pouvait pas manger tout de suite. Cette psychose, il est vrai, avait déjà commencé à passer à l’ancien crevard.
     Mitka tira un bon moment la jambe du dormeur, jusqu’à ce que celui se réveille et s’écrie avec effroi :
     « Hein ? Qu’est-ce qu’y a ? 
     — Tu veux gagner une grande écuelle de kacha17 ? Grande comme ça ! »
     Et le répartiteur indiqua avec ses mains la taille de l’écuelle, le grand format employé à la cuisine. Deux mois plus tôt, pour une telle écuelle de gruau d’avoine, Spirine aurait accepté de bosser jusqu’à minuit, même après une journée complète de travail. C’est bien là-dessus que comptait Savine. Il voulait trouver un volontaire pour un boulot pénible. Mais un répartiteur avait le droit de donner tout simplement l’ordre à n’importe qui ici d’aller effectuer une tâche prévue, et ce sans promettre la moindre récompense. Et si le zek désigné faisait mine de regimber, le répartiteur pouvait en appeler au commandant de service. Avec ce dernier, la conversation serait brève : ou l’obéissance, ou le cachot jusqu’au matin !
     En pratique, cependant, même dans les camps de l'industrie minière, on évitait plutôt ce genre de méthode un peu imbécile. En effet, que diable vaut le répartiteur, ou le responsable, qui n’arrive pas, sans recourir aux gardiens, à venir à bout d’un prisonnier du rang ? Il eût été fort inconvenant de faire venir le chef dans un baraquement de politiques18 bien paisibles, ce d’autant plus de la part de Mitka, homme dans l’ensemble bienveillant et accommodant. Tout de même, l’espoir de celui-ci d’appâter par la perspective d’une bouffe abondante l’ex-dystrophique ne se réalisait pas, visiblement. Spirine avait écouté sans aucun enthousiasme la proposition du répartiteur, en le regardant d’un air morose et soupçonneux :
     « Et qu’est-ce qu’il faut faire ? »
     D’ailleurs, il n’était pas encore complètement réveillé. Au lieu de répondre directement, Savine lui posa une question :
     « À la mine, tu as fait partie d’une brigade de fossoyeurs ? »
     La question visait bien sûr à en venir plus précisément au fait. Mais ce fut infructueux, puisque le kolkhozien de Viatka se renfrogna encore plus : 
     « Qu’est-ce que tu me chantes là19 ? Parle, que faut-il faire ? »
     Ne s’étant jamais trouvé dans un camp épuisant ses prisonniers, Mitka s’était avancé avec beaucoup de maladresse. Parfois très nombreuses, les brigades de fossoyeurs se recrutaient parmi les gens n'étant plus aptes au travail ordinaire, et eux-mêmes candidats à la mort. Il y avait tout de même, dans le ton des réponses faites au répartiteur, de la part de celui qui était tout récemment encore un crevard soumis, une grossièreté et une impolitesse surprenantes. Savine était sur le point de rougir, mais il se contint :
     « Vois-tu, il y a une tombe à creuser ! Cette nuit, à l’hôpital, un type a clamsé. »
     Il n’aurait pas pu présenter son offre de pire façon. Spirine répondit avec encore plus de hargne et de grossièreté :
     « Taratata ! Je n’irai creuser aucune tombe… »
     Il se recoucha sur son lit de planches et se couvrit ostensiblement la tête de sa couverture. Le visage déjà rouge de Savine s’empourpra. Ce fichu type avait senti sa faiblesse ! Après le camp de l'industrie minière, où pareille impolitesse vis-à-vis d’un répartiteur lui aurait valu le gourdin, il s'était tenu tranquille, et là, voyez un peu l’impudence… Mitka regarda en douce autour de lui, histoire de voir si personne ne s’apercevait de son embarras. Mais, tout autour, ça ronflait et ça soufflait en chœur. Ravalant tant bien que mal sa contrariété et son irritation, il se remit à tirer la jambe de ce gars de Viatka si peu conciliant :
     « Écoute-moi donc, Spirine ! Creuse la fosse, et demain tu auras une journée complète de repos… Je ne t’enverrai pas travailler, que je ne revoie jamais la liberté si c’est du flan !… »
     Notre placide répartiteur donnait vite dans l’argot des truands, même s’il n’était tombé que pour avoir dilapidé une somme ridicule dans un magasin de rien du tout.
     Cependant, même la promesse d’une journée de repos, venant s’ajouter à celle de la kacha, ne séduisit pas Spirine. Il se contenta d’étirer davantage sa couverture étriquée au-dessus de sa tête, si bien qu’il découvrit ses jambes. Pour les recouvrir, le gars dut ramener à son ventre ses genoux pointus.
     « Je vais t’amener au chef ! » s’emporta le répartiteur.
     Mais le moujik têtu répéta, en se soulevant sur un coude :
     « Taratata, j’te dis ! Tu n’as pas l’air de savoir qu’à l’abattage, je me suis fait une hernie… Tu n’as qu’à demander à l’aide-médecin ! »
     Savine se mordit la lèvre. Il avait tout bonnement oublié que depuis un mois, même si Spirine était toujours inscrit dans une brigade d’abattage, il ne faisait plus que des travaux très légers, comme de faire brûler le bois mort, ou de débarrasser de leur neige les arbres que d’autres scieraient. Dans un camp, une hernie est une chance rare, on n’en meurt pas et on ne vous envoie plus faire de travaux pénibles, même dans les camps de l'industrie minière. De là provenait, bien sûr, l’attitude impudente du petit moujik, obéissant jusque-là… Agitant la main dans un geste de dépit, le répartiteur s’écarta de lui et se remit à fureter du regard du côté des lits de planches, l’air déjà plus déterminé et plus méchant. Clairement, quelqu’un allait écoper pour l’impolitesse dont Spirine avait fait montre. Ayant promené ses yeux d’un air sombre aux alentours, Savine les arrêta sur moi. Je fermai complètement mes yeux déjà mi-clos, mais je sentis à ce moment la main de Mitka me frôler. Visiblement, mon jour de congé était à l’eau. Je n’avais pas de bienheureuse hernie, je n’étais pas d’âge respectable et ne présentais pas la débilité classique du faiblard. Dans le camp, les gars comme moi étaient voués au travail, et je n’avais absolument pas de quoi refuser d’aller creuser la tombe de quelqu’un. Dans d’autres circonstances, on aurait pu compter sur l’espèce de respect qu’éprouvent de nombreux campagnards pour l’instruction. Mais là, Mitia était fâché, et il était douteux qu’il souffrît une nouvelle discussion. Je ne feignis donc même pas de ne pas comprendre de quoi il était question, je me levai tout de suite et me mis à enfiler mes frusques déchirées, en jurant tout ce que je savais in petto. Ce diable de macchab, comment avait-il fait son compte pour clamser précisément aujourd’hui ? Au fait, qui était-ce ?
     Le répartiteur l’ignorait. Une heure plus tôt, le chef du camp avait téléphoné pour donner l’ordre de désigner l’un des prisonniers en train de se reposer pour la corvée consistant à creuser une tombe. Qui était le macchabée, et comment il s’était retrouvé dans notre hôpital, Mitka pouvait juste faire des suppositions à ce sujet. On l’avait vraisemblablement fait venir d’une lointaine exploitation forestière ou d'une pêcherie. Il ne se trouvait pas dans cet hôpital local de candidat à ce rôle de macchabée en provenance de notre camp de prisonniers, à ce qu’il semblait.
     Tout occupé à pester contre ce mort tombant si mal à propos, je n’avais pas remarqué que Savine attendait que j’aie fini de m’habiller sans même se préoccuper de me trouver un coéquipier. Il en avait peut-être déniché un dans un autre baraquement ? Il s’avéra que non, on lui avait donné l’ordre d’envoyer au cimetière un seul terrassier. Je m’étonnai : comment ça, un seul terrassier ? Une tombe, c’est une grande fosse de soixante centimètres de large sur deux mètres de long, et profonde de deux mètres ! Dans la vallée du Tovouï, où se trouve notre cimetière, le sol, c’est de l’argile mélangée à des galets de rivière. Quand elle gèle, elle est plus solide que du béton. Et là, elle était gelée dans toute la profondeur de la fosse, puisque la congélation de la couche supérieure s’appuyait, plus bas, sur la merzlota20. Il y avait bien là deux normes de journées de travail pour deux terrassiers ! Tout seul, j’arriverais à peine, avant la tombée de la nuit, à creuser ce sol gelé, près de la rivière, au tiers de la profondeur requise…
     Savine comprenait lui-même ces réflexions, mais il se contentait, en guise de réponse à mes questions, de hausser les épaules : on lui avait ordonné de choisir un seul fossoyeur… Le chef l’avait dit clairement, en ajoutant que ledit fossoyeur se verrait octroyer une journée de repos le lendemain…
      Tout cela ressemblait à un malentendu. De quelle journée de repos pouvait-il être question, puisqu’un homme seul passerait au moins deux jours au cimetière, à creuser cette fosse ?! Et quelle était donc cette urgence ? Et puis, nous étions en hiver21, et un mort pouvait attendre, à la morgue de l’hôpital, au moins jusqu’au printemps. La morgue, on l’y avait déjà mis, bien sûr. Aujourd’hui, c’était dimanche, et c’était un jour férié également pour les travailleurs libres22. De même que pour les gens de la section spéciale, enregistrant les morts dans les Archives n°323. Ils ne s’en occuperaient que demain, lorsque le macchabée serait complètement raide. Mais, sans les empreintes digitales, prises sur un mort, celui-ci ne pouvait pas être enregistré dans les archives, même triplement mort. Rien que pour lui faire ainsi jouer du piano24, il faudrait réchauffer le corps pendant plus d’une journée pour l’amener à température ambiante… Bref, tout cela était absurde. Peut-être que Savine avait tout de même fait une confusion ? Et, quant au repos du lendemain, soi-disant promis par le chef, racontait-il tout bonnement des bobards, pour plus de vraisemblance ? Mais Mitka jurait ses grands dieux qu’il ne mentait pas : « Que je ne revoie jamais la liberté si c’est du flan ! » Très bien, dans ce cas ! Seulement, la promesse d’un prisonnier répartiteur n’avait pas du tout force de loi pour un Ossipenko. Ce dernier était le plus répugnant des gardiens en service, des commandants, comme on les appelait. Combien de fois, lors d’une ronde matinale, avait-il déclaré : « Et celui-là, pourquoi reste-t-il dans le baraquement ? — Il se repose après son travail d’hier, citoyen commandant !  — Je n’ai pas été informé… »
     Pour me faire moins regretter mon lit de planches délaissé, Mitka me dit, alors que nous sortions ensemble du baraquement :
     « Ne t’afflige pas trop ! Eux – il montra la porte, par-dessus son épaule –, ils dormiront seulement jusqu’à midi. Après le déjeuner, ordre est donné de les envoyer tous aux travaux pour choi-même, déblayer la neige de la zone. il en est tombé tellement…
     Dans notre camp, les travaux pour choi-même, c’étaient ceux que nous effectuions l’été, après notre journée de quatorze heures de travail, et l’hiver lors des rares et étriqués jours de congé comme celui d’aujourd’hui. Le gardien Ossipenko, indigné par l’indolence dont faisaient preuve les prisonniers pour exécuter ces tâches, les invectivait et disait : « Vous alors, mais ch’est quoi, ches gens ? Cha manque de courage, alors que ch’est pour choi même ! »  Comme, lors de travaux supplémentaires, il nous fallait le plus souvent creuser des fosses et y enfoncer de nouveaux piquets pour les barbelés, redresser des miradors penchés ou réparer le cachot, toutes tâches nous concernant en effet directement,  on les appelait des travaux pour choi-même. Du même coup, le surnom Pour choi-même avait été attribué à Ossipenko. 
     Savine me remit un pic, une pelle et une barre à mine et me conseilla de ne pas m’en tenir trop strictement aux dimensions officiellement fixées pour la tombe, notamment en longueur et en largeur. Depuis que l’ordre avait été donné d’enterrer les détenus décédés sans caban, l’ancienne obligation d’observer le gabarit requis pour les tombes des prisonniers avait sauté. Mitka faisait allusion aux cabans de bois, ces sortes de cercueils dans lesquels on enterrait, encore l’année précédente, les zeks trépassés. Quand bien même lesdits cercueils étaient habituellement composés de vieilles dosses25, les chefs du Goulag, à Moscou, y avaient vu un luxe superflu pour des détenus. Selon les nouvelles instructions concernant l’enterrement des détenus dans les camps, il suffisait de deux vieux sacs. On enfonçait l’un sur la tête du défunt, l’autre lui recouvrait les pieds, avec une bordure pour les coudre ensemble. Même si le cadavre était celui d’un escogriffe, il n’émettrait pas de réclamations si on le mettait un peu sur le côté ou si on lui repliait un peu les genoux.  Du point de vue des fossoyeurs, il n’y avait lieu que de saluer les nouvelles directives funéraires de la Direction Principale26
     M’accompagnant au-delà du poste de contrôle, le répartiteur me transmit encore un ordre du chef du camp : en allant au cimetière, passer à l’hôpital du camp et m’adresser à l’infirmier de service. Pourquoi cela précisément, Savine n’en savait rien, mais il émit l’hypothèse qu’à l’hôpital on me dirait à quel endroit du cimetière creuser la tombe, et quelle orientation lui donner. L’affaire était sérieuse. Les tombes des prisonniers étaient toujours disposées dans une direction rigoureusement définie, en s’appuyant sur un plan conservé à la section spéciale du camp. Passer à l’hôpital ne présentait pas de difficultés, il se trouvait sur mon chemin vers le cimetière, juste derrière la zone. En passant le long de cette zone27 et en observant son enceinte couverte de neige presque jusqu’à hauteur des guérites des sentinelles, campées sur leurs supports écartés, je me dis qu’en effet j’y gagnais peut-être en allant creuser cette tombe. Si la promesse d’une journée entière de repos, pour ce travail, venait bien du chef, ce sommeil d’une journée entière, jusqu’au surlendemain, me dédommagerait de la perte d’une demi-journée de sommeil aujourd’hui. D’autant que déblayer la neige dans la zone n’était pas non plus une partie de plaisir, et pouvait durer jusque tard le soir.
     Notre hôpital, un petit baraquement non gardé, se trouvait à l’extrémité du village des travailleurs libres28. Il avait été construit avant l’entrée en vigueur des nouveaux règlements des camps, fondés sur le principe que les prisonniers étaient soit des ennemis du peuple29, soit d’incorrigibles filous. D’ailleurs, dans notre camp des Galaganny, le mélange de l’ancien libéralisme et de la récente sévérité dans la gestion des prisonniers se traduisait par d’étonnantes incohérences dans la garde des détenus.
     Je frappai à la porte de l’hôpital, et l’infirmier de jour sortit. Je connaissais bien ce rusé tartufe de Mitine. Avant son arrestation, il était juge d’instruction pour des affaires criminelles, et se distinguait par une surprenante capacité à garder presque en toutes circonstances un esprit pratique, de façon mesquine et vile.
     « Tu as obtenu un temps de repos pour après ? demanda-t-il en me saluant.
     — Savine m’a dit que le chef l’avait promis, dis-je en haussant les épaules.
     — Alors, tu as de la veine ! C’est un travail très léger.
     — Un travail très léger, de creuser trois mètres cubes dans la merzlota ?!
     — Pas du tout trois mètres cubes ! D’ailleurs, tu vas voir ça toi-même. Allons à la morgue ! »
     L’infirmier ouvrit une petite remise en planches à l’écart du baraquement de l’hôpital et ne se distinguant en rien, en apparence, d’un ordinaire dépôt de bois. Mais à l’intérieur, sur des pieux enfoncés dans le sol, se dressaient deux groupes de planches – des dosses – clouées ensemble. Cela évoquait de hautes et étroites tables. L’une de ces tables était vide, en travers de l’autre se trouvait un petit paquet, formé apparemment de bouts de vieux draps.
     « Tiens, prends ton macchab ! déclara Mitine en me tendant le paquet de l’air que l’on prend pour offrir par surprise un cadeau agréable à celui dont c’est la fête30. Aujourd’hui, tu n’es pas seulement fossoyeur, tu fais l’inhumation… »
     Je pris le paquet léger avec perplexité : qu’est-ce que c’était ? Dans le chiffon blanc se trouvait enveloppé quelque chose de solide, de forme oblongue, rappelant au toucher une petite statuette. Comprenant de quoi il s’agissait, j’eus un frisson dû à la surprise : un enfant mort !
     « Une détenue du quartier des femmes a accouché cette nuit, expliqua Mitine, satisfait de me voir étonné. L’été dernier, pendant la fenaison, elle s’était donné du bon temps. Elle a accouché un mois trop tôt, il a seulement vécu trois ou quatre heures. »
     Je tenais le paquet d’une main, en l’écartant et en ressentant à son égard un dégoût involontaire. L’idée d’une fausse couche m’évoquait quelque chose de monstrueux et de repoussant, et il y avait de cela, présentement. En outre, le petit cadavre du malheureux prématuré était gelé, maintenant. Au cimetière, il n’aurait guère besoin de plus de place que pour un chaton. La profondeur de la tombe serait également insignifiante. Mitine paraissait dans le vrai, j’avais réellement de la veine, aujourd’hui. Surtout si j’obtenais le repos promis pour demain.
     « Tu piges, à présent, pourquoi c’est un petit boulot de rien du tout, et bien payé ? me demanda Mitine, goguenard. Trois mètres cubes, tu parles ! Un demi-mètre cube, oui… »
     Il saisit la poignée de la porte fendillée de la remise.
     « Voilà, maintenant, file avec lui au cimetière ! Attention, pas celui des travailleurs libres. Ce n’est pas la place d’un serf. »
     La plaisanterie de l’infirmier m’avertissait clairement : il me fallait, sans céder à la tentation du cimetière du bourg, plus proche, amener le petit cadavre jusqu’au cimetière du camp, qui se trouvait plus loin. Je n’y songeais pas, au cimetière du bourg, mais la blague de Mitine me fit venir à l’esprit l’idée que l’enfant mort avait bel et bien le droit de ne pas être enterré dans un cimetière pour détenus.
     « Pourquoi, on va l’inscrire dans les Archives n°3 ? » demandai-je avec humeur à l’ancien magistrat instructeur.
     Mais il trouva bon de faire mine de prendre ma question pour la suite de sa plaisanterie, de me faire un grand sourire et de hocher la tête négativement :
     « Notre macchab ne convient pas pour les archives, il ne sait pas jouer du piano31. »
     Puis Mitine redevint sérieux et, baissant la voix bien que personne ne se trouvât dans la remise, ni aux alentours :
     « Entre nous… Le chef du camp et le docteur se sont entendus, à propos de l’état-civil de cette naissance, de ne pas l’enregistrer… On inscrira dans le dossier médical de la parturiente qu’elle a subi une embryotomie. C’est quand on retire le fœtus par morceaux, tu vois ? »
     J’opinai de la tête : l’affaire était claire. L’hôpital n’avait aucun besoin d’une issue fatale dans ses murs, et le camp nul besoin d’un témoignage d’une insuffisance dans la surveillance des prisonniers soumis au régime sévère. Les liaisons entre détenus et détenues étaient rigoureusement interdites. Il ne saurait donc être question de naissance. Mais ça, c’était en théorie. En pratique, dans des camps comprenant les deux sexes, c’était impossible. Du coup, il existait quelque chose comme une limite opaque et non officielle au nombre de naissances par centaine de femmes détenues. Le franchissement de cette limite représentait l’un des indices les plus négatifs du travail de la surveillance du camp, de ceux qui ne plaisaient pas du tout aux instances supérieures. Ce n’était pas là pure bigoterie ou routine policière. Il y entrait aussi un intérêt mercantile, relevant de la comptabilité. De fait, les enfants nés dans les camps étaient élevés dans des orphelinats spéciaux, sur le compte du budget de la direction de camp concernée. Aussi lamentables que fussent ces orphelinats – alors que les parents de ces enfants étaient en vie –, ils appauvrissaient les indices financiers de ladite direction, ce qui avait des incidences sur les primes reçues par le personnel dirigeant. De là venait, de façon non négligeable, l’intérêt que portait la direction du camp à la moralité des gens se trouvant sous sa tutelle. Peut-être bien que le secret gardé sur la naissance d’un nouveau candidat à l’orphelinat – affaire dans laquelle j’étais impliqué – résolvait le problème de savoir si l’indicateur de célibat vertueux dans notre camp avait ou non dépassé la norme, pour le trimestre en cours, disons.
     Lorsque, serrant sous mon bras le paquet avec le petit mort, je rejetai sur mon épaule mes encombrants outils de terrassier, Mitine, regardant de nouveau à la ronde et baissant de nouveau la voix, bien qu’il n’y eût toujours personne, me dit, d’un ton encore plus confidentiel :
     « Le docteur m’a donné l’ordre de vérifier ensuite que le fossoyeur avait bien fait son travail, qu’il n’y avait pas de triche32. Voyez-vous, m’a-t-il dit, il y a toutes sortes de gens, chez nous. On peut très bien enfouir le macchab dans la neige, et au printemps, on aura peut-être une mauvaise surprise. Eh bien, je te  fais confiance, hein… »
     Il était douteux que quelqu’un l’eût chargé d’une telle mission. Le rusé compère me donnait tout bonnement un nouvel avertissement. Cet individu, c’était peut-être le résultat de sa pratique professionnelle, avait toujours l’impression que si quelqu’un pouvait mésuser de l’absence de tout contrôle de son activité, il le ferait à coup sûr. Pas mauvais type et, dans son genre, pas stupide non plus, Mitine, bien qu’assez débonnaire, suspectait la filouterie chez tout un chacun. Cela me mettait en colère et me donnait l’envie de secouer la physionomie railleuse de l’infirmier avec mon paquet. Mais je me contentai de grommeler :
     « La confiance est la mère des imbéciles ! »
     Et je poursuivis mon chemin, en suivant la rivière en direction du bord de mer.
     Le soleil s’était déjà levé, mettant fin à la période la plus froide de la matinée. Cela se voyait aussi à la dispersion presque complète du brouillard gelé, en bordure de mer. Mais ce brouillard continuait, comme de la fumée, à s’élever en nuages au-dessus de la mer, ou plus exactement des glaçons du rivage, tel un voile rose et déchiré. À travers ce voile, le disque solaire paraissait tout petit, et d’un rouge foncé. Mais lorsqu’il se montrait à travers une trouée du voile, il apparaissait énorme, bien plus grand que d’habitude, et sa couleur était un jaune orange plutôt mat lui aussi. Selon que le soleil se montrait caché par le brouillard, ou à travers une déchirure du voile, les ombres sur la neige changeaient elles aussi ; Elles devenaient tantôt d’un bleu sombre, avec des bords bien découpés, tantôt d’un gris éteint et délavé.
     Sur la droite du chemin s’élargissait à cet endroit le Tovouï, couvert de neige et blanchoyant. sa surface lisse comme celle d’une table était par endroits coupée par une ligne de congères33 formées par les tempêtes de neige. Au-delà du fleuve34, sur le fond, étonnamment pur de ce côté, du ciel d’un bleu tendre, se dessinaient nettement les contours rosâtres de monts enneigés. 
     D’ici jusqu’à la mer35, il n’y avait guère plus d’un kilomètre et demi, de deux au maximum. Sur le rivage, après un coude de la route, invisibles de l’endroit où j’étais, se trouvaient des entrepôts de poisson salé. Pour aller au cimetière du camp, il fallait, avant d’arriver à ce coude, tourner dans la direction opposée. Le cimetière était situé au pied d’une butte du littoral, descendant en pente douce du côté du fleuve, alors que le versant tourné vers l’océan était abrupt. Une butte presque semblable s’élevait de l’autre côté de la large vallée fluviale. Depuis la mer, ces deux cônes maussades constituaient un bon repère pour les caboteurs, leur permettant d’amener, à marée montante, jusqu’à l’embouchure du Tovouï les bateaux se dirigeant vers notre camp des Galaganny.
     Sortant d'un virage, apparut à l’improviste le gardien Ossipenko, venant à ma rencontre. Il courait sans doute vérifier que les entrepôts de poisson étaient bien surveillés par les prisonniers. Et surtout s’assurer que ceux-ci n’en profitaient pas pour refiler du poisson à des copains venus dans le coin précisément pour retirer ou quémander du poisson. Même si cela faisait partie de leurs obligations, qui d’autre, parmi nos gardiens légendaires, se serait traîné ici par un froid pareil en espérant, de façon hasardeuse, choper un contrevenant ? Mais Ossipenko, c’était autre chose. Ce surveillant benêt se distinguait par son zèle permanent et parfois déraisonnable.
     Qu’il soit en service aujourd’hui était une bonne chose. Il ne le serait pas demain, ce qui augmentait les chances que j’avais de me reposer tranquillement. Cependant, je n’avais pas envie de rencontrer tout de suite cette andouille de Pour choi-même, bien qu’il n’eût aucune raison, me disais-je, de s’en prendre à moi. Mais il allait immanquablement m’importuner avec ses habituelles questions : « Où vas-tu ? » et « Que trimballes-tu ? » Je pressai donc le pas pour tourner au plus vite et prendre le sentier, que je devinais déjà, menant au cimetière, et éviter de me retrouver désagréablement nez-à-nez avec Pour choi-même. Mais j’eus à peine le temps de faire quelques pas sur ce sentier que je l’entendis crier : « Halte ! »
     Le commandant me faisait signe, de loin, de m’arrêter et de revenir sur la route.
     « Où vas-tu ? » demanda-t-il en s’approchant.
     Ma direction et mes outils de fossoyeur répondaient de façon assez éloquente à cette question. Mais tout arrive, non ? C’est vrai, quoi, un détenu pouvait trimballer un pic, une pelle et une barre à mine de seize kilos pour parader, simplement pour donner le change aux gardiens ! Dans la réalité, on se dirigeait plutôt vers un magasin36 convoité avec un cadeau pour les gardiens de l’endroit. « La méfiance à l’égard des prisonniers est la plus haute vertu du maton ! » s’exclamait pathétiquement mon voisin de châlit, un ancien professeur d’histoire qui paraphrasait ce qu’avait dit Robespierre au sujet des vertus révolutionnaires37
     Ayant répondu au surveillant que j’allais au cimetière creuser une tombe, j’eus droit à l’inévitable deuxième question :
     «  Et que transportes-tu ? », suivie de l’ordre : « Fais voir un peu ça ! »
     Surmontant ma contrariété et le dégoût que m’avait inspiré plus tôt ce que j’allais montrer, je défis le drap et découvris la partie supérieure du corps de mon petit défunt.
     Je m’imaginais en ce temps-là que tous les nouveaux-nés, sans exception, étaient ridés, je les voyais comme de petites boules de chair flasque, sentant mauvais et hurlant sans arrêt. La mort et le gel devaient être venus à bout de la plupart de ces déplaisantes qualités. Mais demeurait l’aspect extérieur, sans doute pire chez un prématuré que chez un bébé normal.
     Le contraste entre ce à quoi je m’attendais donc et ce que je vis était si grand qu’un instant, comme on dit, je n’en crus pas mes yeux. Ensuite, ce sentiment céda la place à un deuxième, plus complexe, composé d’un sentiment de culpabilité devant l’enfant mort, et d’un autre encore, que je n’avais plus ressenti depuis longtemps, une infinie tendresse, une chaleur et une émotion sans limites.
     D’un rose teinté de jaune sous les rayons orange du soleil polaire, le corps minuscule paraissait d’une propreté éclatante. Et si vivant, si chaud qu’il fallait surmonter le désir qu’on avait de le protéger du froid.
     La tête de l’enfant, depuis sa joue rebondie jusqu’à son profond pli38 de bébé, était un peu rejetée en arrière et légèrement tournée sur le côté, ses yeux étaient étroitement fermés. Le bébé avait l’air de venir de se réveiller, et de sourire de sa bouche édentée entrouverte. L’apparence de cette statuette composée des tissus organiques les plus délicats, que le gel avait maintenu exactement tels qu’ils étaient au moment où, sans en avoir conscience ni, clairement, ressentir de douleur, cette petite créature humaine avait rencontré sa fin, ne montrait absolument aucune souffrance, et n’évoquait absolument en rien la mort. Je n’aurais sans doute éprouvé aucune surprise, à cet instant, à voir trembler les paupières closes de l’enfant mort, et sa petite bouche s’ouvrir davantage en un sourire de félicité inconsciente.
      Pour choi-même fixa un moment le petit mort avec une sorte d’effroi. Puis il fit de la main un geste accompagnant sans doute autrefois les vieilles formules39 de conjuration : « Loin de moi, Satan ! », et, se détournant en vitesse, il poursuivit son chemin.
     Quant à moi, en dépit du froid mordant, je demeurai longtemps à contempler le petit cadavre, que j’avais posé sur la neige. Sous la dure carapace de grossièreté morale, déposée par strates au cours de longues années de vie rude et enténébrée, celle d’un détenu, une tendresse profondément enfouie en moi remuait. La vision d’un monde autre, presque oublié, réveillait chez moi bien des choses, que je croyais mortes depuis longtemps, abolies puisque inutiles. Il y avait là sans doute un sentiment de paternité insatisfait, ainsi que le vague souvenir de ma propre enfance, tôt interrompue. Jaillissant de sources cachées, ces sentiments tout à la fois réchauffaient et emportaient la digue glacée d’insensibilité alluviale. À présent, non seulement une parole grossière, mais même une pensée grossière, m’eût semblé, en présence de mon défunt, blessante et même quasiment sacrilège.
     Avec précaution, comme si je craignais de le réveiller, j’enveloppai de nouveau l’enfant mort dans son lambeau de drap et portai mon paquet plus loin, au cimetière. Mais je ne le portais plus comme je l’avais fait jusque-là, avec indifférence et insouciance, mais comme les hommes portent les enfants, en les serrant avec ménagement mais maladroitement contre leur poitrine. Il était fort malaisé de gravir la butte en foulant une neige intacte, avec mon lourd outil brinquebalant sur mon épaule. Mais je préférais ramasser sans cesse la barre à mine tombée dans la neige profonde que d’attraper cet outil de la main retenant le bébé mort.
     En approchant du cimetière, la neige se faisait encore plus profonde car ici, au bord du vallon, le saillant de la butte l’abritait du vent venu de la mer. Je devais de plus en plus souvent faire halte pour reprendre mon souffle. À chaque fois, je défaisais le bout de drap et contemplais longuement le visage de l’enfant. De façon paradoxale, ce petit mort me faisait penser à la vie. À la vie qui, quelque part, même si c’était infiniment loin d’ici, continuait. Avec des gens libres qui concevaient des enfants et les mettaient au monde, et ces enfants payaient de retour leurs mères et leurs pères avec ces sourires de créatures d’autant plus heureuses que non conscientes d’elles-mêmes. Cette vie existait sans doute bien plus près, peut-être tout à côté de moi. Mais sur cette vie-là s’étendait l’ombre du bagne, salissant et défigurant tout.
     J’avais très envie d’effleurer la peau de l’enfant, qui semblait tiède et douce comme du satin. Mais je savais que j’éprouverais non la tiédeur, mais la froideur de la pierre polie, ce qui détruirait cette illusion. Par un effort de volonté, je m’obligeai à ne pas céder à cette tentation.
     Le cimetière de notre camp agricole et piscicole, même s’il recevait aussi pas mal de victimes d’autres camps, ne soutenait aucunement, ni en étendue ni quant au nombre de gens enterrés, la comparaison avec les cimetières des camps de travail aux mines d’or et aux gisements de minerais. Dans ceux-là, le nombre des morts surpassait presque toujours, et de loin, celui des détenus en vie. Ici, en effet, l’emplacement affecté aux tombes des prisonniers morts en détention n’occupait qu’une petite superficie en bas de la butte. Du côté de la mer, il était limité par l’escarpement donnant sur la large bande de galets du littoral. À la marée montante, cette bande était recouverte par la mer, qui découvrait un bon kilomètre à la marée descendante. Les premiers mois d’hiver, chaque année se produit ici une guerre sans merci entre le gel et l’océan. En période de calme relatif, le gel cloue l’eau sur place. Les marées et les coups de vent cassent la glace, mais les froids toujours plus rigoureux la ressoudent en d’immenses champs irréguliers, que les tempêtes automnales, en se renforçant, brisent à nouveau. En définitive, le champ de bataille reste invariablement au gel, et la mer se retire quelque part au-delà de la ligne de l’horizon. Mais l’étendue se présentant au regard est faite de glace compacte, cassée et ressoudée en un massif tout hérissé d’un amoncellement de morceaux de banquise.
     Il fallait connaître avec précision l’emplacement de notre cimetière pour le retrouver, l’hiver, sur la pente de la butte. Des rangées de petits monticules de forme oblongue se devinaient à peine sous l’épaisse couche de neige ensevelissant les épitaphes des détenus, gros bouts de contreplaqué de la taille d’une feuille de cahier, attachés à un petit piquet de bois sur chaque tombe. Sur les feuilles de contreplaqué étaient écrits au crayon indélébile les données biographiques des défunts, ce langage des prisons concentrant ici la tragédie de toute une vie humaine. Mais tout de suite, dans tout le cimetière, n’était visible, au-dessus des congères, qu’une seule de ces épitaphes. Elle était fixée sur une tombe se trouvant presque au bord de l’escarpement. le vent venant de la mer soufflait de la neige tout autour et mettait à nu des chiffres violets. Les pluies d’automne les avaient fortement décolorés, on distinguait seulement les chiffres 58-9 et 15. Cela suffisait cependant pour comprendre que l’homme enterré ici avait été condamné à quinze ans d’emprisonnement pour sabotage contre-révolutionnaire41. A en juger par ces données et par la fraîcheur de l’inscription, c’était l’un des compagnons de Spirine, dont l’épuisement dû à la faim avait atteint le stade sans retour D-342, et qui était mort après être resté alité six semaines à notre hôpital. On disait à son sujet qu’il restait redevable au procureur de plus de douze ans43.
     Mais la question de cet individu et de sa dette était oiseuse, tout de suite. Il fallait trouver une place pour une petite tombe. Pourquoi pas ici même, à côté de celle du saboteur, tout au bout de la Kolyma, terre de bagnards ?
     Je décidai de disposer le défunt la tête tournée vers la mer, quand bien même ce n’était pas conforme aux règles, tous les morts étaient tournés dans l’autre sens. Mais pour lui, les règles du Goulag n’étaient pas impérieuses. Il n’avait nul besoin d’un bout de contreplaqué portant une épitaphe racontant les actes délictueux du défunt, actes authentiques ou inventés. Aucun procureur, pas même le plus méticuleux, n’aurait pu composer une telle épitaphe pour un bébé n’ayant réalisé rigoureusement aucun acte. Formellement, il n’avait pas existé une seule seconde durant ses heures de survie, et il n’avait même pas de nom.
     Personne n’avait besoin de la vie de ce nouveau-né arrivé au monde en contrevenant, personne, pas même sa mère, « Débauchée ! » avait dit Mitine à l’adresse de celle-ci, avec un geste de mépris. Il avait sans doute raison, cette fois-ci. Les femmes d’ici sont des criminelles, des créatures le plus souvent tombées bien bas. Même lorsqu’elles sont libérées en tant que mères d’enfants en bas âge, bien peu d’entre elles récupèrent leurs petits dans les orphelinats. À plus forte raison ne s’y intéressent-elles pas si elles restent au camp, même à leur sortie, leur temps achevé. Il m’était arrivé de voir ces malheureux enfants, à demi-affamés, vêtus de guenilles informes cousues de bric et de broc, ces petits seulement venus au monde à cause de la négligence des surveillants. Pour la direction du camp, ce n’étaient que des pique-assiettes grevant le budget, un sous-produit indésirable du fonctionnement du camp et un malencontreux vivant reproche adressé à cette même direction pour ses divers manquements44.
     Cependant, ces enfants nés en captivité et enregistrés comme nouveaux citoyens de l’État Soviétique étaient formellement attribués non seulement à leur mère, mais aussi à leur père. La section spéciale45 du camp s’occupait de l’enregistrement des nouveaux-nés, et elle exigeait de chaque maman que celle-ci nommât le père, même supposé, de l’enfant. Laisser en blanc la ligne concernant la paternité d’un enfant du camp serait revenu à reconnaître non plus un seul, mais deux manquements. Du reste, il ne se présentait ici jamais de complications particulières. les détenus qui devenaient père complètement à leur insu ne protestaient presque jamais. En effet, cela ne les engageait absolument à rien, ni maintenant ni par la suite, en dehors du fait, évidemment, qu’ils écopaient de trois jours de cachot pour avoir frayé de façon illicite avec une femme. La direction du camp n’avait pas le droit de laisser impunie une telle liaison. Et, puisque la naissance de l’enfant faisait prendre le coupable « sur le fait », l’heureux patron signait deux papiers en même temps, l’un attestant de la naissance d’un nouveau citoyen, et l’autre donnant l’ordre de fourrer au bloc le père dudit citoyen. Dans toute l'histoire de notre camp des Galaganny, un seul prisonnier prit au sérieux sa paternité. C’était un escroc d’Odessa, de nationalité juive46, un Youpin, dans la langue des truands. Ayant fait, à la suite de la naissance de son fils à l’hôpital du camp, ses trrois jours de cachot, le père le réclama à sa mère par l’intermédiaire du responsable de la baraque des mères et des nourrices, et fit démonstrativement avec lui le tour de la zone du camp. Rencontrant le chef du camp, le Youpin ôta humblement sa casquette et l’invita chez ses parents, à Odessa. Lui-même ne pouvait pas recevoir pour le moment, mais ses vieux, assura l’ancien receleur de Peressyp47, accueilleraient avec plaisir l’homme ayant porté, par un ordre officiel, à la connaissance du camp, la naissance de leur petit-fils. Néanmoins, le patron n’eut aucune considération, ni pour le bel esprit du Youpin, ni pour sa politesse, et ce dernier alla de nouveau passer la nuit à la bicoque malicieuse48, à l’extrémité du camp.
     Je déblayai la neige à l’emplacement de la future fosse et l’entassai un peu plus loin. Je défis de nouveau le drap pour découvrir le visage de mon défunt, que je déposai sur un petit monticule de neige, de façon à voir l’enfant pendant mon travail. Comme je l’avais supposé, le sol gelé de la vallée fluviale le cédait de peu, en dureté, au béton. Même le mélange non gelé d’argile et de galets était une vraie malédiction pour un terrassier. À présent, le pic et la barre à mine tantôt faisaient naître des étincelles dans les cailloux de quartz, de granit et de basalte, et tantôt s’enlisaient dans l’argile en constituant le liant. J'avais creusé une fosse pas plus profonde que le genou lorsque, malgré le froid mordant, j’enlevai mon caban et poursuivis mon travail seulement vêtu de ma veste matelassée.
     Cette fosse eût suffi à enterrer le petit corps, mais je continuai à frapper le sol intraitable jusqu’à tant que j’eusse creusé une tombe de presque un mètre de profondeur. Puis, dans l’une des parois, je ménageai une cavité semblable à une petite grotte. Ensuite, je grimpai en hauteur sur la butte enneigée, là où devaient se trouver des broussailles, ce qu’il eût été plus juste de nommer des lits de pins nains de Sibérie49. J’en déterrai, brisai avec ma pelle les branches de conifères d’un vert vif et redescendis avec. Je garnis longuement et soigneusement le fond et les parois de ma grotte avec ces branchages. Puis, après un dernier coup d’œil au visage de l’enfant, je le recouvris de son drap et plaçai le petit cadavre sur les branchages. Je bouchai de façon compacte l’ouverture de la grotte avec d’autres branches et comblai la fosse. Je m’efforçai ensuite avec minutie de donner, à l’aide d’un galet arrondi, au tas d’argile gelée s’éboulant la forme précise d’une pyramide tronquée.
     En dépit de l’habitude que j’avais de trimballer des charges lourdes, j’étais fatigué. Je remis mon caban et m’accroupis à côté, sur la tombe du saboteur. Je m’étais affairé si longuement à cette inhumation que la brève journée de mars touchait déjà à sa fin.
     Ma petite colline brune se dessinait, sombre, au bord de l’escarpement enneigé. En bas s’étendait la mer gelée, couverte de morceaux de banquise jusqu’à la ligne d’horizon. Les plaques de glace, par endroits hautes comme deux hommes et même plus, tantôt s’étalaient en éventail, tantôt se dressaient en longues files, presque à la verticale, évoquant les restes des murailles d’une forteresse démantelée, tantôt encore s’amoncelaient en tas informes et gigantesques, comme des bâtiments ravagés par un tremblement de terre. La neige adhérant à la banquise prenait des teintes roses sous les rayons du soleil déjà très bas. Aux endroits où elle s’était fracturée assez récemment, la glace tirait sur le vert, comme l’eau d’un tourbillon, et les ombres de ces fragments élevés paraissaient, sur le rose de la neige, presque bleues.
     Il régnait un silence profond, solennel. Ce silence profond, on le trouvait sans doute aussi sur des planètes gelées. Où flottait aussi majestueusement la lumière indécise d’un astre presque éteint, au-dessus du chaos de la matière inerte.
     Le disque orange et d’une taille incroyable du soleil touchait presque l’horizon de son bord inférieur, se préparant à y disparaître lentement, à la mode arctique. Le ciel pur, d’un rose pâle, devenait graduellement d’un bleu lumineux, en passant par d’imperceptibles changements de couleur. Il se présentait seulement ici, sous ces latitudes inhospitalières, de façon aussi pure, aussi délicate et aussi indifférente à l’homme. Bien sûr, ce n’était pas la première fois que je voyais ce paysage des origines, dans lequel j’avais déjà observé quelque chose de la froideur majestueuse du cosmos. Mais ce coucher de soleil au-dessus de l’Océan arctique éveillait seulement maintenant en moi, pas uniquement l’idée, mais aussi comme le sentiment de la sévère harmonie du monde. Il me semblait ressentir l’immensité et le froid de l’espace dans lequel se déplace notre planète, et son indifférence à ce phénomène éphémère et passager, survenant parfois dans certains recoins de l’univers, cette chose appelée la vie. Pitoyable et monstrueuse sorte de moisissure attendant l’heure où les forces inertes et indifférentes de la nature l’anéantiraient à jamais.
     Mais à ce moment s’éleva en moi une protestation contre cette conclusion pessimiste, inspirée par la contemplation du spectacle impressionnant qu’offrait l’empire du froid. La vie ne paraissait faible et abandonnée qu’en regard des forces qui lui étaient hostiles. Elle résistait cependant à ces forces et avait même su s’élever jusqu’au niveau de la créature pensante, celle-ci reflétant en quelque sorte en elle-même l’immensité de tout l’Univers. Et ce n’était que le début ! Malgré les graves maladies infantiles inhérentes à tout développement, ce serait précisément les formes intelligentes de la vie, et non la matière inerte, qui occuperaient, pour finir, la position dominante dans le monde !
     On prend depuis toujours, à l’exemple de Shakespeare, les fossoyeurs pour des philosophes professionnels, en quelque sorte. Cette opinion douteuse aurait gagné en véracité si les gens choisissaient la profession de fossoyeur, tout comme les autres métiers.  Mais pour ce qui est de l’état d’esprit des fossoyeurs seulement occasionnels, il ne se distingue pas, en général, de celui des autres gens ; moi en tout cas, je n’avais observé aucune influence de leur état de fossoyeurs sur la psychologie de ceux qui faisaient longtemps partie des brigades d’enterrement. Serviteurs permanents de la mort, ils pensaient en permanence à la vie, comme tout le monde, ils en parlaient sans cesse, dans ses aspects les plus prosaïques, d’ailleurs, notamment la ration de pain dans le camp, l’écuelle de soupe claire et le sommeil sur le lit de planches. Du reste, même ceux qui avaient un penchant pour la réflexion philosophique, se souvenant de la disposition d’esprit agressivement railleuse, dans le camp, à l’égard de la rêvasserie philosophico-sentimentale, ne pouvaient guère montrer autant d’emphase que le célèbre fossoyeur de Hamlet50. Moi, par exemple, je n’avouerais jamais à personne ma profonde émotion à la vue du petit macchabée, ni qu’après l’avoir enterré, je n’avais pas songé à l’écuelle de soupe supplémentaire que j’obtiendrais aujourd’hui pour ce travail, mais aux voies de l’univers. D’autant plus que les pensées d’ordre élevé et l’humeur solennelle avec lesquelles j’avais contemplé le coucher de soleil au-dessus des glaces arctiques, je les devais au hasard. Si le gardien Ossipenko ne m’avait pas rencontré en chemin et ne m’avait pas contraint à défaire le paquet que je portais, je ne l’aurais pour rien au monde fait de mon propre chef. J’aurais depuis longtemps creusé la tombe à la va-vite pour y fourrer le paquet, en veillant seulement à ce que les eaux printanières ne viennent pas affouiller la terre aux alentours, ni les chiens d’attelage le déterrer. Mon travail fini, je me serais hâté de revenir au camp en me disant que j’avais tout de même de la chance. Gagner une journée entière de repos en échange de deux ou trois heures de besogne, cela n’arrivait pas si souvent. Si toutefois, évidemment, le répartiteur n’avait pas menti en parlant du repos promis par le chef lui-même.
     Ayant un peu faibli pendant la journée, le gel commençait de nouveau à se renforcer, et même mon caban m’était de peu de secours, à présent. Il était vraiment temps de partir d’ici, d’autant que, depuis ce matin très tôt, je n’avais rien mangé, et la pensée d’aller me réchauffer, ainsi que celle d’un copieux dîner commencèrent à recouvrir en moi toutes les autres. Et pourtant, je voulais encore faire quelque chose pour l’enfant enterré. Cédant à ce désir, je fis sortir à coups de pic le manche de ma pelle, que je brisai en deux morceaux inégaux à l’aide de ce même pic. Puis je retirai le cordon d’une de mes bottes51 et attachai en croix les deux fragments l’un sur l’autre. Je fichai cette croix improvisée dans le monticule au-dessus de la tombe.
     Le soleil se coucha à regret, en laissant derrière lui une bande crépusculaire orange, au-dessus de laquelle, dans le ciel encore plus froid, continuaient à jouer de délicates nuances de bleu et de rose. Un instant, les bords supérieurs de la banquise rougeoyèrent encore, avant de s’éteindre d’un seul coup. L’entassement illimité des glaces, vers le bas, se fit encore plus maussade et commença à se fondre dans l’obscurité froide. Et, au-dessus de ce chaos sombre, sur le fond de ce coucher de soleil finissant, se dessinait le symbole que j’avais planté là, ce signe chrétien. Le crépuscule dissimula la pauvreté de ma croix, tandis que le fond rougeâtre de sa lueur accentuait sa lugubre éloquence.
     Cette croix n’avait bien sûr aucune justification logique. Je ne croyais pas en Dieu, et l’enfant enterré là-dessous n’était d’aucune religion. Mais ce n’était pas non plus seulement un tribut sentimental payé à une tradition remontant à ma lointaine enfance. La raison principale pour laquelle moi, un athée convaincu, j’avais érigé ce symbole religieux au-dessus de la tombe de l’enfant sans nom, c’était sans doute autre chose.
     Je me trouvais encore sous l’influence de la réflexion sur l’opposition entre la Vie et la matière inerte, Morte, et je ne voulais pas voir le chaos froid des glaces et des montagnes engloutir aussitôt et dissoudre en leur sein les restes de ce petit être humain. C’est pourquoi, vraisemblablement, obéissant à l’antique penchant de l’Être Pensant pour l’affirmation de la vie, même après la mort, j’avais, sans presque en être pleinement conscient, placé ce signe sur la tombe du défunt. Ce signe était tout simple et bien primitif, mais il apparaissait comme le symbole d’une forme géométrique étrangère au Chaos, ce dernier lui étant hostile. Cette vision était probablement à l’origine de l’érection de monuments funéraires tels que les obélisques et les pyramides de toutes sortes, et de ces mêmes croix.
     Un sentiment de vénération s’empara soudain de moi, comme celui d’un croyant entrant dans une église. Les pensées concernant la nourriture, le repos et le réchauffement disparurent. J’étais sans doute dans cet état d’élévation, d’extase émue que connaissent seuls les croyants authentiques. Sous son action, je dénouai les cordons des oreillettes de ma chapka de bagnard et restai tête nue. Le gel me serra aussitôt dans ses tenailles chauffées à blanc et me brûla douloureusement les oreilles, la réalité demeurait la réalité. Je remis mon bonnet, fis tomber de mon caban quelques glaçons ronds semblables à des grêlons et, ramassant mon outil, me mis à descendre dans la vallée.
     Dans les bas-fonds de la vie, les gens ne pleurent pas davantage, mais au contraire bien plus rarement que d’habitude. La possibilité d’épancher ainsi son chagrin est plutôt le lot des gens heureux, pour qui cette peine n’est qu’un épisode de leur vie, et non son contenu permanent. D’ailleurs, les petits glaçons sur ma poitrine, sur mon caban, n’étaient nullement des larmes d’affliction. Par leur chaleur et leur tendresse, mes sentiments pour l’enfant enterré rappelaient plutôt ceux que font venir les illuminations spirituelles, telles que, par exemple, la conception des hautes œuvres d’art. Et, dans ce cas, la miséricorde qu’avait représentée la mort était trop évidente pour regretter en plus la vie qui ne s’était pas maintenue.
     Je n’éprouvais pas d’affliction, mais une douce, une lumineuse tristesse. Et encore un autre sentiment élevé, qui tenait sans doute d’un sentiment de reconnaissance. Reconnaissance envers l’enfant mort, pour m’avoir fait me ressouvenir de la Vie, et, en quelque sorte, de son affirmation dans la mort elle-même.
     Le jeu de la lumière dans le ciel s’obscurcissant se fit moins net et plus lointain tandis que j’approchais de l’hôpital du camp. L’infirmier Mitine déblayait la neige du chemin ; en me voyant, il s’étonna :
     « Qu’est-ce que tu fabriquais, au cimetière ? Tu bronzais, ou quoi ?… »
     La question était sensée, et je fus gêné, ne sachant que répondre. Mais l’ancien juge d’instruction, se souvenant de quelque chose, fit un large sourire :
     « Oh, mais j’oubliais que tu as un copain garde… »
     Il me fit un clin d’œil de conspirateur et me tapa sur le ventre. Fidèle à sa façon de penser, Mitine imaginait que j’avais ripaillé à l’entrepôt de poissons, où je connaissais en effet quelqu’un, et je trimballais sous mon caban un saumon volé. C’était une explication parfaite, à laquelle je n’avais pas songé. Mes pensées étaient encore lointaines. Redevenant sérieux, l’infirmier me dit :
     « Ne passe pas tout seul au poste de contrôle. Pour choi-même y est fourré. Il te fouillerait sans doute. Reste près de nos gars, ils auront bientôt fini de déblayer la zone, franchis alors le portail avec eux tous. Ce sera plus sûr… »
     Je remerciai Mitine pour ce conseil avisé et me traînai vers le camp d’où l’on entendait les voix des gens au travail. Dans ces voix résonnaient la grossièreté, la rudesse, la bassesse des idées et des sentiments.

     1966

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Notes

  1. L’instrument du réveil est ici assimilé à la maladie fort redoutée au Goulag, par manque de vitamines. À noter que le bout de rail semble être classique dans ces camps : voir par exemple le début de la célèbre nouvelle de Soljénitsyne :
    https://static.mediapart.fr/files/2021/11/09/une-journe-e-divan-denissovitch.pdf. Michel Delarche qu’on le trouve aussi chez les poètes du Goulag, tel Vadim Delaunay.
  2. Le dniévalny, responsable de la baraque (Jacques Rossi, Manuel du Goulag).
  3. Je rends par des italiques la particularité du passage, dans lequel les lettres sont plus espacées que d’ordinaire. C’est une astuce typographique russe, très présente par exemple dans L’Archipel du Goulag. Idem par la suite. Les italiques seront aussi utilisées parfois pour remplacer les guillemets du texte russe.
  4. Le terme russe signifie : détenu dans un camp. J’emploierai à la place « prisonnier ».
  5. Formation des équipes de travail, le matin, suivie de leur départ : elles quittent le camp pour aller abattre des arbres, travailler sur les gisements, pêcher le poisson, etc.
  6. On recompte souvent les zeks… Rappel : ce dernier terme est l’abréviation du terme russe signifiant détenu.
  7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Dalstro%C3%AF 
  8. Ici, l’espace avant l’enceinte du camp, comprenant barbelés et miradors.
  9. Dicton chrétien, relevant plutôt du mois de décembre, lié à la Saint Spyridon, et évoquant l’allongement des jours à venir, tandis que le froid s’intensifie.
  10. « Dans un camp, employé chargé de la répartition de la main d’œuvre détenue. Il a l’occasion d’en tirer de multiples profits. Les répartiteurs sont souvent des détenus, mais jamais des politiques. » (Jacques Rossi, op. cit.)
  11. Nom peut-être fictif, en tout cas, je n’ai rien trouvé à ce sujet.
  12. Du nom de Nikolaï Iéjov, le « nain sanglant ». Les mesures prises par ce sinistre personnage furent au cœur de la Grande Terreur stalinienne :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikola%C3%AF_Iejov
  13. C’est-à-dire des condamnés politiques, relevant en général de l’article 58 et de ses nombreux alinéas.
  14. https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9l%C3%A8ze_de_Dahurie
  15. Même en argot, le terme russe a plusieurs sens, je ne garantis rien !
  16. Rebaptisée Kirov en l’honneur de celui-ci, en 1934. Le kolkhoze avait donc été fondé avant, à moins que l’auteur ne fasse exprès de lui donner son ancien nom.
  17. Bouillie de céréales. À signaler que le terme de dystrophie, rencontré juste avant, est un substitut officiel pour celui de famine. Il fut massivement utilisé par les autorités soviétiques pendant le siège de Leningrad (signalé par Sarah Gruszka dans son livre sur le siège en question). Varlam Chalamov signale aussi (Récits de la Kolyma pages 1391 et 1392) l’emploi de ce terme, en précisant qu’il « était interdit aux médecins de prononcer et d’écrire le mot faim. »
  18. Les détenus de la baraque ne sont pas des truands. J’interprète, le passage évoquant de paisibles bêtes à cornes.
  19. Donné sans garantie.
  20. Ou pergélisol, en anglais permafrost : couche gelée en permanence, justement menacée à l’heure actuelle par le réchauffement climatique…
  21. En mars, en Russie, c’est déjà le printemps, sans même attendre l’équinoxe, mais nous sommes au Nord de la Kolyma, pas très loin du cercle polaire…
  22. Il y en a toujours, associés à l’économie du camp, certains anciens prisonniers ayant fait leur temps.
  23. « Archives où l’on garde les dossiers des détenus décédés. Chaque dossier contient le certificat de décès spécifiant les causes de la mort » (Jacques Rossi, op. cit.) La section spéciale tient à jour les dossiers de tous les prisonniers du camp, ceux des vivants comme ceux des morts.
  24. Façon imagée de décrire la prise des empreintes digitales – qui existe aussi en français.
  25. https://fr.wikipedia.org/wiki/Dosse_(bois)
  26. Rappel : l’acronyme GOULAG signifie : Direction principale des camps.
  27. Voir la note 8.
  28. Voir la note 22.
  29. Condamnés politiques. Voir la note 13.
  30. Fête de son Saint protecteur. Jour important, dans la tradition orthodoxe.
  31. Revoir les notes 23 et 24.
  32. Le terme russe est toufta, travail fictif, ce que les traducteurs de L’Archipel du Goulag ont rendu par «truffe ». Dans son ouvrage, Jacques Rossi lui consacre près d’une page. D’après lui, « ce terme apparaît pour la première fois dans le langage des criminels endurcis du camp des Solovki des années 20. » Dix ans plus tard, le mot est passé dans la langue commune. On peut voir un ancêtre de la toufta dans les villages aussi modèles que fictifs que le prince Potiomkine installait pour les visites de l’impératrice Catherine II… Signalons encore ce dicton, à propos du Biélomorkanal, encore trouvé chez J. Rossi : « Sans toufta et sans dynamite, il n’y aurait pas de canal ! »
  33. Le terme russe est zastrouga : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sastruga
  34. Je parle de fleuve, car il semble se jeter dans l’Océan glacial arctique. Mais je n’ai rien trouvé à ce sujet.
  35. Il s’agit en fait de l’Océan glacial arctique, mais le russe utilise le terme général de mer, sauf dans les études géographiques ou techniques. J’emploierai aussi le terme générique de « mer ».
  36. Entrepôt du camp où l’on peut parfois se procurer certains articles.
  37. On n’a que l’embarras du choix :
    https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avoir-raison-avec/robespierre-l-incarnation-de-la-vertu-4701375
    https://revolution-francaise.net/2018/12/31/721-la-vertu-dans-le-lexique-de-robespierre-evidences-lexicologiques-et-https://www.persee.fr/doc/arcpa_0000-0000_1962_num_84_1_34787_t1_0330_0000_5#:~:text=Si%20le% 
  38. Demidov évoque sans doute ici la fontanelle du bébé…
  39. Le texte russe n’est pas aussi précis, il se compose en partie d’onomatopées. Ces formules sont typiques des esprits superstitieux très fréquents en Russie autrefois… et encore de nos jours. Voir par exemple à ce sujet le roman Un démon mesquin :
    https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/130823/un-demon-mesquin-fiodor-sologoub-le-texte-integral
  40. Rappelons que Demidov n’a quasiment pas connu sa fille enfant, voir le billet Souvenirs sur mon père.
  41. L’article 58-9 du Code pénal de la Russie soviétique punissait le « sabotage ». Ledit sabotage contre-révolutionnaire était une notion étirable à l’infini, du bétail trop bien gardé au buste de Staline un chouïa mal exécuté.
  42. Dystrophie de stade trois. Il s’agit en fait de dénutrition. 
  43. Comprendre qu’il est mort sans avoir fait son temps…
  44. Ces considérations, ainsi que celles qui suivent, ou les descriptions de la lutte entre le gel et l’océan, sont dans le texte au présent. Je les garde parfois à l’imparfait.
  45. Voir la note 23.
  46. La judéité était considérée comme une nationalité en URSS, et c’est toujours le cas en Russie.
  47. Quartier d’Odessa.
  48. Le bureau de l’officier de sécurité (J. Rossi, op. cit., p 37)
  49. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pinus_pumila
  50. https://www.hamletultimetraduction.fr/hamlet-acte5-scene1
  51. Le sigle du texte indique que lesdites bottes proviennent de l’usine spécialisée de Tchéliabinsk.

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Répertoire général des traductions de ce blog :

https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/280418/deuxieme-repertoire

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