
A l'instar des employés de justice et enquêteurs qui évoluent à partir d'indices pour reconstituer un système, j'ai appréhendé l'identité d'une société par l'observation des détails révélateurs de l'ensemble de son fonctionnement. En étudiant les pizzini, le mécanisme de la parole sicilenne s'est révélé. Une parole qui suggère plutôt qu'elle ne dit. Que cela soit dans la syntaxe des pizzini qui s’efforce de conserver intact le secret, ou dans le mode d'expression de ses habitants, la Sicile s'exprime en signes. Et tout l'art d'y (sur)vivre réside dans l’interprétation de son langage subtil.
La prise de connaissance de l'histoire, de mécanismes de communication et des réflexes ancestraux de la Sicile sont donc essentiels à la compréhension d'une société qui a vu naître le crime organisé.
Voici le récit chronologique d'une enquête personnelle.
Mardi 17 Novembre 2009 - La capture de Provenzano
Il est tard. J'erre sur la page actualité de google et au hasard des clics je tombe sur un article qui conçerne la mafia sicilienne:
Domenico Racuglia, présumé n°2 de Cosa Nostra en cavale depuis 1993 a été arrêté ce dimanche 15 novembre, en début de soirée, dans un appartement de la région de Trapani.
Ce dimanche 15 novembre, en début de soirée, alors que j'écoutais Parla più piano dans mon appartement parisien, une opération anti-mafia allait triompher à Trapani quelques heures plus tard...
L'article raconte que cet après-midi là, Racuglia, recherché depuis 15 ans , avait allumé la télé et que les rayonnements de l'écran avaient alerté les policiers en planque dans un appartement en face du sien. La télévision l'avait trahi. Non pas le son, mais la luminosité de l'écran.
Cette synchronicité entre le fil de ma pensée et la bataille qui se déroule sur l'île m'émeut presque. Comme si j'avais été le témoin inconscient et absent d'un événement clef dans la lutte anti-mafia par le simple fait d'avoir écouté l'air de Nino Rota. Comme si la Sicile elle-même avait soufflée à mon oreille cette musique familière et mélancolique, suppliant mes pensées de converger vers elle.
En retraçant l'enchaînement des arrestations de mafiosi sur la période des cinq dernières années, je découvre une histoire qui m'était inconnue. Celle de Bernardo Provenzano, célèbre boss mafieux arrêté dans sa cachette à la suite d'une longue investigation.

11 Avril 2006. La Sicile, région de Trapani. La route qui mène vers Corléone, les étendues de blés blonds. Au milieu, une bergerie. A l'intérieur, un vieux monsieur qui tape sur sa machine. A sa droite, des petits rouleaux de papier, les pizzini, à sa gauche des lettres fraîchement écrites. Sur sa table incarnant le bureau général de l'organisation, la machine à écrire est entourée d'une Bible annotée de commentaires et d'un dictionnaire. Bernardo Provenzano, 73, chef suprême de cosa nostra se cache. Il vit reclut dans sa bergerie et ne reçoit que de rares visites. Son seul moyen de communiquer avec l’extérieur sont des morceaux de papier. Soigneusement pliés et entourés d'un papier collant, ils reposent sagement dans une boîte en bois dans l'attente d'être confiés au fidèle postier qui les disséminera sur l'île. Voilà ce qu'ont découvert les policiers lorsqu'ils ont pénétré la cachette du boss.
Cette romanesque description du vieux monsieur rédigeant ses commandements seul à sa table dépasse la fiction. Comment est-il possible qu'au vingt et unième siècle, ère de la communication, le chef d'une puissante et tentaculaire organisation criminelle ait eu recours à une méthode aussi archaïque que le pizzino ? Une vidéo de la capture dénichée sur youtube confirme le récit journalistique.
Les images de la capture du boss
Une quinzaine de policiers, tous cagoulés de peur d'être reconnus, entourent un vieux monsieur assis sur sa chaise. Bernardo Provenzano, mutique et impassible, observe les inconnus qui fouillent son intimité. La caméra balaie la pièce. Un tableau représentant la cène agrémenté d'effigies de saints orne l'un des murs. En haut d'une étagère sont pliés des couvertures chaudes pour l'hiver, et sur la table à manger se trouvent un bol de ricotta fraîche et de la chicorée sauvage. La gazinière est tâchée d'une sauce tomate tout juste préparée. Ce détail m'évoque mon grand-père. Leurs modes de vie rudimentaires se ressemblent, à la différence que mon grand-père est resté analphabète toute sa vie alors que Provenzano a fini par maîtriser l'écriture; si bien qu'elle est devenue son principal instrument de commandement, et sa raison de continuer à exercer son devoir malgré la clandestinité. En témoignent le dictionnaire et les deux machines à écrire, deuxième trophée des enquêteurs.
Les images ne mentent pas. Le parrain tout puissant vivait comme un ermite et les pizzini étaient sa voix. Une voix cachetée, secrète, que l'on se passe de mains en mains, avant d'en révéler le cri. Une voix dont les répercussions tragiques se feraient entendre dans le monde entier.
Suite de l'enquête
Partie 2: Cosa nostra, le royaume des discours incomplets
Partie 3: L'étrange insularité de l'âme, rencontre avec Jean-Yves Frétigné et Marcelle Padovani
Partie 4: Décryptage du code Provenzano
https://blogs.mediapart.fr/maadifalco/blog/060216/il-messaggio-del-silenzio-45-le-code-provenzano
Partie 5: "Un peuple qui paye le pizzo n'est pas un peuple libre"