Mercredi soir, de retour du boulot, les chaussures encore trempées par la pluie, je suis dans mon salon avec le chat, mon coloc et quelques potes. Nous buvons des bières en écoutant tranquillement la pluie tomber sur les tuiles du Vieux-Nice, et, reprenant une tradition millénaire, nous refaisons le monde, la bouche au goulot et le cendrier plein, moquant les puissants et posant les bases d’un monde moins absurde.
Un peu plus tard, à la pizzéria en bas de chez moi où je suis venu chercher ma chèvre-miel, le Monarque parle dans la télé posée non loin du four. « Qu’est-ce qu’il raconte, l’abruti ? –Je sais pô, j’ôcoute pas », me répond mon pizziaolo avec son accent slave, en haussant les épaules d’un air las.
Et de retour chez moi, je cherche les compte-rendu. Je lis : « on n’ira plus chez des amis faire la fête » Je me frotte les yeux. Pardon ?
Je lis : « toutes les fêtes privées – comme les mariages ou les soirées étudiantes – qui se tiennent dans des salles des fêtes, dans des salles polyvalentes ou tout autre établissement recevant du public seront interdites » Je le lis, et je n’arrive pas à le croire.
Saisi d’un vertige, je continue à lire : « Il faut qu’on réussisse à réduire nos contacts inutiles, nos contacts les plus festifs », prohiber « les party, les anniversaires, les moments de convivialité où on se retrouve à 50 et 60, les soirées festives ». Je… Bon, déjà, qui dit encore « party » ? Sans doute les mêmes vestiges balladuriens qui accrochent leurs « pardessus » à la « patère ». Et ensuite : est-ce que ce monde est sérieux, comme dirait l’autre ?
Et, enfin, la conclusion logique de cette nausée : « Nous allons continuer à travailler, notre économie en a besoin, nous en avons besoin »
Ah bah parce que oui, quand même, il ne faudrait pas oublier d’aller bosser, les potes du président ont besoin de leurs dividendes et ce serait dommage de gâcher leur noël avec nos délires d’amish décroissant adeptes de la lampe à huile.
Or donc, il est désormais formellement déconseillé, à défaut de pouvoir l’interdire, d’être à plus de six dans un appartement, six parce que pourquoi pas, Zeist, c’est un chiffre qu’ils ont dû trouver au pif en piochant une boule dans un chapeau. Et si vous avez eu des septuplés, prière d’en déposer un au commissariat le plus proche. Quant aux 17 nuisibles qui siègent au gouvernement, ils ne sont a priori pas concernés et pourront tranquillement continuer à se rassembler pour édicter leurs conneries.
Autant le préciser, je ne suis ni-pro ni-anti-masque, ni « alarmiste » ni « rassuriste », et j’émets quelques doutes sur le fait qu’il puisse exister une cabale mondiale de pédophiles adorateurs de Satan qui contrôlent les politiciens, les médias et Hollywood et qui serait en guerre contre Donald Trump, parce que quand-même, c’est gros.
De même, je suis intimement persuadé qu’il existe une large ligne de crête entre la goguenarde insouciance bourgeoise de Nicolas Bedos et les discours paranoïdes-sécuritaires à la « travaille consomme crève » des éditorialistes à écharpe.
Et sur cette ligne de crête, il y a cette chose qu’on appelle le bon sens, l’esprit collectif, la responsabilité individuelle.
Comme l’a écrit pour notre mensuel Mouais mon amie Julie, psychologue auprès de l’ARS, en constatant l’explosion de la souffrance psychique : « Emmanuel, quand tu gères le réel du COVID en nous maintenant sous pression, quand tu persévères à nous infantiliser et à nous prendre pour des cons, quand on est soumis de quinzaines en quinzaines à des décisions qui tombent, sans vraies explications, sans fondements (oui on en parle de la létalité factuelle), quand on soumet l’autre à la hiérarchie du plus fort, on attise le trauma et on joue avec le feu. On persiste à ne pas donner de sens, ce qui pourtant est une clé de la guérison […] et à ce petit jeu au final, Manu, on ne peut que perdre. »
Parce qu'ils vont finir par tous nous rendre fous.
Elle conclut ainsi son billet en forme de réaction épouvantée aux nouvelles mesures annoncées « Vous êtes en train de créer une nation de fantômes, qui n’auront plus qu’un plaisir : celui de vous hanter. »
Une nation de fantômes, c’est ça. De zombies sans joie uniquement occupé à faire des allers-retours entre leur travail et leur cage à lapin, sans amis, sans famille, sans apéros, sans ce cérémonial venu du fond des temps, mentionné au début de ce papier, et consistant à se retrouver en terrasse, au comptoir, au salon, pour relâcher la pression, échanger des blagues, commenter l’actualité, faire et écouter de la musique, nous câliner, nous aimer : c’est-à-dire, faire société. Il s’agit là, dans ces agoras quotidiennes improvisées, du fondement même du politique, au sens fort du terme. Fondement que ce pouvoir, depuis son avènement, s’échine à brimer, briser, déstructurer, atomiser.
Et la fête, également, fait partie de ce politique. Il s’agit d’un rituel vital pour nos sociétés. Dans l’ivresse des corps et des mots, et même sans alcool (il parait que dans ces cas-là la fête est plus folle, même si bon), la culture populaire, vivante, bruissante, solidaire, ingouvernable, se fait entendre.
Ingouvernable… Sans doute qu’il est là, le problème. La fête n’est jamais finie, et les gouvernements le savent. Cependant, cela fait des siècles qu’ils s’échinent à vouloir la contrôler.
Ainsi, dans l’Islande médiévale, les autorités locales décidèrent de s’efforcer d’interdire les bals, trop rares moments d’amusement dans les tristes vies des islandais d’alors, mais jugés trop licencieux –trop subversifs-, allant jusqu’à finir par déclarer purement et simplement illégale… la danse elle-même. Mais attention : selon la légende, Jon Magnusson, l’homme à l’origine de l’interdiction du plus grand bal populaire du pays, connut ensuite une succession de mauvaises fortunes, échappant de peu à la flagellation et à l’exécution, avant de terminer sa sordide existence dans la solitude et le dénuement le plus extrême. Comme le souligne Alda Sigundsdorttir, qui rapporte cette histoire, le bruit courut alors qu’il avait été maudit pour avoir « contrarié les elfes [le peuple caché] qui avaient l’habitude de prendre part aux festivités […] Les elfes avaient pris position aux côtés du prolétariat contre les élites dirigeantes. »
Puisse le « peuple caché » se réveiller à nouveau. Inutile de dire que je ne compte pas une seule seconde respecter des mesures aussi stupides. Et qu’avec nos copaines, nous continuerons à faire la fête envers et contre tout. Et nous ne serons pas les seuls : dans le cadre d’un film documentaire à venir, nous avons arpenté diverses villes, et je peux témoigner que, de l’assemblée de la Plaine à Marseille aux squatteurs italiens en passant par les amoureux de la rue à Nice, la fête n’est pas prête de s’arrêter.
Pas pour provoquer, pour faire les rebelles à deux balles, les égoïstes insouciants. Mais parce que nous en avons besoin. Promis, on fera attention.
Et vous, les gouvernants, vous allez vous débrouiller pour qu’on puisse le faire sans se mettre en danger. C’est votre boulot. Créez un salaire à vie afin qu’on ne soit plus obligé d’aller se contaminer pour des boulots ennuyeux, réquisitionnez des bâtiments pour y mettre des lits de réanimation, recrutez massivement du personnel de santé, augmentez-les, sauvez nos hôpitaux, nos services publics, et laissez-nous chanter.
T’as pas tort, Manu. Il existe « énormément de raisons d’espérer si on est lucides, collectifs, unis ». Tout le contraire de ce que tu es.
« Plus de bruit, c’est la ronde de nuit », chantait la Mano Negra. De Lille à Rouen, rendez-nous nos nuits blanches !
Salutations libertaires,
M.D.
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