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Billet de blog 3 mars 2020

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LPPR: Quand l’idéologie empêche les scientifiques de raisonner en scientifiques

La politique de libéralisation de la recherche à l’œuvre depuis si longtemps, et qui risque fort de se renforcer encore avec la LPPR, s’inscrit, en toute cohérence, dans le cadre plus général de la libéralisation du service public. Une caractéristique de cette politique est la notion de mise en concurrence, dans une logique « darwinienne ». Cette politique n’est absolument pas efficace.

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Dans un texte précédent, nous évoquions une des raisons de la colère d’une partie très importante des personnels de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (ESR) dans le cadre de la Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR) à venir. Mais il est possible qu’il y ait aussi une autre raison à cette colère, plus profonde et plus inquiétante, car elle concerne un sujet essentiel qui est celui de la place que les sociétés actuelles accordent, ou souhaitent accorder, à la science, et au comportement dangereux de certains scientifiques à ce sujet.

Les liens entre science et société sont évidents, sans doute même n’ont-ils jamais été aussi forts qu’aujourd’hui. Conscient de cette réalité, notre pays s’est doté d’une Stratégie Nationale de Culture Scientifique, Technique et Industrielle (SNCSTI), auquel il consacre chaque année 250 millions d’euros. Comme on peut le lire sur le site du Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, « La SNCSTI se fonde sur les priorités de l’État. Parmi celles-ci, quatre thématiques transversales ont été retenues comme prioritaires », parmi lesquelles se trouve l’histoire des sciences et des techniques et l’égalité femmes-hommes. L’ambition de la SNCSTI est « d’éclairer les citoyen(ne)s et leur donner les moyens de renforcer leur curiosité, leur ouverture d’esprit, leur esprit critique, et de lutter contre le prêt-à-penser, grâce aux acquis de la science et au partage de la démarche scientifique. » Une de ses cinq orientations stratégiques est le « débat démocratique et l’appui aux politiques publiques », pour répondre à l’un des quatre enjeux de la SNCSTI qui est « d’éclairer le débat public et les choix politiques ». La LPPR entrant dans le cadre de la politique publique, puisque notre ministère recommande dans le cadre de cette SNCSTI d’éclairer le débat et les choix politiques en faisant preuve d’esprit critique et en luttant contre le prêt-à-penser, regardons ce que font en la matière nos collègues scientifiques zélateurs de la LPPR et qui œuvrent au ministère même ou dans ses dépendances.

Il y a une vingtaine d’années, la France était la 5ème puissance mondiale en recherche, le CNRS le premier organisme de recherche pluridisciplinaire du monde, envié et reconnu partout. Malgré cette réalité, tous les gouvernements d’obédience néolibérale qui se sont succédés depuis ont considéré que le système de recherche français n’était pas adapté à la compétition internationale. Ils ont tous contribué à le transformer en profondeur, en le libéralisant de plus en plus, pour qu’il soit plus performant. Résultat, la recherche française n’a cessé depuis de reculer dans tous les classements mondiaux, a quitté le peloton des 5 de tête depuis longtemps, et le CNRS n’a jamais été aussi fragilisé. Il s’agit là d’une illustration parfaite de ce que disait Marx (Groucho) à propos de la politique : « La politique est l’art de chercher des ennuis, de les trouver, d’en donner un diagnostic erroné, puis d’appliquer les mauvais remèdes. » Pas un chercheur au monde ne s’entêterait à poursuivre une expérience menée sur 20 ans et qui aurait montré son inefficacité avec une telle évidence. Pas un chercheur sauf ceux qui contribuent à définir la politique de recherche en France depuis 20 ans. Est-ce vraiment faire preuve d’esprit critique ?

Une caractéristique de cette politique est la notion de mise en concurrence, dans une logique « darwinienne ». Or, il y a d’innombrables études scientifiques sur le sujet qui montrent que cette politique n’est absolument pas efficace (voir par exemple ici, ici, ou ici). Pourtant, cette politique n’est jamais remise en question, au contraire, elle ne cesse de se renforcer contre toute évidence et toute rationalité. Nous sommes vraiment loin de la mise en œuvre de l’esprit critique, et la lutte contre le prêt-à-penser, grâce aux acquis de la science.

La question de l’égalité femmes-hommes est une des quatre thématiques transversales fondées sur les priorités de l’État. Mais qui peut croire sérieusement qu’un système concurrentiel et inégalitaire n’aboutira pas inéluctablement à un renforcement de ces inégalités ? Malgré cette évidence, l’inégalité continue à être érigée en vertu cardinale et réduira inéluctablement à néant toutes les actions volontaristes entreprises pour combattre le fléau des inégalités femmes-hommes.

Quant à l’histoire des sciences, elle a été singulièrement malmenée par A. Petit, PDG du CNRS, souhaitant que la LPPR soit une loi « inégalitaire » et « darwinienne » et, peut-être pire encore, par la justification qu’il a donnée de cette « provocation » dans sa tribune du Monde le 18 décembre dernier, rejetant le terme de darwinisme social que cette vision traduit et considérant que ceux qui lui en faisaient le reproche étaient des « esprits savants » qui avaient ainsi opéré un « glissement sémantique ». Lorsque l’on transpose les principes du darwinisme à des facteurs sociaux, comme une loi, cela s’appelle bel et bien du darwinisme social. Et quand on exprime très clairement l’idée qu’une inégalité serait de nature à encourager les plus performants, il s’agit là aussi, d’un fondement du darwinisme social. Les mots ont un sens, et il n’y a aucun glissement sémantique. La SNCSTI a bien eu raison d’inscrire l’histoire des sciences et des techniques dans ses thématiques transversales fondées sur les priorités de l’Etat, car il y a visiblement de graves lacunes même parmi des scientifiques aux responsabilités importantes.

Enfin, dans la question de la place de la science dans la société, il est un point essentiel qui est celui de l’intégrité de la recherche. A l’heure où tant de sujets sociétaux sont en prise directe avec les connaissances scientifiques, il est plus important que jamais que, dans le dialogue entre science et société, les citoyens puissent s’appuyer sur une recherche aussi irréprochable que possible. Or il est largement démontré que le système de recherche inégalitaire et outrageusement concurrentiel qui prévaut partout dans le monde est structurellement générateur d’un niveau de comportements éthiquement inacceptables, totalement incompatible avec le rôle que la science doit jouer dans le monde d’aujourd’hui (voir par exemple ici ou ).

Cette politique de libéralisation de la recherche à l’œuvre depuis si longtemps, et qui risque fort de se renforcer encore avec la LPPR, s’inscrit, en toute cohérence, dans le cadre plus général de la libéralisation du service public. Et celle-ci est la conséquence directe de l’application de la doxa néolibérale s’appuyant sur la croyance que l’indépassable moteur d’un fonctionnement optimal de l’économie est la loi du marché et son corollaire qui est la mise en concurrence à toutes les échelles (des individus, des entreprises, des pays …). Or il s’agit là d’une pure idéologie, d’un dogme sans aucun fondement rationnel, bref, un exemple archétypal du « prêt-à-penser » contre lequel la SNCSTI soutenue par notre ministère nous demande de lutter.

Ainsi, comme l’illustrent ces quelques exemples, les scientifiques qui contribuent depuis une vingtaine d’années à définir la politique de l’ESR en France dans un cadre néolibéral, le font en tournant le dos à tous les principes qui définissent la science, et en contradiction complète avec plusieurs points de la SNCSTI, dans une schizophrénie totale. En sacrifiant ainsi notamment les principes d’objectivité et de rationalité à l’autel d’une idéologie, aux yeux de nombre de leurs collègues et de citoyens, ils sapent profondément les valeurs que la science, et les scientifiques, devraient porter, et la discréditent dangereusement. C’est aussi pour cela que tant de personnels de l’ESR sont en colère, parce que des scientifiques ne se comportent pas en scientifiques pour établir la politique de l’ESR et remettent ainsi profondément en cause le rôle que la science peut jouer dans la société. Au nom de la LPPR, ils se posent en médecin de l’ESR en France. Mais à cause de leur obscurantisme idéologique, ils pourraient pourtant bien en être les fossoyeurs.

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