Introduction
La France Insoumise a réussi son pari : rassembler sous une bannière commune les partis réformistes communément admis de « gauche ». Les guillemets sont importants puisqu’ils seront, en quelque sorte, le questionnement de cet article. Qu’est-ce qu'un projet de « gauche » ? Cette question peut sembler anodine ou sans importance pour certain.e.s. Pourtant, elle relève d’une importance capitale. La conception d’une grille de lecture du monde social est fondamentale. Nous ne pouvons le penser et agir sur celui-ci sans un système d’idées, sans un système de représentation, autrement dit, sans philosophies politiques nous permettant d’interpréter la diversité des rapports sociaux.
Raisonner sur un projet cohérent de gauche nous permet de prendre de la distance sur la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES). La réunification de partis politiques aussi divers dans leur grille de lecture du monde social est un pari risqué, pour éviter de dire vouée à l’échec, et prend le risque de déconsidérer toute la gauche réformiste. Ma prudence à l’égard de ce nouveau mouvement repose notamment sur l’intégration du Parti Socialiste, une formation anti-ouvrière et anti-écologiste, partenaire consciencieux du pouvoir capitaliste qui pendant 5 ans durant, a massacré socialement la classe ouvrière. Si nous savions depuis longtemps que le PS est la fraction modérée de la droite, son mandat à montré qu’il était plus que ça. L’investiture de l’ancien macronien Cédric Villani ou du député PS homophobe Jérôme Lambert, pro manif pour tous et pour qui « La filiation, c'est mâle et femelle ». Je pourrais également citer Europe Ecologie Les Verts pour la grande sympathie de Yannick Jadot à l’égard du patronat, de la libre entreprise et de l’économie de marché, refusant de se dire de « gauche » ou de « droite » à l’instar de Macron, proposant une écologie adaptée au libéralisme économique et défendant « un capitalisme européen » à l’université du MEDEF.
Bref, ce billet n’est pas une critique du mouvement NUPES. Il tente seulement de fournir une réponse à la question suivante : qu’est-ce qu’un projet social et politique révolutionnaire de gauche ? Ce billet est une simple tentative de définition personnelle de ce projet. Il ne donne pas de réponse formelle, mais propose simplement des orientations. C'est pourquoi, il reste ouvert à la discussion.
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1. Une tentative de définition
En tant que communiste révolutionnaire - c’est un pléonasme devenu presque indispensable pour se démarquer du « communisme » de Roussel qui se trouve être un programme réformiste, pro-état et anti-internationaliste -, je pourrais prendre une définition assez simple et usuelle dans le monde trotskyste, voire anarchiste, qui consisterait à définir la gauche comme « tout projet politique et social poursuivant la finalité de s'émanciper de l’emprise du capitalisme ». Cependant, j’oppose à cette définition une objection importante : son caractère restrictif qui ne prend pas en compte la pluralité des modes d’exploitation et d’oppression qui traversent nos sociétés contemporaines. Ainsi, je vais tenter d’en donner une pleine définition, mais plus encore, d’en comprendre les conséquences concrètes. Je construis celle-ci à partir de 3 enjeux politiques - le paradigme serait donc triangulaire - qui devraient, à mon sens, structurer la pensée de gauche.
Je propose la définition suivante : « La gauche est tout projet politique qui se donne pour fonction d’abolir l’ensemble des structures de domination, qui appréhende l'État comme un outil de coercition des classes dominées, et dont la transformation sociale ne peut reposer que sur les premiers concernés. ». Autrement dit, les trois enjeux socio-politiques reposent sur : le dépassement des rapports de domination ; la critique de l’Etat ; la conception de l'émancipation sociale par l’action des groupes dominés. Voyons en quoi ces trois propositions engendrent des effets théorico-pratiques conséquents.
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2. Émancipation et multidimensionnalité des rapports sociaux
Premier enjeu, un projet de gauche s’efforce de construire une critique sur la multidimensionnalité des rapports sociaux de domination (classe, race, genre, sexualité etc.). Si on considère un rapport social comme une structure transversale à toute la société, construisant des groupes sociaux antagonistes notamment par l’inégalité des ressources matérielles, économiques, sociales et symboliques octroyées à chacun, il est également en partie autonome d’un autre. Autrement dit, l’abolition d’une structure de domination n’en fait pas disparaître mécaniquement une autre, comme dans la pensée trotskiste où l’abolition du rapport capitaliste supprimerait le rapport social raciste et patriarcal. La multidimensionnalité des rapports sociaux n’est pas construite comme un château de cartes dont la base est le capitalisme - engendrant donc une forme de hiérarchie des domination -, et qui, par sa suppression, entraînerait tout l’édifice dans son écroulement (chute).
Cependant, s’il existe une certaine autonomie des structures de domination il ne faut pas non les envisager comme des entités qui n'ont aucun lien. Autrement dit, la multidimensionnalité des rapports sociaux ne doit pas se concevoir comme une simple accumulation - comme dans une certaine logique d’intersection - mais comme une restructuration des rapports sociaux à travers leur interaction (par exemple comment le rapport de classe et de race se restructurent dans leur rencontre pour former le capitaliste raciste).
Par exemple, la perspective matérialiste de la multidimensionnalité des rapports sociaux, nous permet d’analyser comment des logiques racistes traversent le classe ouvrière en engendrant d’autres antagonismes que la classe. Elle nous permet de sortir d’une lecture universaliste qui homogénéise - et donc invisibilise - des réalités sociales traversées par une pluralité de domination. Contrairement à une lecture de camarades trotskistes qui affirment que cette posture divisent la classe des travailleurs et des travailleuses, j’oppose une double objection : d’une part la classe ouvrière n’a pas attendu les théories sur l’intersection pour être divisé sous de multiples formes, d’autres part que c’est justement l’invisibilisation des logiques raciales, donc du vécu intime des individus racisés, qui divise la classe ouvrière. Prendre conscience du pouvoir destructeur du capitalisme raciste en tant qu’objet de division des travailleurs et des travailleuses, ne doit pas se réaliser par une invisibilisation de ses effets mais justement par sa reconnaissance.
Pour finir, un projet de gauche ne doit pas organiser de hiérarchie de jugement ou de valeur entre les rapports de domination. Si on peut émettre l’hypothèse que le capitalisme est une méta-structure, puisqu’elle recouvre un mode de production internationalisé qui construit la majorité des échanges dans nos sociétés, mais qui a également participé au développement d’autres formes de domination, comme le racisme, à travers les séquences esclavagistes et colonialistes qui sont des séquences historiques ayant une base économique, aucun classement ou ordre de grandeur ne doit conditionner les luttes. Plus concrètement, une mobilisation contre la réforme de l’assurance chômage ne doit pas recevoir plus de légitimité que les mobilisations contre les pratiques policières ou l’islamophobie d’Etat. Il n’y a donc pas de hiérarchie des luttes, au risque d’euphémiser certaines et de faire un classement des dignités humaines.
En conclusion de ce premier enjeu, la gauche est tout projet politique et social qui poursuit la finalité de résoudre les contradictions entre les groupes antagonistes, et qui porte l'espoir d’une société sans classe, sans discrimination, inclusive, où chaque individu et groupe social est l’égal de l’autre en termes de droits et de dignité humaine.
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3. La question de l’Etat
La question de l’Etat est conflictuelle car elle oppose depuis toujours le courant réformiste et révolutionnaire. De manière partiale, je reprends l’analyse marxiste qui considère que l’Etat est une structure sociale, politique et juridique qui organise « l'équilibre » de la société au profit des classes dominantes. Autrement dit, l’Etat est une forme politique nécessaire pour maintenir une organisation sociale basée sur la contradiction : le capital contre le travail ; la bourgeoisie contre le prolétariat ; les hommes contre les femmes et les minorités de genre etc.
On pourra m’objecter que l’Etat n’est pas qu’un instrument de domination pour la classe dominante, en témoignerait l’existence du droit du travail, de la sécurité sociale, d’un volontarisme pour lutter contre les discrimination etc. Cependant, deux choses sont à relever. D’une part, il faut contextualiser ces progrès sociaux qui ne sont jamais donnés par les classes possédantes, mais toujours le fruit de luttes sociales intenses que ce soient de la classe ouvrière, des femmes, des minorités, bref de tous les groupes dominés. Autrement dit, les droits obtenus ne sont jamais des acquis sociaux mais bien des conquis sociaux, comme le rappelait la batisseur du Régime Général de la Sécurité Sociale, le député communiste Ambroise Croizat.
D’autre part, si l’Etat doit être défini par les intérêts des classes dominantes, cette réalité n’est pas incompatible avec l’accomplissement d’une multitude d’activités socialement utiles. Par exemple, si la police est une institution qui, d’une part, a pour finalité de maintenir l’ordre social et l’intégrité de l’Etat, et d’autre part, une administration discriminante traversée par des logiques racistes, elle détient également des fonctions utiles dans la vie quotidienne des citoyens. Par ailleurs, de nombreuses actions impulsées par l’Etat, que ce soit l’éducation, la démocratie participative dans les villes, la diversité etc. sont souvent des activités qui lui sont profitables : besoin de main d'œuvre qualifiée, contrôle des processus participatifs et politiques, affaiblissement du droit antidiscriminatoire.
Appréhender l'État comme une institution froide, bureaucratique, conservatrice, capitaliste, traversée par des logiques de domination raciste, néocolonialiste, sexiste, hétérocentrisme, validiste est important pour éviter toute illusion et désenchantement. En effet, la prise de l’Etat, par exemple dans le contexte réformiste et électoral, doit prendre en considération cette détermination de l’Etat, et donc la difficulté - voire l’impossibilité ? - de transformer radicalement les structures de l’intérieur qui sont des construits historiques, politiques et idéologiques, dont des valeurs et principes traversent les institutions et sont incorporés par les agents de l’Etat eux-mêmes. Se méfier de l’Etat est donc une prérogative importante pour tout projet de gauche, d’autant plus que son universalisme engendre une invisibilisation des luttes des minorités, et que sa tradition jacobine et centraliste affaiblit les possibles contre-pouvoirs locaux et les féodalités qui constitue, dans ma définition, le troisième enjeu.
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4. L’autonomie politique et l’éducation populaire
Un projet de transformation sociale de gauche ne repose pas sur une vision aristocratique du pouvoir, avec un Etat tout-puissant, jacobin, qui va lui-même libérer les opprimés de leurs oppressions. Penser l'émancipation dans un projet de gauche engendre donc deux conséquences : l’autonomie politique et l’éducation populaire.
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a. L’autonomie politique
La domination étant un rapport social, l’émancipation des groupes dominés ne peut se développer qu’à partir du développement de leur pouvoir d’agir en vue de la destruction concrète et formelle du rapport social en question. Cette posture permet de retirer toute pensée misérabiliste envers les classes dominées et populaires. Elles ne sont des êtres aux actions insignifiantes et passives à la marche de l’histoire. Elles sont capables, au sein même de la relation de domination, de faire preuve de résistance, de subversivité, d’opposition. Ensuite, il faut suivre l'enseignement matérialiste et stratégique de Marx, pour qui l’émancipation ne peut être l'œuvre des dominés eux-mêmes. On trouve cette proposition dans sa fameuse phrase « L’émancipation de la classe ouvrière doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Autrement dit, l'émancipation ne peut provenir d’une source exogène, extérieure, dans une perspective paternaliste et néocoloniale. Elle est endogène. C’est aux premiers concernés de s’organiser pour résister, pour se transformer en sujet politique et gagner leurs droits et leur dignité à travers les luttes sociales.
Comme pour la multidimensionnalité des rapports sociaux, l’autonomie politique ne doit pas faire peur en raison qu’elle diviserait les travailleurs et les travailleuses. L’autonomie politique des groupes sociaux n’est ni un rejet des luttes communes lorsque les intérêts sont communs, ni un refus d’être soutenu - et non guidé - par des alliés de la cause, elle est une condition nécessaire pour que les alliances ne soient pas des subordinations.
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b. L’éducation populaire
Dans un deuxième temps, l’autonomie politique, parce qu’elle ne peut se concevoir sous des formes étatiques et coercitives, est complémentaire de pratiques indépendances, locales, collectives et populaires. Autrement dit, la pratique du politique et l’élaboration des processus d'émancipation demandent des procédures d’éducation politique. L’éducation populaire permet aux personnes dominées de s’organiser autour de conflits producteurs pour développer une compréhension critique du monde social. Elle cherche à transformer les individus et les groupes en sujets politiques pour agir concrètement à plusieurs niveaux, à l’échelon du local et national.
Comme je l’avais expliqué dans cet article, l’éducation populaire mobilise le vécu des individus dominés. Collectivement, par le témoignage de chacun, on met des mots sur des situations factuelles, sur des problèmes, des réalités vécues, et on nomme concrètement des adversaires. On travaille le politique à partir de choses simples, concrètes et existentielles, pour ensuite développer une critique plus soutenu des rapports de domination. C’est à partir de ces activités coopératives que s’élaborent des stratégies, des pratiques et des actions concrètes pour œuvrer à la transformation sociale.
5. Pour un projet de gauche révolutionnaire
Je suis convaincu qu’un projet politique et social de gauche, dans sa finalité, ne peut être moins ambitieux que cette proposition. Depuis quelques jours, je lis que la nouvelle coalition de gauche NUPES peut faire renaître les fondements de la gauche. Je vois qu’elle développe tant d’espoir pour certain.e.s. Or, je pense qu’il faut se garder de toute illusion pour plusieurs raisons. D’une part, la diversité des grilles de lectures en son sein, dont l’étendue part du parti bourgeois qu’est le Parti Socialiste jusqu’à la vision politique jacobine et paternaliste de la France insoumise. Si un réformisme soutenu peut amener de réelles régulations des structures économiques et sociales, il reste une force limitée, d’autant plus dans sa configuration actuelle. Présentant l'État comme le garant de l'intérêt général - mais l'intérêt de qui ? -, le réformisme est déficient pour abolir les rapports de domination. Protégeons-nous également de toute comparaison avec le Front Populaire de 1936, un parallèle d’autant plus absurde car il invisibilise la véritable force en présence à l'époque, la classe ouvrière. Ce sont bien les mobilisations ouvrières qui ont imposé le Front Populaire et qui ont permis les grandes conquis sociaux de l'époque, pas le gouvernement de Léon Blum.
Un projet de gauche se doit donc de respecter au moins ces trois enjeux sociaux que sont l’abolition des rapports de domination, la critique de l'État, la pratique de l’autonomie politique et de l'éducation populaire. Les moyens sont toujours à discuter.