Introduction
1. La politique de la ville, 40 ans d’échecs
2. Mobiliser les quartiers, une approche communautarienne ?
a. Les ressources positives du quartier
b. Une approche déjà mise en place
c. Une approche à abandonner ?
3. L’accès au conflit social
a. Conseils citoyens et démocratie locale, un leurre jacobin
b. Le tissu associatif pour développer le pouvoir d’agir des habitants ?
c. Construire l’autonomie de habitants ?
Conclusion
Introduction
Le quartier est recouvert de représentations négatives depuis les premières émeutes du début des années 80. Depuis 2005, un aspect identitaire est venu prolonger sa stigmatisation. Cet espace serait devenu le condenseur de la violence, de la délinquance, dont les pratiquants seraient essentiellement noirs et arabes, par conséquent issus de l’immigration africaine. Pourtant, le quartier est bien autre chose que cette simple image sombre et angoissante. Au sein de celui-ci, il y a des expressions culturelles locales diverses et variées, des liens sociaux et de solidarité particuliers, des ressources économiques, sociales, culturelles, et associatives singulières. La vision politique des quartiers doit évoluer d’une part en refusant le déni des problèmes qui surgit en son sein, telle que la délinquance qui est avant tout un problème social et non individuel, et d’autre part en refusant ce portrait réductionniste sombre et stéréotypé qui stigmatise l’ensemble de ses habitants. Ceci est indispensable car notre vision du quartier provoque immanquablement des effets politiques concrets. C'est pourquoi, sans dénier les problèmes qui se produisent dans les quartiers populaires, la politique de la ville doit s’appuyer sur les ressources du quartier, favoriser la mobilisation de ses habitants en développant leur capacité d’autonomie et de pouvoir d‘agir pour élaborer des propositions sur des réalités sociales qu’ils rencontrent et vivent au quotidien.
1. La politique de la ville, 40 ans d’échecs
Par ses institutions, la République Française prétend qu’elle vise l’universalisme. De ce fait, elle ne reconnait aucune communauté et ne reconnaît pas les stigmates particuliers qui pèsent sur les individus. Dans un premier temps, cette croyance en l’universalisme républicain relativise voire invisibilise les rapports de domination et d’inégalités que subissent les personnes racisées. D’autre part, il se trouve que depuis de nombreuses années, des chercheurs en sciences sociales, des élus et des habitants observent des formes d’ethnicisation, que ce soit dans certains quartiers, à l’école, à l’emploi etc. C’est pourquoi en 2003, la mixité sociale est devenue la « référence centrale des projets de rénovation ». Il faut désormais favoriser le « retour des blancs » dans des quartiers populaires où les personnes issues de l’immigration, surtout africaine, sont majoritaires. Quels sont les résultats des 15 années de rénovation urbaine ? A titre individuel, les habitants peuvent avoir des parcours de logement ascendants, mais à titre collectif, les populations populaires ne changent pas. Comme je l’expliquais dans ce billet, « il semble que la très grande majorité des habitants touchés par les démolitions d’immeubles sont marquées par une envie de rester sur le quartier (Lelevrier, 2010). En effet, le déplacement des populations à la suite des démolitions et le renouvellement de la population pour la mixité sociale, ont pour conséquence de fragiliser les liens de sociabilité construits par les habitants pauvres dans la cité, et leurs ressources liées à l’insertion dans les réseaux ancrés sur le territoire. ».
Les opérations de rénovation urbaine ont provoqué une re-concentration de populations socialement homogène à l'échelle de quartiers ou d'immeubles.[1] L’imaginaire de la mixité sociale de la politique de la ville est un artefact qui voile un bon nombre de facteurs structurels et pourtant déterminants : le chômage, la misère sociale et économique, la fragilisation des services publics et du secteur associatif. Rebâtir un quartier est enrichissant seulement si on modifie les conditions de vie des habitants au quotidien dans sa dimension sociale et économique. Les appartements ont beau être rénovés, ce sont toujours les mêmes prolétaires qui sont dedans avec cette même violence du quotidien : la précarité, le chômage, la ségrégation spatiale. Une autre politique serait d’élever la population des quartiers dans une condition économique favorable en formant une classe moyenne dominante, est d’autant plus ambitieux qu’elle n’est pas concevable pour la classe politique bourgeoise.
La politique de rénovation urbaine est une conception jacobine dont le changement ne peut s’opérer que par des solutions exogènes. Le quartier n’est représenté que sous ses aspects négatifs. La concentration des populations pauvres et des minorités provoquerait des effets de quartiers négatifs, qui limitent l’intégration sociale et la promotion sociale de ses habitants. Il ne faut donc pas agir sur les individus mais avant tout sur le territoire. Ce diagnostic s’inscrit dans une vision misérabiliste des classes populaires et pauvres en ne voyant que leurs handicaps et leur incapacité prétendue de mobilisation. L’Etat a donc le rôle central de transformer « l’urbanisme et la structure du parc de logements, d’attirer de nouveaux résidents moins pauvres pour établir une mixité sociale. »
Par ailleurs, une approche conservatrice est apparue dans les années 2000 et a atteint son apogée à la suite des émeutes de 2005. Sarkozy va être le véritable pionnier de cette approche qu’il prolongera sous son quinquennat. Le discours sur les effets négatifs de quartier s’est donc encore plus appuyé avec une « radicalisation et à une racialisation de l’approche jacobine ». Le quartier serait devenu un ghetto, façon USA, qui constituerait une menace pour l’intégrité de la République française et des valeurs qu’elle défend. Le rétablissement de l’ordre républicain est la mission princeps de la politique de la ville par un élargissement de la pénalisation (regroupement dans les halls, absentéisme scolaire…), une augmentation de l’armement de la police, la politique du chiffre des services de police, et la mise en place de dispositifs sécuritaires telle que la caméra de vidéo-surveillance. Pourtant, ces dispositifs ont prouvé leur faible efficacité. Ils provoquent un déplacement de la délinquance, ils sont dans l’incapacité de dissuader ou de prévenir les risques. En fin de compte, ils permettent seulement la répression des comportements déviants comme le montre le sociologue Laurent Muchielli dans ses études sur l’efficacité de la vidéosurveillance.
2. Mobiliser les quartiers, une approche communautarienne ?
a. Les ressources positives du quartier
Contre l’approche jacobine et conservatrice des quartiers populaires, il y a ce que l’on peut nommer l’approche « communautarienne ». Celle-ci appuie et rend visible les ressources diverses et variées de la cité : les personnes-ressources, les groupes structurés, la vie associative, les ressources culturelles, sociales, économiques, commerciales etc. N’opérant pas à l’invisibilité des difficultés et des effets négatifs traversant les quartiers, elle met l’accent sur les potentialités des habitants et des institutions qui peuvent « servir de point d’appui pour engager des dynamiques de développement endogène. »
Tel que le montre le sociologue Renaud Epstein, l’approche « communautarienne » refuse les pratiques paternalistes d’un Etat jacobin tout puissant, des pratiques clientélistes de la classe politique et des intérêts privés lucratifs. Il faut développer le pouvoir d’agir des habitants, renforcer leur autonomie et leur capacité de mobilisation collective en soutenant leurs initiatives. S’appuyant sur les associations en premier lieu, ces dernières doivent refuser la gouvernance entrepreneuriale et les logiques de management destructrices de lien social. Elles doivent avant tout être soutenues par les collectivités pour ce qu’elles sont (c’est-à-dire leurs valeurs) et non pour ce qu’elles font. Ainsi, les objectifs de projet suivi des évaluations de performance qui accablent le monde associatif en les instrumentalisant ne trouve plus leur place ici.
b. Une approche déjà mise en place
Cette approche a pourtant été mise en place après le rapport Dubebout en 1983, inspirant une politique de développement social des quartiers. Dans les années 80, la France subit une crise de l’emploi aigue et le chômage de masse s’installe, dont les jeunes seront particulièrement touchés. Le parti socialiste au pouvoir va mettre l’accent sur l’innovation : dispositif d’éducation prioritaire, d’insertion sociale et professionnelle, de lutte contre la délinquance, de rénovation des quartiers en difficultés, les politiques sociales vont même s’appuyer sur les leaders positifs que l’on nommait « les grands frères ». Par ailleurs, une inflation associative dans les quartiers va se produire lorsque les étrangers obtiennent le droit de crée des associations en 1981. Toutes ces réalisations ont pour but de traiter de manière globale l’intégration sociale des jeunes[2]. Pendant toute la décennie 80, des nouvelles expérimentations socio-éducatives vont se réaliser, ce que la sociologue Catherine Tourrhilles nomme les « espaces intermédiaires de socialisation ». Leur originalité est de favoriser la « socialisation de jeunes à partir d’espaces socio-économiques et culturels situés dans un tiers lieu. »[3], par « l’apprentissage des règles de l’action collective, des aptitudes techniques et surtout relationnelles mais aussi des compétences multiples liées aux spécificités de l’environnement (…) et des capacités d’initiative pouvant favoriser l’expérience d’une image positive d’eux-mêmes et l’élaboration d’un projet d’insertion sociale et professionnelle. »[4]
Pourtant, des émeutes vont se multiplier dans les années 90. La prolifération de dispositifs et le tissu associatif dans les quartiers ne permettent pas d’enrayer les conflits et les tensions qui traversent les cités. Dans un monde économique dans laquelle la compétition et le chômage font ravage, ces dispositifs vont s’institutionaliser et servir seulement à éviter autant que possible la désaffiliation des jeunes en échec scolaire, sans qualification, sans activité. L’émancipation des classes populaires n’est pas à l’ordre du jour et s’opèrent « un processus de stigmatisation des usagers et une mise à distance voire une rupture de ceux-ci avec les institutions sociales ».[5]
Ainsi, bien que le développement du local et la mobilisation des habitants soient indispensables, il ne faut pas tout attendre de ces principes. On ne peut régler localement des questions dont l’origine est au-delà de ce cadre : chômage, pauvreté, misère sociale etc. Le risque est de faire porter au local et à ses acteurs (habitants) une forme de responsabilité dans la résolution de conflits qui les dépassent complétement.[6]
c. Une approche à abandonner ?
Cette approche dans les quartiers n’est pourtant pas à abandonner. Il faut comprendre que toute approche des quartiers, qu’elle soit communautarienne, réformiste, jacobine, conservatrice sera forcément réduite à l’échec s’il n’y a pas de politiques macroscopiques et structurelles qui transforment la vie des citoyens les plus précaires. En effet, la politique de la ville a utilisé depuis 40 ans ces 4 approches, parfois simultanément dans certains territoires, sans parvenir à contenir et à faire régresser les problèmes dans les banlieues. Aujourd’hui encore, la réforme de la politique de la ville avec la loi Lamy de 2014 est une sorte de synthèse de ces quatre approches. La réforme ne prend pas véritablement acte des conséquences et effets de ces quatre tendances, et ne mobilise pas les moyens nécessaires et indispensables à leur réalisation concrète (Epstein 2015). Ainsi, cette synthèse « dessine une politique de la ville sans cap ni cohérence ».
En définitive, l’approche communautarienne qui mobilise les ressources positives des quartiers est à redévelopper mais en y intégrant l’accès aux droits culturels et au conflit social. Ceci est indispensable tant la violence du contexte social et économique est grande. La critique de la domination ne peut trouver plus preneur dans les quartiers, dans lesquelles des couches dominées, souvent issues de l’immigration, subissent de plein fouet la violence du capitalisme financiarisé. Ainsi, il faut une compréhension collective des systèmes d’oppression pour que les habitants se transforment en sujets « parlants » et politiques.
3. L’accès au conflit social
Permettre aux habitants des quartiers d’accéder au conflit social n’est pas chose aisée, d’une part avec le degré de dépolitisation provenant de sources multiples (le chômage, la disparition d’une conscience de classe ouvrière, disparition du conflit fondé sur le travail, la stigmatisation par les politiques et les médias, la déception de la politique politicienne etc), d’autre part par une volonté de la classe politique bourgeoise de ne pas donner la parole aux personnes pour qui on affirme pourtant agir. C’est ce qu’il s’est produit avec les politiques de rénovation urbaine avec comme objectif premier la mixité sociale. Il y a une impossibilité pour les élus d’associer les habitants dans l’élaboration des projets qui leur sont pourtant destinés, puisque les habitants feraient parti du problème à résoudre !
a. Conseils citoyens et démocratie locale, un leurre jacobin
L’imaginaire culturel des conseils citoyens provient d’une culture française parfaitement jacobine préférant l’encadrement, le contrôle et la centralisation, plutôt que des formes autonomes de participation citoyenne. Par exemple, l’idée des conseils citoyens s’inscrit dans une idée purement jacobine : « C’est une offre institutionnelle de participation, octroyée d’en haut. » Par ce fait, la classe politique montre qu’elle veut garder la maîtrise et le contrôle total des dispositifs de participation, après autorisation préfectorale et consultation du maire et du président de l’intercommunalité. Par ailleurs, l’idée si importante de la « co-décision » présentée dans le rapport « Pour une réforme radicale de la politique de la Ville » de 2013, par Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache a été écarté.
Le dispositif de démocratie locale procède donc d’une vision jacobine de la participation citoyenne, un outil de plus de contrôle de l’ordre social sur le local. La question des boites aux lettres, de la couleur des bâtiments, ou de la limitation de vitesse dans le quartier n’est pas symptomatique d’une pratique démocratique. Si la démocratie ne peut être ni locale (à Paris à propos de Paris) ni sectorielle (avec des jeunes à propos des jeunes), elle n’a pas non plus pour fonction première d’apporter des solutions, mais d’abord de « formuler publiquement des problèmes, en confrontant les intérêts contradictoires en présence, et en vue de préparer des arbitrages temporaires entre ces intérêts. ». La question de la démocratie participative se mesure à la capacité octroyée aux habitants à peser dans la décision publique, et à modifier le fonctionnement des institutions. Le fonctionnement démocratique n’est pas caractérisé par le respect procédural des conseils citoyens ou de la démocratie locale, mais le sujet de la discussion, c’est-à-dire les enjeux réels que soulève le débat. Ainsi, la révolution culturelle que pourrait opérer la politique de la ville est celle « d’interroger les institutions publiques et leur responsabilité dans la production des inégalités et des discriminations. » comme l’écrit le sociologue Thomas Kirszbaum.
b. Le tissu associatif pour développer le pouvoir d’agir des habitants ?
La mobilisation des habitants est caractérisée par le concept de pouvoir d’agir, nommé plus couramment empowerment. Mais celui-ci a rapidement été instrumentalisé par le capitalisme financiarisé afin de rendre responsable les individus de leur situation, en fonction de leurs compétences et de leurs actions individuelles : motivation, mobilité, autonomie, responsabilité etc. Robert Castel évoquait déjà dans les années 70 l’émergence de dérives dans les politiques sociales et économiques individualisantes, qui permettait de rendre coupable la personne de son exclusion du système économique et sociale par son incapacité à développer ses ressources personnelles. Cette idéologie de la responsabilité est devenue un paradigme dans les années 2000.[7] Ainsi, contre ce modèle qui contraint les individus à activer leurs ressources personnelles pour s’insérer, il faut lui opposer un modèle plus radicale initié notamment par le pédagogue Paulo Freire : le développement du pouvoir d’agir qui vise la transformation sociale par les citoyens eux-mêmes.[8] Ce modèle recherche quatre effets dans la participation des personnes comme l’explique Catherine Etienne : la participation régulière des personnes autour d’un problème commun ; l’acquisition progressive de compétences, de connaissances et de savoirs sur des sujets divers et sur les actions collectives ; le développement de l’estime de soi et une reconnaissance de sa légitimité de citoyen ; le développement d’une conscience critique (prise de recul, analyse, prise de conscience du travail collectif à fournir).[9]
Comment réaliser ce travail de conscientisation progressive et le développement du pouvoir d’agir dans une société de plus en plus marchande, avec une communauté politique qui refuse de s’appuyer sur les habitants des quartiers qui sont vus sous le seul prisme de leurs handicaps ? Peu de chance de compter sur l’Etat ! Il ne permettra pas la mise en place de dispositifs permettant de critiquer ses institutions et les rapports de domination qu’il couvre. Le tissu associatif (salarié), pourrait être un support pour les habitants afin de favoriser leur intégration sociale et politique en permettant l’expression des conflits. Or, les associations du travail social, de l’intervention sociale et de l’animation sont de plus en plus confrontées à des logiques de contrôle social par les élus locaux et les gestionnaires. Elles ont de moins en moins d’autonomie et d’indépendance. Pour inverser la tendance, il faudrait entamer un rapport de force contre l’Etat et sa gouvernance, qui peut se résumer par son austérité, sa réduction des subventions, la transformation des associations en entreprises où la rentabilité et l’évaluation d’objectifs fixés par les agents extérieurs est devenue la norme.
C’est pourquoi, le combat associatif des prochaines années est de lutter avec toute l’abnégation possible contre les logiques déshumanisantes de la gestion. La violence managériale, qui plus est n’est qu’un pléonasme, doit être contestée avec la plus grande force par le secteur associatif afin de mettre fin à la subordination du social à l’économie.
Les institutions associatives, les maisons de quartiers et centres sociaux sont des sources de dynamisme dans les quartiers. Ils sont créateurs de liens sociaux, de solidarité, des lieux d’apprentissage et de socialisation, et ils pourraient être bien plus encore : favoriser l’intégration sociale et politique des habitants en développant leur pouvoir d’agir. Pour cela, la seule solution théorique et pratique reste le renouveau de l’éducation populaire politique.
c. Construire l’autonomie de habitants ?
Si le tissu associatif est fragilisé pour mettre en place ce type de participation alternative, c’est-à-dire de donner le droit politique aux individus collectivement rassemblés de critiquer les institutions qui les exploitent, comment réaliser cet objectif ? Il faut encourager la création de collectifs autonomes au sein des quartiers. La question est de quelle manière ? Quelles forces peuvent favoriser cela ? La question reste toujours ouverte.
Pourtant, réactiver l’idée de l’éducation populaire politique devrait être un horizon indépassable, notamment dans les politiques publiques et sociales. Celle-ci n’est pas l’éducation du peuple, mais un effondrement même de l’autorité du sachant. Il n’y a pas un « sachant » qui apprend aux autres, mais un processus culturel qui vise la transformation dans le local de la vie des gens, et d’un point de vue macroscopique la transformation des rapports sociaux. Ce processus culturel est porté par celles et ceux qui subissent l’exploitation, les dominations, les oppressions, en se nourrissant de savoirs politiques par le croisement des expériences respectives, afin de comprendre les situations sociales que l’on vit et les transformer par l’action collective. Pour le philosophe Luc Carton, cette pratique de l’éducation populaire est la meilleure définition de l’intégration sociale : « c'est cela que désigne le concept d'intégration sociale : la capacité de faire conflit, c'est-à dire de travailler les divisions de la société, de se situer dans ces divisions et de faire avancer la société par l'expression, l'analyse et la délibération à propos des contradictions sociales.[10] »
Cette intégration sociale et politique se réalise donc par ce qu’on nomme dans l’éducation populaire les « droits culturels ». La dimension culturelle des droits sociaux et politiques est le « droit d'expression, droit d'information, droit de formation, droit d'évaluation, droit de délibération, des choses dans lesquelles on est impliqué.[11] ». Il faut permettre aux gens de mobiliser leur intelligence qui repose notamment sur leurs expériences de vie, celles de la domination, de l’exploitation, de la discrimination, du chômage, du travail etc. La critique sociale ne doit pas être laissée aux seuls « experts » et spécialistes, elle doit être populaire.
Par exemple dans l’éducation populaire, réaliser un travail culturel sur le chômage ce n’est pas mettre les jeunes dans des cases et dans des dispositifs d’insertion, mais d’interroger avec eux politiquement à partir du sous-emploi - de l’emploi ou du chômage, la question du travail. Le premier acte culturel de la démocratie, ce n'est pas le vote mais c'est l'expression populaire de ces contradictions, par le droit à l’information et au débat. Or cette expression populaire n'est pas mise en place. Les émeutes dans les banlieues en sont la conséquence. Les émeutes ont pour cause l'indiscutabilité des conflits, l'indiscutabilité de la violence intrinsèque au social. L'expression des jeunes par la violence n'est qu’une des conséquences du refus de mettre en débat et en délibération les divisions sociales, les conflits sociaux et les violences qui traversent notre société démocratique. L‘une des lois fondamentales de la cause de la violence, c'est le refus de discuter les contradictions.
Dans un billet que j’avais consacré à la polémique autour des propos de Camélia Jordana sur les violences policières, j’avais esquissé l’idée d’ouvrir des universités populaires (clandestines) dans les quartiers sous forme de collectif. Celles-ci afin de permettre dans l’espace public à chacun de témoigner personnellement de ses expériences de vie relative à la domination, l’exploitation, les inégalités, la discrimination, la violence policière etc, et de les politiser collectivement dans une vue de construire des mobilisations et revendications communes. Depuis quelques années, des collectifs d’éducation populaire (SCOP) se sont constitués : le pavé, le contrepied, l’engrenage, la trouvaille etc. Je reprends souvent cette très belle phrase de la coopérative d'éducation populaire Lilloise L’Étincelle : « Du politique du point de vue des gens, non pas de la politique, notre désir est de rendre aux opprimé-e-s leurs puissances, pas d’accéder au pouvoir. Nous ne savons pas ce qui est bon pour les gens, mais nous sommes persuadé-e-s que eux le savent. Nous proposons des lieux, des moments, pour se rencontrer et se raconter ».
L’organisation en collectif permet de maintenir une autonomie à l’égard des institutions, même associatives. De ce fait, les difficultés sont plus grandes et la répression d’Etat peut l’être tout autant. L’auto-organisation des habitants des quartiers au sein de collectif est un enjeu d’autant plus important qu’ils rassemblent une myriade de processus de domination, d’oppression, d’exploitation et de discrimination qui traversent la société capitaliste. Depuis de nombreuses années, des collectifs dans les quartiers se sont développés notamment liés à l’actualité : la violence policière et les réfugiés. Ces différentes organisations autogérées permettent aux habitants de se réapproprier leur histoire, leur quotidien, en se construisant comme sujet politique à part entière. L’écrivain et politologue Fatima Ouassak, fondatrice du Réseau Classe/Genre/Race et cofondatrice du collectif Front de mères l’explique parfaitement. En ce qui concerne le collectif, elle témoigne que cette expérience permet de « repenser notre responsabilité vis-à-vis de nos enfants non pas comme facteur de culpabilisation par rapport au fait de « mal faire », mais comme facteur de réappropriation du pouvoir que l'on a sur leur devenir. Nous n'étions plus les mères « démissionnaires du 93 » que l'on pointait du doigt, mais les mères « sujets politiques » critiques vis-à-vis d'institutions défaillantes. ».
Conclusion
Quelle approche pour la politique de la ville ? Face aux dérives paternalistes et stigmatisantes de l’approche jacobine et sarkozyste (conservatrice), l’approche communautarienne est à promouvoir. Il faut prendre appui sur les ressources des quartiers, qu’elles soient humaines, culturelles, sociales, économiques, commerciales. Les associations, les maisons de quartiers et centre sociaux et culturels, tout comme les collectifs autonomes doivent jouer le rôle principal dans le renouveau politique du local. La voie de l’exigence démocratique, c’est la réactivation de l’éducation populaire et l’anticipation des droits culturels : le droit à l’information, au débat, le développement des capacités d’autonomie, d’initiatives et de mobilisation collectives des citoyens. Par ailleurs, la participation des citoyens sur des enjeux qui les concernent directement peut permettre de restructurer des liens entre les générations notamment pour prévenir la délinquance et les incivilités. Un travail dans le quartier permettant de restaurer le dialogue entre les habitants, éloignées de toute attitude clientéliste et manipulé par des institutions, est donc indispensable. Les politiques macroscopiques relatives à l’emploi, la formation, l’accès aux soins, à la santé, au logement etc, bref les politiques publiques et sociales, doivent prendre appui sur les dynamiques locales, sur les témoignages sociaux, de ce qui vivent les personnes au quotidien.
[1] Christophe Guilluy, La France Périphérique, Flammarion, 2015, 185 pages, p69
[2] Catherine Tourrilhes, Construction sociale d’une jeunesse en difficulté, L’Harmattan, 2008, 205 pages, p73
[3] Ibid, p111
[4] Ibid, p130-131
[5] Ibid, p192
[6] Isabelle Astier : Les nouvelles règles du social, PUF, 2ème édition 2014, Paris, 200 pages, p162
[7] Sous la direction de Claire Jouffray, Développement du pouvoir d'agir des personnes et des collectifs, Presses de l’EHESP, 2018, p63
[8] Ibid, p65
[9] Ibid, p71
[10] CULTURE ET INTÉGRATION SOCIALE PAR LUC CARTON, INTERVENTION LORS DU CONSEIL D’ADMINISTRATION, DES 19 et 20 MAI 2001 DE L’EEUdF, Eclaireuses & Eclaireurs Unionistes de France
[11] Ibid