L’Etat bourgeois avance toujours davantage dans le chemin de l’ignominie. Les crocs des marchés n’étant jamais rassasiés, les souffrances humaines doivent devenir bon marché. Après avoir créé l’industrie du bonheur, le capitalisme néolibéral s’engage à commercialiser les traumatismes de chacun. La complémentarité est parfaite. L’hôpital, la psychiatrie, la protection de l’enfance, le handicap, les centres d’hébergement et de réinsertion sociale, la prévention spécialisée, le champ de l’insertion… tous ces secteurs ont connu, à divers degrés, l’application de logiques gestionnaires depuis de nombreuses années. Ces dynamiques managériales font perdre progressivement le sens des valeurs sociales, éducatives, sanitaires et humanistes de l’accompagnement médical, thérapeutique et socio-éducatif. « Référentiel », « Schémas », « Bonnes Pratiques », sont les nouveaux maîtres mots qui tendent à remplacer les valeurs relationnelles et cliniques. « Efficacité », « Efficience » et « Evaluation » se sont substituer au travail sur le long terme, à la compréhension, à la patience. L’usager-consommateur d’un guichet de service doit succéder à la figure du citoyen, la gouvernance managériale à celle du service public.
La nouvelle cible du capitalisme néolibéral est la femme victime de violences. Mais avant, il faut comprendre la logique du marché public. L’Etat, contrairement à certaines critiques antilibérales, n’est pas du tout démissionnaire et inerte. En effet, il est l’outil capitaliste le plus actif. Il s’engage à transformer tout le cadre politique et juridique pour développer la financiarisation de l’économie jusqu'aux activités de soins et socio-éducatives. C’est lui qui transforme les associations en prestataires de service et les habitants en usager-consommateur. L’imaginaire cynique de la concurrence indispensable au bien commun ne peut se développer sans l’Etat bourgeois, qui, par autoritarisme, marchandise peu à peu le monde associatif en le muselant au travers d’objectifs qu'il a lui-même défini, et par des modalités d’action et d’organisation managériales glorifiant le culte de la performance et du résultat.
1. Le marché public concurrentiel se substitue à la subvention démocratique
Pour faire simple, la subvention est une somme donnée par l’Etat à une institution pour qu’elle puisse réaliser ses missions et appliquer son projet global. Il n’y a pas de remboursement, la seule contrepartie est la réalisation d’une « action reconnue comme réponse pertinente à un besoin. » Par ce mode d’organisation, l’association qui obtient cette contribution financière sera l’initiatrice des mesures à mettre en œuvre. Elle reste maîtresse de ses projets et des modalités d’action avec la participation des habitants concernés. De ce fait, la subvention est une pratique démocratique.
A contrario, si c’est la collectivité publique qui est l’initiatrice d’un projet, l’association doit passer par le marché public. La collectivité impose une commande avec un cahier des charges à respecter. Aujourd'hui, faute de subvention, les associations sont de plus en plus obligées de passer par ce mode de financement qui les met toutes en concurrence pour obtenir la commande publique. Pour ce faire, elles vont chacune proposer à la collectivité un engagement au moindre coût, en fonction des missions et des modalités d’action du cahier des charges : abaissement du niveau requis de qualification, augmentation des dossiers pris en charge par un professionnel, précarisation des travailleurs, compression de la masse salariale… La collectivité publique choisira l’association la plus rentable et efficiente pour prendre en charge le projet.
L’inversement des valeurs est parfait. L’association devient un prestataire de service pour les collectivités publiques qui définissent elles-mêmes les besoins d'un territoire. Le fameux terme à la mode de partenariat masque en fin de compte un rapport de domination de l’Etat sur les associations qui deviennent des institutions de sous-traitance, et qui seront évaluées (contrôlées ?) par la puissance étatique. Le monde associatif perd donc sa capacité d’innovation et sa liberté d’action. C’est le sens profond de son projet global adapté aux réalités complexes qui est remis en cause.
L’accompagnement global, à long terme, deux dimensions indispensables à toute approche éducative, sociale et thérapeutique, tout comme la complexité des situations sociales des personnes accompagnées et l’innovation des acteurs sociaux, toutes ces réalités qui font sens laissent place au rapport besoin-coût-résultat mesuré sur l’échelle de la rentabilité. Le musellement du monde associatif orchestré par l’Etat au travers les logiques de gestion et les marchés publics, est l’émergence d’un monde déshumanisé, dans ce sens où le social est subordonné à l’économie.
2. Le 3919, bientôt une aide sous couvert de rentabilité ?
On l'a compris, le marché public est une entreprise de soumission des associations à l’égard de la puissance étatique. Une mise sous tutelle qui ne dit pas son nom, sous couvert de partenariat. C’est ce qui pourrait se produire avec la gestion du 3919, le numéro d’urgence national dédié aux personnes victimes de violences conjugales, et qui prend en charge chaque jour en moyenne plus de 2000 appels d’urgence et jusqu’à 5000 pendant le confinement. Le gouvernement Macron, outre sa progression dans un autoritarisme de plus en plus visible que seuls les idéologues aveuglés refusent de voir, veut ouvrir un marché public pour la gestion du 3919 comme l’explique le site Rockie : « [L’Etat veut] lancer un appel d’offres pour recevoir des devis et propositions commerciales de divers opérateurs (des associations, mais aussi potentiellement des entreprises privées) et qu’il choisira parmi elles l’organisme qui assurera la gestion de la ligne téléphonique ».
La Fédération Nationale Solidarité Femmes (FNSF), ainsi que de nombreuses associations et collectifs féministes ont demandé au gouvernement d’annuler ce projet de marchandisation pour lui préférer le modèle de la subvention démocratique. Dans une pétition mise en ligne par Solidarité Femmes, les associations dénoncent qu’un « marché public réduirait la qualité du 3919 qui apporte écoute, soutien psychologique, conseils, premières informations juridiques et sociales au service des appelantes et de leurs proches ».
La logique du marché public est celle de la concurrence exacerbée, corollaire des valeurs d’efficacité, d’efficience et de rentabilité. Il n’est pas absurde de dire que cet imaginaire est moins lié à une réflexion sur l’éthique qu’à la concrétisation de résultats financiers. Appliquer cette nouvelle gouvernance au 3919, c’est opérer volontairement une dégradation de l'aide et de l’accompagnement des femmes victimes de violences physiques et sexuelles. Si l’écoute, l'information, et l'orientation ne sont plus les principes premiers de ce dispositif, ou plutôt si ceux-ci sont détournés par les calculs froids de la rentabilité, nous assistons ici à une attaque carabinée de l’Etat contre la défense et l’accompagnement des femmes victimes de la domination masculine. Le patriarcat doit montrer son rendement sous le gouvernement Macron.
L'application des valeurs marchandes à la relation humaine au travers les appels à projets, tout comme la tarification à l'activité et plus récemment le financement à impact social, démontre le développement d'un nouveau monde où tout doit être évalué sous le prisme de la marchandise. Comme je l’avais déjà noté dans un précédent article relatif à la marchandisation du travail social : « Nous sommes dans la création d'un nouveau produit, la personne aidée, qui ne sera plus un sujet humain à accompagner, mais une simple marchandise réifiée par les logiques marchandes du capital, soit un objet de rentabilité (…) La relation humaine vidée de sa substance, ne sera plus qu'un calcul économique sur une grille de rendement. »
C’est pourquoi le 3919 doit rester un outil indépendant à l’égard de la logique financière et managériale, car les appels aux 3919 « nécessitent une écoute particulière, une formation et une qualification. Il s’y joue un travail de déconstruction, avec les victimes, des mécanismes à l’œuvre dans les violences sexistes. De surcroît, l’écoute est le premier jalon de la relation de confiance. Quiconque s’est intéressé à l’emprise et aux violences conjugales sait qu’il faut parcourir un long chemin pour en sortir : la qualité de l’accompagnement lors des premiers instants est cruciale. Normer ce temps et le soumettre à une logique de rendement n’aurait aucun sens. »
On peut donc craindre une dégradation du dispositif 3919 si un opérateur privé s’empare de la commande publique. La Fédération Nationale Solidarité Femmes a créé un réseau depuis 1992 qui permet au dispositif de s’appuyer sur plus de 70 associations de terrain dans tout le pays. Cependant, un opérateur privé pourrait rapidement démolir tout ce travail par des restructurations et un culte du résultat dont le privé lucratif apprécie tant. Par ailleurs, comme s’en inquiète la FNSF, même si c’est elle qui gagne l’appel d’offres, elle sera désormais soumise à la puissance étatique. Elle perdra son indépendance, sa liberté d’initiative, son autonomie dans les modalités d’action à mettre en œuvre au profit de l’Etat. Alors que le 3919 est né à partir d’une démarche militante, le sens même de son histoire pourrait être corrompu par sa mise sous tutelle. La Fédération ne pourra résister longtemps à la transformation d’une activité d’utilité publique en activité marchande sous la tutelle totalitaire de l’Etat, qui fera pression sur elle pour appliquer les lois du marché.
Si nous refusons ce projet liberticide (un de plus), nous demandons autre chose pour accompagner les femmes victimes de violences conjugales : l’arrêt des remises en cause des budgets, une augmentation radicale des moyens humains et financiers, le redéploiement de la subvention contre les logiques marchandes, la mise en œuvre des droits des victimes et l’application des lois, l’augmentation des capacités d’accueil et la garantie de pouvoir protéger toutes personnes victimes de violences, la formation des acteurs médicaux, sanitaires, sociaux et de justice aux mécanismes psychotraumatiques, la mise en place d’une prévention globale dès l’enfance, la défense des missions publiques, et pour finir que le monde associatif puisse être le pilier de la définition des politiques sociales. Et ceci n'est seulement qu'une liste partielle et bien incomplète !
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