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Billet de blog 27 juin 2023

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De la hiérarchisation des dignités humaines

Deux naufrages ont eu lieu en une semaine : celui du Titan et celui d’un bateau transportant 700 réfugiés. La différence de traitement médiatique entre ces 2 événements révèle une inégalité vis-à-vis du droit à la dignité humaine : la vie bourgeoise ou occidentale est supérieure à celle des prolétaires du Sud. Une inégalité que l’on constate aussi dans les politiques d’immigration et d’asile.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Sommaire

  1. La hiérarchisation des réfugiés
  2. La hiérarchisation des immigrés
  3. La liberté de circulation et d’installation comme droit inconditionnel

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Pendant une semaine, le champ médiatique - davantage pour les chaînes d’information en continu - ont suivi de près l’accident du sous-marin commercial « Titan » qui a coûté la vie à 5 personnes, dont le français spécialiste du « Titanic » Paul-Henri Nargeolet. Jour après jour, les enquêtes, les interviews, les émissions spéciales et les analyses se sont succédé pour comprendre les causes du naufrage, questionner le bien-fondé des missions d’exploration sous-marine et rendre hommage aux victimes et à leurs familles. Les journalistes se sont passionnés pour cette affaire, par exemple en relatant une « malédiction du Titanic », ou encore en nous abreuvant d’anecdotes comme celle du lien familial entre la femme du pilote du « Titan » et les victimes du Titanic.

Quelques jours auparavant, le monde apprenait le naufrage d’un bateau de pêche avec à son bord entre 600 à 700 réfugiés au large des côtes grecques. On dénombre des centaines de morts et de disparus. Cet événement nous rappelle celui d'avril 2015 où plus de 800 personnes se sont noyées après le naufrage d’un chalutier au large de la Sicile, ou encore celui d'octobre 2013 à Lampedusa (Italie) où 360 individus ont trouvé la mort. Pour autant, ce nouveau naufrage meurtrier de juin n’a pas autant indigné et passionné le champ médiatique que celui du submersible Titan. S’il n’y a eu aucune pensée pour les familles des victimes, les seules analyses des chaînes d’information en continu ont eu pour finalité de criminaliser les seuls passeurs, mais aussi de responsabiliser les victimes elles-mêmes qui n’ont pas leur place en Europe en soutenant le crédo « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». 

Ce traitement différencié révèle une inégalité profonde vis-à-vis du droit à la dignité humaine. Cette discrimination est traversée par des rapports de classe et de race. En effet, la mort de 5 personnes bourgeoises, dont la plupart blanches, en pleine exploration sous-marine semble plus considérable que celle de centaines de sous-prolétaires du Sud fuyant les guerres et les famines. Pour ces derniers, il n’y a ni pensée pour eux, ni pour leurs familles, ni pour les causes qui les incitent à risquer leur vie en traversant la méditerranée. Ils appartiennent au camp des déracinés, ils n’ont ni terre, ni famille, aucun droit au respect de leur dignité. Ils font partie d’une sous-espèce humaine qui ne leur permet pas d’intégrer le foyer de l’humanité. 

Rappelons-nous que le fondement de la dignité humaine repose sur le droit à la liberté, à la sécurité, à la justice et à l’égalité. La dignité humaine ne se mesure pas, ne se compare pas, ne s’évalue pas, elle est une condition intrinsèque à tout être humain. Comme l’écrivait Paul Ricoeur, « Quelque chose est dû à l’être humain du seul fait qu’il est humain ». Autrement dit, toute personne possède des droits du seul fait de son appartenance à l’humanité. Or, force est de constater que des groupes sociaux subissent des atteintes à la dignité humaine du simple fait d’être ce qu’ils sont. Les rapports de domination engendrent des formes de dépréciation de certains groupes, impliquant une distribution inégale du droit à la dignité humaine. C’est ce qu’on constate dans les politiques d’immigration et d’asile. 

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La hiérarchisation des réfugiés

  • L'opposition entre le migrant et le réfugié

Les inégalités de traitement dans la politique d’asile sont à deux niveaux : entre le migrant et le réfugié d’une part, et entre les réfugiés eux-mêmes d’autre part. Le premier triage repose sur l’opposition entre le réfugié - figure légitime de l’exilé -, et du migrant - symbole de l’exilé déprécié. Comme l’exprime Karen Akoka, cette distinction entre celui qui fuit son pays pour des causes politiques menaçant son intégrité physique et celui qui fuit pour des raisons économiques (misère, famine etc.), repose sur un impératif moral et une volonté de diminution des entrées pour les pays d’accueil. Historiquement, c’est après la Seconde Guerre mondiale que s'opposent deux conceptions pour définir la figure légitime du « réfugié » (Bhabha, 1996, in Akoka, 2018). La première est portée par l’Occident et met en avant l’argument de la persécution. La deuxième est portée par les pays des « socialismes réels » et placent les causes socio-économiques au cœur de la définition. 

Cette opposition s’inscrit dans le cadre d’une guerre culturelle et politique menée entre les USA et l’URSS. Ainsi, la conception occidentale permet de stigmatiser les violences politiques subies par les personnes vivant dans les régimes qui ne relèvent pas de la démocratie libérale d’une part, tout en négligeant l'arbitraire des inégalités sociales d’autre part. Autrement dit, elle poursuit la finalité de condamner le régime soviétique et ses alliées qui refusent la mise en place de droits politiques et individuels issus des Lumières, tout en dédramatisant les injustices socio-économiques présentes dans leurs démocraties libérales. De l’autre côté, l’URSS - s’inscrivant dans un marxisme tronqué - oppose une représentation du réfugié centrée sur les inégalités socio-économiques afin de mettre en avant les droits collectifs. L’objectif est double : stigmatiser la complaisance des démocraties libérales vis-à-vis des inégalités sociales d’une part, et relativiser l’importance des droits politiques et individuels qui sont absentes de leurs régimes totalitaires (URSS et le bloc de l’Est) d'autre part. 

Nous le savons, c’est la conception de l’Occident qui l’emporte. Elle impose la supériorité culturelle du capitalisme libéral sur celui du capitalisme d’Etat, donc, comme l’écrit Karen Akoka, la mise en place d’une hiérarchisation, celle « des droits civiques au-dessus des droits socio-économiques, les droits individuels au-dessus des droits collectifs et les violences politiques au-dessus des violences économiques. ». A contrario, il est fort probable que si le bloc soviétique aurait gagné cette bataille politique et culturelle quant à la définition du réfugié, alors l’individu qui fuit pour des raisons économiques serait considéré comme la figure « légitime » du réfugié contre l’individu persécuté pour des causes politiques. 

En conclusion de cette première partie, la première hiérarchisation dans la politique d’asile s’opère entre le réfugié et le migrant. La victoire culturelle de la bourgeoisie occidentale a engendré la dévalorisation et l'infériorisation de la figure du pauvre afin de protéger les valeurs du libéralisme économique et politique, d'invisibiliser les inégalités sociales produites par le mode de production capitaliste ainsi que l'oppression néocoloniale dans les pays du Sud. Ainsi, le droit à la dignité de la personne persécutée est devenu supérieur à la personne qui meurt de faim.

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  • Une nouvelle opposition dans la catégorie du réfugié

On constate une nouvelle forme de hiérarchisation, cette fois-ci ethno-raciale, qui traverse la catégorie du réfugié elle-même. Autrement dit, les personnes qui fuient leur pays en guerre ou sous le feu d'une dictature criminelle sont hiérarchisées en fonction de leur origine ethnique. L’actualité nous le montre depuis maintenant une année. Alors que des milliers d'exilés africains et arabes qui ont fuient pour des raisons politiques (persécutions, dictatures, violences de groupes armées, terrorisme etc.) peuplent les rues de France dans des campements depuis de nombreuses années, alors que la classe politique et les médias affirment qu'on ne peut pas les accueillir (fautes de logement, de travail, de finances publiques etc.), dans le même temps la France a accueilli plus de 100 000 réfugiés ukrainiens en l'espace de cinq mois. L’Etat a mobilisé les hébergements d’urgence et les dispositifs d’accès au logement de l’intervention sociale, il a même mis à contribution les citoyens en leur proposant de participer à la chaîne de solidarité en hébergeant des familles ukrainiennes en échange d’une aide financière. Par ailleurs, dans le cadre de l’intervention sociale, des associations gérant des dispositifs d’accès au logement ont écarté ou mis à terme à des accompagnements de réfugiés africains ou d’Europe de l’Est (PECO), afin d’accueillir des ukrainiens moyennant de nouvelles subventions de l’Etat. 

Ce volontarisme de l’Etat pour accueillir les réfugiés ukrainiens est le miroir inversé de sa récalcitrance à accueillir les réfugiés africains et arabes - contrairement aux idées reçues, ils ne relèvent pas tous de la migration économique. Hier comme aujourd’hui, des centaines/milliers de réfugiés subsahariens et arabes sont contraints à vivre dans des conditions insalubres, chassés des campements par la police, condamnés à errer dans les rues des métropoles et à subir le harcèlement policier.

En définitive, l'exemple ukrainien montre que la France est en capacité d’accueillir plus dignement les réfugiés. Mais surtout, il révèle que l'accueil des réfugiés est corrélé au racisme d'Etat. Cette différenciation dans l’hospitalité française repose sur une hiérarchisation ethno-raciale qui structure la catégorie du réfugié, une hiérarchisation du droit à la dignité qui oppose le « bon » réfugié blanc à l’indésirable réfugié racisé.

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La hiérarchisation des immigrés

Comme je l’ai montré dans mon article « la racialisation du fait migratoire », la politique d’immigration subit également des formes de hiérarchisation. Elle est un bon exemple pour révéler le racisme d'État contemporain, un produit de l’héritage du capitalisme colonial.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’Etat opère une première racialisation du fait migratoire en privilégiant une immigration européenne considérée comme plus encline à l’assimilation. Il met en place un système de cartes de séjour et de travail plus favorable aux immigrés européens, qui favorise leur installation mais aussi leurs conditions de naturalisation, contrairement aux immigrés non-européens, principalement maghrébins (Lequin, 2006, p450). Comme je l'écrivais, c’est « un véritable ordre social/racial de la migration qui repose sur une séparation dichotomique et une hiérarchisation des catégories d'étrangers : ceux qui sont considérés comme désirables et capables de s’intégrer à la société français (les européens), et les autres qui détiennent seulement une fonction utilitariste et considérés comme inassimilables (Lequin, 2006, p450) ». Trente ans plus tard, l’Etat et le patronat vont faire porter aux immigrés non-européens les effets de la crise économique de 1973 avec une double politique : licenciements massifs de main-d'œuvre principalement dirigés vers les étrangers - notamment non-européens -, et durcissement des politiques d’immigration et des incitations au départ.

Plus récemment, la politique sarkozyste du début des années 2000 a développé la racialisation du fait migratoire à travers la politique d’immigration choisie, opposée à l’immigration subie (regroupement familial et asile). Cette politique publique consiste à choisir les immigrés en fonction de leur utilité pour l’économie nationale et la division du travail et à déprécier les autres formes d’immigration, notamment le regroupement familial et l’asile. 

Pour autant, c’est surtout la mise en place de l’Union Européenne qui a davantage développé cet ordre social et racial de la migration au début de ce siècle. En effet, le droit européen différencie explicitement deux catégories d’immigrés : les ressortissants communautaires (citoyens de l’UE ou de l'Espace économique européen) et les ressortissants extra-communautaires (citoyens hors UE et de l’EEE). Cette distinction engendre une différenciation dans le mode de traitement des immigrés. Par exemple, les européens n’ont plus besoin de détenir un titre de séjour pour séjourner en France. Cette différenciation juridique a pour conséquence de favoriser la construction d'une figure « positive » de l’immigré, l'européen, en l'opposant à la figure « dévalorisée » et non-désirée de l'immigré non-européen (Dhume et al., 2020, p173). De plus, il semble également que la construction de cette figure « positive » de l’immigré européen a pour conséquence d’invisibiliser l’immigration européenne, tout en surreprésentant l’immigration extra-européenne. 

En définitive, la racialisation de l’immigration, autant influencée par la bourgeoisie française que européenne, repose sur une hiérarchisation et une opposition ethno-raciale entre les immigrés européens et non-européens, mais aussi entre les immigrés non-européens eux-mêmes à partir de la distinction entre immigration choisie et subie. Comme je l’écrivais dans mon article sur la racialisation du fait migratoire : « Il y a donc deux formes de hiérarchisation des immigrés. Premièrement en fonction de l'appartenance ou non à l'Union européenne, donc le caractère occidental ou blanc de l’immigré. Deuxièmement en fonction de l'utilitarisme économique, corrélée à la classe (travailleur et étudiant étranger), qui crée une hiérarchisation au sein même des immigrés racisés. ». C'est à partir de ce mode de triage des immigrés que je posais l’hypothèse que « mondialisation capitaliste et racisme structurel avancent de pair, et le racisme d’Etat dans les politiques migratoires serait une mise en œuvre concrète de la domination du pouvoir bourgeois. »

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La liberté de circulation et d’installation comme droit inconditionnel

L’ensemble des hiérarchisations présentes dans la politique d’immigration et d’asile sont des atteintes à la dignité humaine. Le capitalisme colonial a toujours œuvré à la séparation et à la hiérarchisation des groupes sociaux en fonction de son besoin en force de travail d’une part, et à la défense de son idéologie libérale et néocoloniale d’autre part. Cette classification discriminatoire a pour conséquence d’engendrer une distribution inégale du droit à la dignité humaine. La bourgeoisie n’a pas de nationalité, son principal marqueur d’appartenance est la classe sociale à laquelle elle appartient. Le reste n’étant qu’une sous-espèce à exploiter et à opprimer, sans droit à la dignité, d’autant plus les prolétaires, d’autant plus les femmes, d’autant plus les familles racisées des quartiers populaires, d’autant plus les prolétaires du Sud, d’autant plus pour celles et ceux sur qui l’extraction la plus étendue de la plus-value permet à la bourgeoisie de développer sans relâche son accumulation du capital.

Il ne faut donc pas oublier que les luttes politiques, sociales et culturelles sont également des luttes pour la dignité. Le capitalisme colonial et son Etat bourgeois a toujours racialisé les politiques d’immigration et d’asile au détriment des vies humaines et du droit à l’égale dignité de chacun. C’est pourquoi, nous devons défendre un projet politique pour le droit à l’égale dignité qui ne peut reposer que sur la transformation radicale des rapports sociaux. Mon désir de communisme s’inscrit dans cette voie. Le quadrillage de la terre à travers les frontières traduit une hiérarchisation des dignités et des vies humaines entre les populations autochtones et étrangères. En définitive, comme l’exprime Fatima Ouassak dans son dernier ouvrage, nous devons porter un projet politique de transformation sociale avec comme fondement la liberté de circulation et d’installation en tant que droit inconditionnel. Ce projet ne peut être qu’internationaliste, anticapitaliste, antiraciste, écologique et féministe. Pour ma part, il porte le nom de communisme. 

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Bibliographie

  • Akoka, K. (2018). Réfugiés ou migrants ? Les enjeux politiques d’une distinction juridique. Nouvelle revue de psychosociologie, 25, 15-30. https://doi.org/10.3917/nrp.025.0015
  • Dhume, F. Dunezat, X. Gourdeau, C. Rabaud, A. (2020). Du racisme d’Etat en France ?. Le Bord de l'eau
  • Lequin, Y. [Dir.]. (2006). Histoire des étrangers et de l'immigration en France. Larousse
  • Marcuss (2022). La racialisation du fait migratoire (12/15). Blog personnel in Le Club de Médiapart. Mis en ligne le 12 Novembre 2022, consulté le 27 juin 2023. https://blogs.mediapart.fr/marcuss/blog/121122/la-racialisation-du-fait-migratoire-1215
  • Ouassak, F. (2023). Pour une écologie pirate. La Découverte

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