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Billet de blog 10 mai 2016

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Qu'est-ce qu'enseigner de manière républicaine ? n° 2

Des idées aux pratiques : comment peuvent se croiser les trois idées de notre devise républicaine (Liberté, Égalité, Fraternité) et les principes de la Pédagogie Institutionnelle ? Comment peut-on générer de la créativité au sein même d'une institution lourde et centralisée ?

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 Ce deuxième billet prend la suite de celui-ci.

Liberté ?

 Sur son lieu de travail, se poser la question de la liberté pour soi et pour les autres, génère une forme de « repoussement » des murs : ce que l'on croyait interdit, au point de ne plus s'en occuper et de se lover dans une soumission peu consciente à l'air du temps, se dévoile, s'envisage, se révèle en bonne partie possible, respectueux de la loi (tout est bien souvent affaire d'interprétation, il faut en jouer) et fécond.

 Rappel de la loi (Article L. 912-1-1): La liberté pédagogique de l'enseignant s'exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l'éducation nationale et dans le cadre du projet d'école ou d'établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d'inspection.

 Le conseil pédagogique prévu à l'article L. 421-5 ne peut porter atteinte à cette liberté.

 Au sujet du respect de la loi, on lit ici « dans le cadre du projet d'école ou d'établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d'inspection ». Pensons-y : le « projet d'école ou d'établissement » est aussi notre affaire ; quant aux inspecteurs, 1) si votre classe fonctionne bien, que les élèves progressent, a fortiori, que les parents sont avec vous, vous pouvez affronter toute inspection la tête haute 2) au pire, si vous tombez sur un mauvais coucheur, vous ne risquez pas grand-chose si ce n'est une notation qui n'évolue pas ? Rien ne vous empêche de demander une nouvelle inspection. Mon expérience m'a montré que les inspecteurs ne sont pas pires que tout le monde, et assez souvent réceptifs à vos arguments et preuves (mais il faut en avoir).

 Penser la liberté dans sa classe : c'est un des nœuds de la P I (pour Pédagogie Instutionnelle). Ne plus penser la classe comme un agrégat d'individus, mais comme un groupe, un collectif dynamique, change bien des choses. Ce groupe va s'instituer, c'est à dire se donner des règles de fonctionnement conscientes. Le professeur va être l'accoucheur de cette organisation par un travail de construction du groupe. Ceci suppose en début d'année de conscientiser les principes et leur sens par un travail de parole, d'où émergeront les principes qui feront régulièrement l'objet de rappel, de reprise dialoguée : la différence avec le fonctionnement habituel (où bien des choses, hélas, semblent aller de soi), c'est que les membres du groupe sont eux-mêmes engagés dans ce processus de co-construction de leur mini-société. Personnellement, je me suis toujours servi de la triple devise de la République pour fonder ce travail d'institutionnalisation : qu'en est-il pour nous, ici, de la liberté, de l'égalité, de la fraternité ? … ceci devient un fil rouge de la classe, ce n'est pas « enseigné » mais vécu, pratiqué (véritable instruction civique en acte). Un des effets observés : la considérable réduction des moyens « habituels » de répression (heures de colle, exclusions…) au profit d'une régulation du groupe par lui même, le professeur se posant comme garant de l'ensemble (rôle symbolique important du professeur : autorité fondée par la réalité créée, réduction de tout autoritarisme).

 Par ailleurs, la liberté se met au service de l'invention pédagogique, mais aussi du rôle du professeur dans l'établissement (exemple : chercher à être élu au Conseil d'administration, et dans mon cas, plus particulièrement, au Conseil de discipline, en vue de lutter contre l'exclusion scolaire).

 Egalité ?

 Avant toute chose, il faut dissiper un possible malentendu : « égalité » ne veut pas dire que chacun est identique à chacun, et ayant les mêmes rôles ou places. Il y a cependant égalité de condition humaine, puis-je dire : chacun est là avec son potentiel conscient et inconscient, sujet à part entière, c'est à dire avec sa responsabilité  ; là encore ce n'est pas la même selon sa place, mais elle est. Il s'agit de reconnaître à chaque sujet sa complexité et sa responsabilité dans les situations qui adviennent. La P I a profité de tout l'héritage de la psychanalyse : la parole est un véhicule, elle n'est ni vérité garantie, ni mensonge systématique ; elle se travaille // le sujet humain est reconnu dans sa complexité, sa part inconsciente n'est pas niée.

 L'idée d'égalité se déclinera différemment selon que vous êtes par exemple le professeur ou l'élève, ou encore le chef d'établissement : dans un groupe, chacun n'a ni la même place ni le même rôle, et le reconnaître permet d'abord de réfléchir vraiment à ses places et rôles, puis d'analyser ce qu'il en est pour chacun (ce qu'il a à assumer et ce qu'il en fait).

 Pour le professeur par exemple, « l'égalité » est un objectif de l'acte de transmission (égalité de l'accès aux savoirs) qui va entraîner la mise en place des moyens adaptés permettant à chacun l'accès aux savoirs. Il va aussi s'agir de garantir à chacun sa place dans le groupe, et dans ce cadre, la P I donne de bons moyens d'agir : c'est le « conseil », c'est à dire ces moments où le groupe se réunit pour se centrer sur lui même – moment institué, qui obéit à un cadre clair et conscient, réunion où chacun peut apporter un sujet, une difficulté à discuter, ; c'est par exemple le lieu où les difficultés d'intégration de tel ou tel peuvent se parler (j'ai vu par exemple se régler ainsi des problèmes de bouc-émissaire), dans un cadre où la parole est garantie et protégée par le professeur (au fil du temps, des membres du groupe jouent aussi ce rôle : c'est un plaisir de voir des enfants ou des adolescents prendre en charge tout ou partie du travail de régulation) – Toutes ces dernières années, les heures qui pouvaient servir à ce travail (heures de vie de classe) ont fondu comme neige au soleil ; je n'en ai pas moins gardé le principe de fond, formant les élèves en début d'année et permettant au fil du temps que des temps de réunion se produisent (par exemple, un temps fort de bilan trimestriel). Ce travail produit un autre effet : le groupe se met à avoir une histoire, chaque expérience sert à la suite et se tisse avec les autres.

 La conscientisation des places et des rôles de chacun + l'exigence du respect des personnes sont des moyens très riches en matière de formation civique, ne serait-ce que par l'accès à la parole de ceux qui ne la prenaient pas et par la capacité de questionner les situations – on réduit le poids des mauvaises « coutumes », des allant-de-soi, on apprend l'argumentation, l'esprit critique …– C'est également un très bon fil rouge pour l'enseignant lui-même qui se dote d'un moyen d'analyse de sa propre pratique, et plus largement, de ce qu'il en est pour lui.

 Fraternité ?

 Ce troisième terme est comme le liant des deux autres. Il va plutôt se décliner en « bienveillance »et « entraide » au sein du groupe-classe. Cette idée là est tout sauf de la mollesse permissive, ce n'est pas l'illusion du « tout-le -monde-il-est-gentil... ». C'est même le contraire : c'est bien parce qu'on mesure aussi bien la potentielle violence ou cruauté des sujets humains, que sa grande potentialité de liens et d'entre-aide, que la notion de bienveillance prend son sens : il s'agira de bien veiller au climat de socialisation de notre groupe, de ne jamais mettre la tête dans le sable, mais également de faire barrage à toute jouissance du conflit : la bienveillance permet le travail de la conflictualité.

 Quant à l'entraide, elle vient comme contre-poison de la compétition ; - ))

  Conclusion :

  Il ne s'agit pas de penser que tout ceci est une usine à gaz, que ce serait d'une difficulté folle de tout mettre en place….C'est le contraire : on peut ne se saisir que de quelques principes, ne mettre en place que des « bouts » de P I ; ce qui change le rapport au travail, à sa classe, à son institution, c'est la liberté que cette pensée de la P I apporte. Et comme souvent dans la vie, tout est affaire de processus.

 L'école, la classe sont des lieux institutionnels ; de fait ils concentrent les problématiques psychiques et sociales quotidiennes des êtres humains qui y sont, la P I le prend en compte.

 La conjugaison de la devise républicaine et de l'héritage de la P I permet donc à un groupe de s'instituer de manière « républicaine ».

 « Qu’entendons nous par « institutions » ? La simple règle qui permet d’utiliser le savon sans se quereller est déjà une institution. L’ensemble des règles qui permet de définir « ce qui se fait et ne se fait pas » en tel lieu, à tel moment, ce que nous appelons les lois de la classe, en sont une autre » (Fernand Oury). Ce n'est pas qu'une boutade, c'est l'illustration de la conception « insitutionnelle » de la pédagogie : chacun deviendra peu à peu l'acteur conscient de cette institution, et on le devine, un membre beaucoup moins passif de la société.

 Je termine sur ces lignes de Jacques Pain (voir biblio.) : « Sa (de la P I) force de cadrage et d’organisation en font une pédagogie de contention de la violence autant que de protection des personnes, autorisant et libérant l’apprentissage, la formation, le travail. Des Lieux, des Limites, des Lois, partagées, permettent un Langage commun, nous apprend-t-elle. L’intelligence se porte mieux en sécurité. Le désir, paradoxalement, tient à la loi. »

Bibliographie : (je ne sais ce qui est épuisé ou pas !)

  Vers une pédagogie institutionnelle, Fernand Oury, Aïda Vasquez, Paris, Maspéro, 1967, réédité par Matrice, Vigneux, 1990.

 De la classe coopérative à la pédagogie institutionnelle, Fernand Oury, Aïda Vasquez, Paris, Maspéro, 1971.

 Chronique de l’école caserne, Jacques Pain, Fernand Oury, Paris, Maspéro, 1972, réédité par Matrice, Vigneux, 1998.

  Qui c’est l’conseil, Catherine Pochet, Fernand Oury, Paris, Maspéro, 1979, réédité par Matrice, Vigneux, 1997.

 Une journée dans une classe coopérative, René Laffitte, postface de François Tosquelles, Paris, Syros, 1985, réédité par Matrice, Vigneux, 1997.

 L’année dernière j’étais mort, Catherine Pochet, Fernand Oury, Jean Oury, Vigneux, Matrice, 1986.

  La pédagogie institutionnelle d’intervention, Jacques Pain, Vigneux, Matrice, 1993.

 Pédagogie institutionnelle, mise en place et pratique des institutions dans la classe, Françoise Thébaudin, Fernand Oury, Postface de Jean Oury, Vigneux, Matrice, 1995.

  Mémento de pédagogie institutionnelle. Faire de la classe un milieu éducatif, René Laffitte et le groupe Vers la Pédagogie Institutionnelle, Vigneux, Matrice, 1999.

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