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Billet de blog 28 avril 2025

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Tardes de soledad, les toreros ou la mise à mort d'un mythe

Que peut-il bien se passer quand une personne antispéciste et végétalienne depuis de nombreuses années se retrouve devant un documentaire filmant au plus près une corrida ? C'est la question que je me suis posée avant de me décider à aller voir Tardes de soledad, du réalisateur Albert Serra. À ce détail près que la végétalienne antispéciste, c'était moi.

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Illustration 1
Tardes de soledad, d'A.Serra - Le superbe Péruvien Andrés Roca Rey entouré de sa cour.

Que peut-il bien se passer quand une personne végétalienne depuis de nombreuses années se retrouve devant un documentaire filmant au plus près une corrida ? Que provoque l'observation longue et détaillée d'un matador célèbre, le Péruvien Andrés Roca Rey, chargé de mettre à mort des taureaux à la chaîne, par un antispéciste ? C'est la question que je me suis posée avant de me décider à aller voir Tardes de soledad, du réalisateur Albert Serra. À ce détail près que la végétalienne antispéciste, c'est moi. Ce n'est donc pas peu dire que je m'attendais à ce que la vue de la souffrance animale dans ces enceintes brûlant sous le soleil hispanique, mais parfois aussi rendues boueuses par une pluie battante, à ce que le spectacle de la lente agonie de la bête sous les coups de sabre et les hourras de l'assistance me tordent de tristesse et d'indignation.

J'appréhendais fortement l'épreuve, mais voulais me l'imposer au nom d'un principe esthétique auquel je tiens un petit peu plus qu'à d'autres : l'art doit montrer. En art il faut montrer les choses comme elles sont. L'art ne doit en aucune manière détourner le regard. C'est au nom de ce principe - sans doute discutable - que j'ai tant critiqué le film La zone d'intérêt, dont le dispositif visuel (une dizaine de caméras réparties dans une maison mitoyenne du camp d'Auschwitz) n'a selon moi été mis en place que pour mieux cacher la seule chose qui n'aurait pas dû l'être, à savoir l'extermination pensée, planifiée et systématisée d'êtres humains.

Or, pour revenir à Tardes de soledad, et très étrangement, je me suis assez vite habituée à la vision du carnage, à mesure que je percevais l'enchaînement des gestes, saisissais le déroulement du rituel et sa répétition à l'identique, d'une corrida à l'autre. Non pas que j'y aie pris le moindre plaisir. Mais enfin, je devais bien admettre qu'au bout d'une demi-heure de film, je ne pleurais pas les chaudes larmes que j'avais imaginées (et peut-être appelées de mes vœux). Au contraire, je regardais avec une certaine incompréhension mon amie et voisine de siège se pencher régulièrement derrière un dossier de fauteuil pour se dissimuler à l'écran. Je me suis donc demandé ce qui s'était passé exactement pendant ces deux heures de massacre quasi fordien, et m'avait tant éloignée du sentiment d'empathie (du réflexe de projection) m'animant d'ordinaire face à n'importe quel animal, aussi petit qu'une fourmi, antipathique qu'une araignée et inquiétant qu'une chauve-souris, aussi différent de nous qu'un bon gros poulpe bleu.

Tout d'abord, il faut le dire, le taureau qui se fait piquer sous la peau du dos, puis sérieusement embrocher entre les épaules et pour finir, à la jonction de la nuque et du crâne, ne pousse presque aucun cri. Difficile par conséquent d'affirmer que l'animal souffre, plus difficile encore de dire s'il souffre un peu, beaucoup ou bien à peine. Tous ceux qui se sont retrouvés dans une situation risquée (une chute, une bagarre, un accident) savent que la montée d'adrénaline atténue, voire annule la souffrance tout le temps que perdure cette situation. Il n'est donc pas impossible d'imaginer que le taureau en alerte, dès lors qu'il se trouve acculé dans l'arène et harcelé par une demi-douzaine de toreros qu'il tente d'encorner en retour ne soit pas totalement assailli de douleur comme je l'aurais craint. On croit moins à la douleur des poissons, inexorablement muets dans la mort, qu'à celle des animaux hurlants. C'est un premier point.

Mais celui-ci ne saurait suffire. Les derniers instants de la bête couchée qu'un cheval vient tirer vigoureusement par les cornes ont beau se tenir dans le silence, ils n'en paraissent pas moins cruels. Un autre fait notable se greffe. Toute la mise en scène, il faudrait dire tout le décorum et la chorégraphie mis en place autour de cet animal ont quelque chose de tellement factice que le sort même de la pauvre bête s'en trouve, et probablement à tort, nuancé. Voilà, je crois, ce que Serra nous révèle avec brio. Voilà l'information nouvelle. La corrida consacre le règne du fake.

Il faut voir comment tout ce qui sort un tant soit peu du scénario attendu (du « rituel ») provoque aussitôt l'arrivée d'une nuée de toreros. Il faut voir comment, au moindre dérapage, au coup de corne raté, à la muleta de velours tombée au sol, la troupe forme aussitôt un mur autour du torero en chef pour le protéger. Disons-le clairement, le combat est bidon. Le danger, une illusion. À aucun moment le taureau n'a le pouvoir de changer l'issue du scénario. Il pourra en modifier une ou deux lignes, tout au plus. Mais dès son entrée, il est harrassé pendant de longues minutes sans que les toreros courent le moindre péril (cachés derrière de solides barrières, ils font courir l'animal dans tous les sens en agitant de vifs tissus). J'entends déjà les protestations. Quand même, le matador risque sa vie en approchant le taureau ! Un couvreur travaillant sur un toit de tuiles la risque-t-il moins ? Combien d'ouvriers chaque jour meurent-ils sans qu'on aille célébrer leur courage ? Ces hiérarchies sont ridicules. Et le taureau n'a rien du tueur redoutable qu'on nous vend.

La réalité s'avère bien plus prosaïque, car la corrida repose sur un seul et unique fait : le taureau ne peut s'empêcher de foncer sur le tissu rouge qu'on agite sous ses yeux. Point. C'est là une donnée éthologique immuable au même titre que celles qui poussent le papillon à se brûler les ailes en se collant aux ampoules allumées et le hérisson à se mettre inutilement en boule à l'approche des voitures sur les routes de campagne. Je soupçonne même les banderilles qu'on plante au niveau de la colonne vertébrale d'endommager des nerfs et de restreindre plus encore la vision du taureau. Peut-être ne distingue-t-il quasiment plus rien après quelques-uns de ces coups bien placés. Après ça, le torero entraîné depuis son enfance à se mouvoir face à l'animal ne révèle alors ni mérite, ni véritable courage. Il se joue des réflexes d'une grosse, puissante certes, mais pauvre bête, programmée pour agir machinalement. Là se tient la seule vérité du combat. Le reste n'est que chorégraphie, travestissement, posture et vanité.

Oui, tout ici est bidon. C'est cet aspect qui saute aux yeux lorsqu'on regarde Tardes de soledad. C'est là que nous emmène A.Serra. Mais tout de même, me dira-t-on, regardez comme le matador avance sa bouche. Un visage pareil ne saurait mentir ! N'est-il pas à l'affût ? hyper-concentré ? Sans doute. Mais le violoniste en concert l'est-il moins ? Ce dernier fait-il pour autant une grimace affreuse ? Ce qui tend le torero comme un arc, le fait se dresser sur la pointe des pieds, froncer les sourcils et avancer les lèvres, ce n'est pas tant la prise de risque face à l'animal que le sentiment d'être à tout moment scruté, jaugé, jugé par ses semblables humains. Les cris de son équipe le galvanisent. Ivre de lui-même, il étire et bombe le torse. Et s'il pouvait se passer du taureau, il le ferait. On l'entend à plusieurs reprise, c'est le public qu'il combat. D'ailleurs, le taureau, il s'en débarrasse. À la benne, le bâtard, il faut désormais saluer l'assemblée.

Voici en effet un autre point à aborder : le mépris et le dégoût que les « combattants » montrent envers l'animal a de quoi surprendre. C'est une autre information inattendue. Dans les pratiques ancestrales de chasse et de lutte, dont on trouve encore des exemples dans certaines régions reculées du monde (Mongolie, Afrique subsaharienne, territoires traversés par les tributs nomades), les chasseurs font preuve d'un respect immense pour les bêtes qu'ils abattent. Il n'est pas rare qu'ils prononcent une prière en leur honneur, ils s'adressent à elles avec reconnaissance, conscients qu'ils doivent leur propre survie au sacrifice du gibier. Ici il n'en est rien. Le taureau est insulté de bout en bout, et bien après encore, dans la camionnette qui ramène le torero à sa chambre d'hôtel. Le taureau est d'autant plus méprisé qu'il ne représente en aucune mesure un danger pour l'équipe. C'est précisément parce que ses membres font semblant de mener un combat qu'ils ne le respectent pas – l'animal à leurs yeux n'a pas de valeur. Tout au plus est-il un accessoire de spectacle parmi d'autres, qu'on change à chaque nouvelle corrida.

On s'amusera par conséquent de l'obsession de l'un des assistants d'Andrés Roca Rey - son bras droit, pourrait-on dire - pour « la vérité » du combat. Il n'a que ce mot à la bouche. Il le répète avec l'acharnement de celui qui veut s'en convaincre et convaincre ceux qui l'écoutent. Et pourtant, les toreros ne montrent aucune vérité. Il n'existe là nulle vérité du combat car l'égalité des combattants est une illusion. On pourrait se croire devant un match de catch. Dès lors qu'on n'y croit plus, que la manipulation est révélée au spectateur, pas étonnant que la mort même du taureau semble moins douloureuse, moins insupportable comme ce fut le cas pour moi.

Par ses prises inédites et ses longues scènes intimes, le film dirige le regard, il découpe le réel. Et permet de saisir la pratique traditionnelle en dehors des clichés. Ainsi, quel que soit son fonctionnement, la corrida à proprement parler ne s'avère-t-elle pas (si) mauvaise. Dans un monde où les humains mangent de la chair animale, ce qui - qu'on le veuille ou non - reste le cas aujourd'hui dans son écrasante majorité, qu'un taureau élevé et (très bien) nourri par l'herbe grasse d'un champ paisible soit mis à mort au terme d'un numéro macabre me choque moins que de savoir que des vaches qui n'ont jamais vu le ciel de leur courte vie la finiront pendues par les pattes arrière avant d'être égorgées au milieu des odeurs d'urine et de sang, des hurlements de bêtes, des claquements de portes en métal et des grincements de chaînes. Non pas que je cautionne l'un au détriment de l'autre. Mais à sa manière toujours très singulière, Albert Serra évacue ici, et avec une grande finesse, la fameuse question polémique : « pour ou contre la corrida ? ». Le documentaire concentre son œil moqueur sur les seuls toreros. Le problème, c'est eux. Ce qu'ils sont, les valeurs masculinistes qui les meuvent, les mensonges qu'ils véhiculent et ont transmises de génération en génération.

Peut alors se dérouler, tel un décor qui continuerait de s'étaler au-delà de l'arène, toute la toile dans laquelle évolue la petite société des toreros. En dehors des moments de pur torer, on jugerait observer une pièce de Molière. Une variation sur Les précieuses ridicules, par exemple, où la petite cour autour du boss (on sait que c'est le boss parce qu'il ne dit pas « s'il vous plaît » quand il demande de l'eau) enchaîne les courbettes et les tours de chapeau. On caresse l'élu, on admire ses blessures, salue sa bravoure à nulle autre pareille, en un mot on le flatte sans doute comme on célébrait le talent du roi soleil à son premier bâillement du matin. Je n'insisterai pas sur la récurrence du mot cojones dans le documentaire, qui a été amplement commentée. On nous avait promis du brut, de l'authentique ; un défilé de « couilles » et de prestige. On a plutôt trouvé un spectacle de glandes et de brosses à reluire. 

Machistes, vulgaires, serviles, superstitieux, fats et pour finir, couards. Tels apparaissent ceux qui peuplent le petit monde de la corrida. De ce point de vue, ils ne s'en remettront pas. Reste alors la seule perspective esthétique, hors de toute morale et de toute opinion. Les caméras d'Albert Serra accumulent les à-plat de couleur, jouent des effets de miroir entre l'animal et le matador costumé. Entre le rouge et le jaune, le noir et l'or, on jurerait parfois se trouver devant des tableaux de Rothko. Et si le documentaire s'avère un peu long sur la fin, il réussit à faire voir une succession de toiles extraordinaires. Des toiles qui soufflent bruyamment.

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