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Billet de blog 24 février 2023

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Moi, végane, écolo et fatiguée - 6 éthique, partie 1

Est-il légitime de comparer l'exploitation animale à l'esclavage ? de lier le patriarcat à l'élevage ? A-t-on le droit d'établir un parallèle entre les agissements des nazis et ce que l'humanité fait subir aux animaux ? Cette première partie sur l'éthique du véganisme tente de répondre à ces questions.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce billet fait suite à celui-là.

Cela fait plus de 2 semaines que je planche sur l’éthique et force m’est de constater que ce sera bien trop long pour un seul billet. J'ai donc tout repris de zéro afin de tenir compte de ce découpage en plusieurs chapitres.

Cette première partie va taper dans le vif du sujet sans trop de préliminaires, d'enrobage ni de définitions. Ce ne sera peut-être pas agréable à lire pour tout le monde, pas plus que ça n’a été agréable à écrire pour moi. Mais je pense que vous me connaissez maintenant suffisamment pour savoir qu’il n’y a pas de jugement de ma part : ne vous sentez donc pas mis en accusation de quelque façon que ce soit.

Avertissement : je suis dans une période de rechute du covid long, tant au niveau physique que cérébral, et je n’étais pas au plus haut de mes capacités en écrivant et relisant cet article. Je ne dis pas ça pour réclamer votre indulgence, au contraire : n’hésitez pas à me signaler une baisse de qualité par rapport aux billets précédents. Je reprendrai tout si nécessaire lorsque ça ira mieux.
J’aurais pu aussi retarder l’écriture et la publication de cette partie, cela aurait été peut-être plus correct, mais j’essaye de faire en sorte que ce foutu covid long ne gouverne plus totalement ma vie, alors...  c’est parti ;)

Beaucoup de véganes comparent l’exploitation animale avec l’esclavage – le terme « abolitionnisme » pour désigner la volonté de mettre fin à l’élevage n’a pas été choisi au hasard – et de façon plus générale la façon dont on traite les animaux avec celle dont on traite les humains.

Ils établissent également un parallèle entre patriarcat et exploitation des femelles comme reproductrices – la base de l’élevage –, au point d’affirmer parfois qu’on ne peut pas être réellement féministe si on n’est pas végane.

Un certain nombre de points communs ont été également relevés entre les abattoirs et les camps d’extermination. Non, ce n’est pas un point Godwin : le parallèle a été établi notamment par des rescapés desdits camps d’extermination, des gens dont la famille a été décimée par les nazis ou par des descendants de nazis.

Ces trois arguments sont développés dans Un éternel Treblinka de Charles Petterson, ouvrage très dur à lire (on a l’impression de s’être fait rouler dessus quand on le referme) mais infiniment intéressant, très sourcé, et sur lequel je vais m’étendre un moment.

Un éternel Treblinka

La thèse que défend ce livre est la suivante :

Pour « domestiquer » les animaux il y a quelques milliers d’années, l’être humain a dû s’éloigner d’eux dans son esprit, ne plus les considérer comme des égaux ou au moins des êtres comparables à lui et dignes de respect (même s’il les chassait déjà), afin de les enfermer, entraver, castrer, marquer, aveugler, afin de contrôler leur reproduction, d'éloigner les petits des mères, et de les soumettre à des traitements douloureux pour les maîtriser (fouet, aiguillon, etc).
Contrairement à ce qu’on pense parfois, l’élevage industriel contemporain n’a pas inventé la torture animale. Lire par exemple comment les Lapons castrent les rennes depuis toujours bat définitivement cette idée en brèche.

Au bout de quelques générations, à partir du moment où ces pratiques étaient profondément ancrées dans les mœurs et que plus personne ne les remettait en question, la voie était ouverte pour appliquer les mêmes traitements à certaines catégories d’êtres humains : il n’y avait qu’à les considérer comme des sous-humains, des animaux… et les traiter comme tels. C’est l’apparition et la justification de l’esclavage (d’ailleurs dans certaines cultures il n’y avait qu’un seul mot pour désigner indifféremment les esclaves ou le bétail), avec les mêmes pratiques : enfermement, entrave, marquage, traitements douloureux, castration, mutilation… mais aussi le début de l’oppression des femmes, les hommes leur appliquant les mêmes techniques qu’aux animaux pour contrôler leur reproduction.

De façon plus générale, déshumaniser son adversaire en lui donnant des noms d’animaux est un préalable à l’humiliation, au meurtre, à l’extermination ou à l’exploitation. Si quelqu’un vous affuble de noms d’animaux en raison de votre appartenance à telle ou telle communauté, attention, danger.
Prenez n’importe quelle catégorie d'humains persécutée par une autre, vous pouvez être à peu près certains qu’on lui aura donné des noms d’animaux, ce qui facilite voire légitime la violence qu’on va exercer à son encontre : c’est quand même moins traumatisant de tuer des cafards, des cochons ou des rats que des êtres humains…
Quelques exemples : dans les années précédant le génocide arménien, les Turcs ottomans les qualifiaient de « bétail » (ce qui aurait dû allumer tous les signaux, comme dit précédemment). Pour les esclavagistes occidentaux, les Africains étaient des « singes », et les Noirs le sont toujours pour ceux qui leur jettent des bananes pendant les matches de foot. Les Premières nations américaines étaient des « bêtes sauvages » (et tout le bestiaire qui allait avec : sangliers, loups…) et ont été traitées comme telles. Les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale ont été qualifiés tour à tour de « reptiles », d’« insectes », de « troupeau japonais », de « chiens enragés » ou « chiens jaunes » voire de « fourmis », mais aussi de « singes ». Peu après Pearl Harbor, les Américains d'origine japonaise ont été rassemblés et contraints de vivre dans des baraquements pour bestiaux pendant des mois avant d'être internés dans des camps. Les Japonais n’étaient pas en reste avec les Chinois qu’ils comparaient aussi à des « fourmis » ou « un troupeau de moutons ignorants » ou à des « cochons ». Pendant la guerre du Vietnam, les Vietnamiens étaient des « termites » ; pendant la guerre du Golfe, les Irakiens étaient des « cafards ». Liste absolument non exhaustive.

Le livre en vient enfin plus particulièrement à ce qui a inspiré son écriture : la Shoah. Les Juifs ont aussi été considérés, nommés et traités comme des animaux depuis bien longtemps et par bien des nations, mais les nazis ont franchi une nouvelle étape avec les camps d’extermination.
Plusieurs pièces du puzzle s’imbriquent ici : Henri Ford, antisémite notoire, s’est inspiré des abattoirs industriels de Chicago pour mettre au point sa célèbre ligne d’assemblage (en inversant simplement le processus : l’abattoir part de l’animal entier pour le démembrer, l’usine assemble des pièces détachées pour aboutir à un produit fini). N’oublions pas qu’alors aux USA fleurissait l’eugénisme, la ségrégation raciale et avaient lieu des stérilisations massives, ce qui a largement inspiré Hitler – qui revendiquait par ailleurs une grande admiration pour ce cher Ford. Les camps d’extermination ont été directement calqués sur les abattoirs : avant de devenir le grand chef de la SS, Himmler a travaillé dans un élevage de poulets, ce qui l’a sans doute inspiré pour la suite de sa carrière.

La dernière partie du livre donne la parole à des survivants, descendants de survivants ou descendants de nazis qui militent tous pour la cause animale et pour qui le lien entre exploitation animale et nazisme ne fait aucun doute.

Voici résumée une liste de points communs relevés par une descendante de nazis :

  • la décision de priver les animaux / les Juifs de toute dignité et individualité. La déshumanisation des Juifs et autres victimes des camps de concentration était totale : on les déshabillait et les groupait en troupeaux avant de les tuer.1
  • un clivage mental chez beaucoup de témoins : chez les animaux, on établit couramment une différence nette entre les chiens et chats de compagnie et ceux utilisés pour l’expérimentation animale (dans Les émotions des animaux, Marc Bekoff a été frappé lors de discussions avec certains chercheurs par la façon dont ils anthropomorphisaient parfois à l’extrême leurs propres chiens tout en déniant ne serait-ce que toute sensibilité à ceux sur qui ils expérimentaient au quotidien)  ; on a vibré pour Babe parce que c’était un cochon extraordinaire… tout en mangeant du jambon issu d’un cochon « ordinaire ». Certains ont des lapins et des chèvres de compagnie et vont leur trouver des personnalités attachantes, et que dire des chevaux de loisirs, sans pour autant remettre en question l’élevage de caprins, de lapins ou de chevaux destinés à la boucherie. Beaucoup d'éleveurs ont (au moins) une bête qu'ils adorent, une vache, un taureau, une chèvre… qu'ils n'enverront jamais à l'abattoir et dont ils louent les qualités (intelligence, douceur, personnalité, etc).
    Dans le même état d’esprit, pendant l’ère nazie, beaucoup d’Allemands avaient dans leur entourage un « Juif bien-aimé », un Juif exceptionnel à ne pas confondre avec les « Juifs ordinaires ».
  • les points de rassemblement, où animaux comme Juifs étaient chargés dans des camions ou des trains sans respecter les liens de famille ou d’amitié. D’ailleurs parfois les nazis rassemblaient les Juifs dans des abattoirs. Par exemple le 30 août 1942, à Wiesbaden, les nazis ont parqué et laissé les Juifs pendant 4 jours dans les enclos à bétail de l’abattoir situé près de la gare.
  • les sélections en fonction de la « valeur », du sexe, de l’âge.
  • l’utilisation de rampes pour le chargement et l’utilisation de wagons à bestiaux pour les transporter pendant des jours parfois, debout et serrés les uns contre les autres, sans eau ni nourriture.
  • les chiffres tatoués sur la peau.
  • le langage des chauffeurs et des bouchers (« cochons de Juifs »).
  • l’utilisation d’euphémismes : « euthanasier » pour « assassiner », « traitement spécial » pour « mise à mort ».
  • le besoin d’énormément d’organisation et de paperasserie pour transporter des millions d’animaux sur de longues distances et, à leur arriver, pour les tuer. C’était la même chose pour les Juifs. Cela déresponsabilisait l’ensemble de la chaîne2. Ce procédé de dilution de la responsabilité est bien connu et toujours abondamment employé dans de nombreux domaines. 

Voilà en très, très condensé le propos général d’Un éternel Treblinka.
Je reprécise que tout est abondamment sourcé (+ de 200 références bibliographiques) et illustré par d'innombrables exemples et témoignages ; si ce que j’en dis vous a laissé penser que cette thèse est totalement farfelue, c’est mon résumé qui est à blâmer et non le livre.

Alors, tous nazis / esclavagistes ?

Même si pour ma part j’adhère à la thèse développée par ce livre, à savoir que l'oppression des animaux a servi et sert toujours de base et de modèle à l'oppression des humains, je ne pense pas pour autant que tous ceux qui pratiquent ou cautionnent l’exploitation animale sont des nazillons ou des esclavagistes en puissance (ce que ne prétend pas le livre non plus d'ailleurs).
D’ailleurs, si je me penche un peu sur le cas de mes animaux de sauvetage… Il m’arrive de les enfermer et de les attacher. De les transporter (les moutons pour la tonte par exemple), ce qui les stresse horriblement. Tous les mâles sont castrés, certaines femelles sont stérilisées, et la plupart sont bouclés ou pucés. Ils sont dans des prés entourés de barbelés, électrifiés pour certains, on les ramène quand ils se sauvent… Oui, même si on ne les exploite pas et qu'on a les meilleures intentions du monde envers eux, il y a quelques points communs assez gênants avec ce qui précède, je le sais bien3. Certes, vivant en France au 21e siècle, je n’ai pas vraiment le choix : imaginez ce que ça donnerait si je me mettais en tête de libérer nos vaches ou nos chevaux, ce que j’aimerais faire dans l’absolu… d'ailleurs si on a hérité de nos boucs et chèvres, c'est bien parce que suite à leur abandon en forêt ils allaient être abattus.
Mais pour être honnête, même si ça me « chatouille » parfois, ça ne me torture pas non plus ; lorsqu’un de nos animaux se sauve, je cours après en râlant et je le remets dans son pré sans états d’âme, en étant simplement contente de l'avoir rattrapé avant qu'il ait provoqué un accident ou fait plus de dégâts.

Pourtant le même traitement (enfermement, entrave, stérilisations, barbelés, clôtures électriques, capture, marquage) appliqué aux humains me révolte.4
Donc non, bien qu'étant végane, je ne mets pas exactement sur le même plan la façon dont on traite les animaux et celle dont on traite les humains.

Élevage vs chasse

Deuxième point : on a parlé essentiellement des pratiques de l’élevage, vous l’aurez remarqué, et non de la chasse (au sens large, pêche incluse). Du coup ramener les problématiques de l’esclavage ou de l’oppression des femmes, ou plus largement des discriminations entre humains à une binarité végane / non végane n’est pas pertinent à mon avis car les éthiques sous-jacentes sont fondamentalement différentes.
Autrement dit, même si on adhère à l'idée qu'il est impossible d'être complètement féministe si on cautionne l’élevage étant donné que l'oppression des femmes découle en ligne droite de l'exploitation des femelles dans l'élevage, on peut quand même l’être sans pour autant refuser toute utilisation des animaux.

La chasse et la pêche (ni de loisir ni industrielle, j’entends, mais exclusivement pour se nourrir) s’inscrivent dans la prédation naturelle qui existe sur Terre depuis la nuit des temps. Certains animaux en chassent d’autres pour se nourrir, eux et leur famille/tribu. L’individu chassé a vécu libre jusque-là (avec les souffrances que ça implique, je ne fais pas dans le bisounours) et a une chance de s’en sortir.
À l’échelle de l’espèce et des populations, les prédateurs gardent les troupeaux en bonne santé en s’attaquant en priorité aux individus âgés, malades ou affaiblis d’une façon ou d’une autre.

L’élevage, industriel ou non, c’est tout autre chose. À l’échelle d’un individu, c’est un contrôle absolu sur sa vie. On décide de ses géniteurs (via la reproduction artificielle éventuellement), du moment de sa naissance à quelques semaines près, dans la grande majorité des cas on l’enlève à sa mère très rapidement (voire bien avant sa naissance dans le cas des volailles qui naissent quasiment toutes en couvoirs, y compris dans les élevages plein air/en liberté/bio), de l’endroit où il sera à n’importe quel moment de sa vie, de ce qu’il mangera, de son degré de liberté, de son travail éventuellement, de sa prise de poids, des congénères qu’il fréquentera, de si on le fera se reproduire ou non, et pour finir de la date de sa mort, bien souvent décidée avant même sa naissance et dans la grande majorité des cas avant qu’il soit devenu adulte (contrairement à ce que certains pensent, l’espérance de vie moyenne d’un animal de ferme est bien moindre que celle d’un animal sauvage). Comme dit précédemment, on va le castrer, le mutiler, le marquer, l’enfermer, l’attacher, le déplacer, le frapper, le torturer etc. pour parvenir à nos fins.
À l’échelle d’une espèce, c’est la sélection dans un but purement utilitaire, la création artificielle de races destinées spécifiquement à tel usage : viande, lait, œufs, travail, laine, esthétique, compagnie, expérimentation animale… c’est le contrôle de la vitesse de croissance, de la morphologie, du caractère, de la rentabilité, de la fertilité, bien souvent aux dépends du bien-être des individus y compris dans l’élevage des animaux de compagnie : nombreuses sont les races de chien qui présentent des problèmes de santé chroniques suite à l’ultra-sélection sur des critères purement esthétiques, par exemple.
Enfin, pour ce qui est de la santé des populations, l’élevage implique la plupart du temps de rendre sédentaires des animaux nomades avec tout ce que ça implique comme problèmes sanitaires notamment en terme de parasitisme (ce qui oblige à des traitements réguliers type vermifuges) et de carences (qu'on pallie avec des compléments alimentaires), et à mettre en contact permanent des espèces différentes, humaine ou non, ce qui favorise l'émergence des zoonoses.

Donc oui, l’invention de l’élevage par l’être humain a marqué une rupture nette dans la vie sur Terre.

Le Néolithique, pour le meilleur ou pour le pire ?

On sait maintenant que contrairement à ce qu’on a longtemps cru l’apparition de l’agriculture (au sens large, élevage inclus) a entraîné bon nombre de conséquences néfastes sur l’humanité, tant au niveau physique que social.
L’espérance de vie et la taille des humains ont fortement diminué, et de façon durable puisque ce n’est que grâce à l’industrialisation et à la médecine moderne qu’on a pu revenir au niveau précédant le Néolithique. La naissance de l’agriculture a aussi coïncidé avec l’explosion des caries, de la sous-alimentation et de la malnutrition, de l’arthrose, et avec l’augmentation de la mortalité infantile suite au rapprochement des naissances. L’agriculture fournissait effectivement une alimentation moins variée pour un temps de travail bien supérieur : on estime aujourd’hui qu’un chasseur-cueilleur consacrait probablement en moyenne 15 heures par semaine seulement à la recherche de nourriture. Les agriculteurs actuels et leurs 55 heures hebdomadaires (en moyenne en France) devraient apprécier.
Au niveau social, l'invention de l'agriculture et de l'élevage a entraîné l’apparition et l’appropriation des stocks de nourriture (y compris sous forme d'animaux vivants) par certains, puis la création de milices armées pour les protéger contre les autres, et de fil en aiguille la naissance des inégalités sociales qui ont toujours cours aujourd’hui.

Et donc on peut ajouter à ce tableau déjà bien sombre les conséquences psychologiques déjà citées plus haut : c’est à cause de cette révolution qu’on s’est extirpés, dans notre esprit du moins, du règne animal et plus globalement de la nature ce qui nous a d'ailleurs menés à la situation écologique actuelle, qu’on s’est amputé d’une partie de notre empathie et qu’on trouve toujours normal de s’approprier la vie (et la mort) de milliards d’animaux ; et c’est ce qui a été pris comme modèle par beaucoup d’humains pour traiter « les autres », ces autres pouvant être des animaux non humains mais aussi des humains d’un autre sexe, d’un autre âge (il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont on considère et traite les enfants et les vieux), d’un autre pays, d’une autre origine sociale, couleur de peau ou orientation sexuelle, etc. que l’on va le plus souvent traiter d’animaux pour effacer notre dissonance cognitive et pouvoir les persécuter sereinement.

À mon humble avis, l’humanité et la Terre se seraient mieux portés si on n’avait pas pris ce tournant funeste il y a quelques milliers d’années.
Je ne crois pas qu’on puisse retourner en arrière. Le problème n’est pas tant de tourner le dos à 11 000 ans d’histoire, car après tout ces 11 000 ans ne représentent pas grand-chose dans l’histoire globale de l’humanité (et rien du tout dans l’histoire de la vie sur Terre5) et l'humanité a connu d'autres bouleversements majeurs et parfois ultra-rapides depuis. Mais, comme le soulignait un commentateur dans le billet précédent, l’agriculture est un cercle vicieux dont il est quasiment impossible de sortir vu l’augmentation démographique qui en a découlé. Il n’est plus question de nourrir 8 milliards d’individus, sédentaires pour la majeure partie d’entre eux qui plus est, en mode chasseur-cueilleur (la question pourra cependant se poser si l'effondrement global et massif craint par les collapsologues a lieu car la population mondiale s'effondrera elle aussi).

Malgré tout je trouve utile de prendre conscience de ce parallèle ou plutôt de ce continuum dans la violence, de son poids dans notre histoire humaine collective. De réaliser aussi que même l’élevage le plus respectueux et bien-traitant que l'on puisse trouver dans nos contrées repose bel et bien sur une violence sous-jacente fondamentale, à savoir la domination et l’appropriation de la vie d’autrui pour son usage personnel (on reviendra sur cet « autrui » animal – et végétal – dans un prochain billet).
De prendre conscience aussi de son corollaire qui serait que mieux traiter les animaux, arrêter de les considérer comme des marchandises, réveiller notre empathie vis-à-vis d’eux pourrait bien être une étape utile voire nécessaire dans le chemin vers la fin des discriminations entre humains. Utopique, certainement, et alors ?


Mais si l’on ne veut plus continuer dans la voie actuelle, et on est nombreux dans ce cas ne serait-ce que concernant la fin de l'élevage intensif, il faut bien admettre que trouver une ou des voie.s intermédiaire.s n’est pas tâche aisée.

À mes yeux, le véganisme (qui exclut l’élevage mais aussi la chasse, je le rappelle) est l’une des solutions possibles concernant la cause animale dans les pays riches, à condition qu’il s’inscrive dans un cadre plus large, ne se focalise pas uniquement sur les grosses bêtes, arrête de soutenir le capitalisme et s’efforce de regarder un peu plus loin que le logo « vegan » apposé sur son emballage plastique.

Élevage vs esclavage / exploitation / colonisation

Une différence saute aux yeux : on ne mange(ait) pas les esclaves, contrairement aux animaux d’élevage. Et, deuxième différence, même si on les assimilait à des animaux pour justifier leur exploitation, on savait qu’ils étaient quand même un cran au-dessus à cause de la fertilité existante entre maîtres et esclaves/exploités/colonisés – je parle bien de fertilité et non de relations sexuelles, la zoophilie ayant toujours existé et étant encore de nos jours beaucoup plus répandue qu’on pourrait le croire.

Mais pour tout le reste, les traitements et utilisations ont été et sont toujours les mêmes (pour des raisons pratiques je conjugue tout ce qui suit au passé mais en réalité une partie de ce que je décris existe toujours).

On a exploité leur force, leur compagnie parfois, leur capacité reproductrice, leur production laitière (les esclaves nourricières devaient allaiter les enfants de leurs maîtresses, souvent au détriment de leurs propres bébés dont bon nombre mouraient de malnutrition). Même si c’est resté peu courant, on a fait du cuir avec leur peau, et les nazis ont fait du savon avec les os de leurs victimes.

On a pratiqué l’eugénisme sur l’être humain comme sur les animaux et avec les mêmes variantes, depuis les plus violentes jusqu’aux « bienveillantes ». Mon mari, originaire de Strasbourg, a découvert l’an dernier avec stupeur qu’un certain nombre de ses copains d’enfance faisaient en réalité partie sans le savoir d’une expérience d’eugénisme « positif » qui a eu lieu des années 20 jusqu’aux années 80 (oui, quand même).

On a expérimenté sur eux, de la même manière qu’on le fait toujours sur les animaux : j’ai appris il y a quelques années que certains instruments et pratiques chirurgicales de la gynécologie avaient été mises au point au 19e siècle sur des esclaves noires – sans anesthésie bien sûr, puisqu’à l’époque il était admis que les Noirs ne ressentaient pas la douleur, ou du moins pas comme les Blancs6… Pensez-y la prochaine fois que vous verrez un spéculum ou que vous vous ferez opérer d’une fistule…
C'est probablement dans la droite ligne de cet héritage que s'inscrivent les violences obstétricales et gynécologiques toujours largement d’actualité : visites systématiques avec touchers vaginaux et tripotage des seins dès la puberté, position non physiologique imposée lors de l’accouchement, épisiotomies abusives pratiquées parfois contre la volonté de la future mère, sutures sans anesthésie et « point du mari », touchers vaginaux et rectaux pratiqués sur des patientes inconscientes et autres violences ordinaires où les femmes se sentent davantage traitées comme du bétail que comme des êtres humains7.
Et, bien sûr, les nazis ont abondamment expérimenté sur leurs prisonniers, que ce soit pour faire « avancer la science » ou par simple sadisme.

La science quant à elle s’est évertuée à prouver les thèses suprémacistes (intelligence, sensibilité… supérieures de telle « race », de tel sexe, de telle classe sociale… rappelons-nous aussi comment les sourds-muets étaient considérés avant que l’abbé de l’Épée puis ses successeurs leur rendent leur humanité aux 18e et 19e siècles), au même titre qu’elle l’a fait pour les thèses spécistes (un exemple parmi de nombreux autres : l’INRA a déployé beaucoup d’efforts – commandités et financés par la filière du foie gras – il y a une vingtaine d’années pour essayer de prouver que les oies et canards ne souffraient pas lors du gavage8 et cette étude pourtant contestée et démontée depuis longtemps est toujours brandie aujourd'hui par les défenseurs du foie gras).
De nos jours, on trouve de plus en plus de publications scientifiques qui reconnaissent aux animaux quasiment tout ce qu’on pensait être l’apanage de l’être humain, depuis l’empathie jusqu’à la culture en passant par la conscience de soi ou des capacités mathématiques. C’est une bonne chose, bien sûr, mais ça le serait davantage si une grande partie de ces études n'étaient pas encore à l'heure actuelle basées sur la torture animale9 et ne prouvaient pas aussi et surtout la totale absence d’empathie chez les humains...


On les a fait se produire dans des arènes, des zoos ou des cirques pour le divertissement.
Au 19e siècle c’est une véritable industrie du spectacle colonial qui se met en place. On déplace les individus exhibés dans, devinez quoi ? des wagons à bestiaux bien sûr.
Si vous pensez que ces exhibitions sont de l’histoire ancienne et enterrée, vous vous trompez : en 1994, ce n’est pas si vieux, un parc zoologique en Loire Atlantique a voulu créer « Le village de Bamboula », sponsorisé par la Biscuiterie Saint-Michel pour faire la promotion de sa marque de gâteaux du même nom (« Bamboula »). Ce village aurait employé des hommes et des femmes devant être torse nu lorsque la température le permettait.10
Plus récemment encore : en 2002, en Belgique, un village pygmée est exposé dans un parc animalier ; un « African village » a été ouvert dans un zoo en Allemagne en 2005 ; dans l’archipel indien d’Andaman, les Jarawa en voie d’extinction servent encore aujourd’hui d’attraction touristique pour des safaris humains lors desquels les visiteurs leur jettent des sucreries depuis leurs véhicules ; un zoo humain présente des « femmes-girafes » en Thaïlande depuis 2008 ; et en Chine a été ouvert en 2009 un parc à thème, le « Royaume des petites personnes ».
Certains chercheurs défendent la thèse que la télévision est devenue au 21e siècle un outil majeur de création de zoos humains avec l’avènement de la téléréalité qui consiste à enfermer un groupe d’hommes et de femmes, en général des jeunes peu éduqués issus de milieux défavorisés, pour les observer 24h/24 en direct depuis chez soi…

On les a chassés de leur habitat pour s'en accaparer les ressources, voire plus tard la mission de sauvegarde (le colonialisme vert). Et les arguments classiques en faveur de la colonisation, vous savez, les fameux bienfaits de la civilisation occidentale qui apporte connaissances, soins, culture et cie aux peuples colonisés, trouvent un écho dans certaines argumentations en faveur du maintien de l'élevage qui apporterait soin, protection et même une vie plus intéressante aux animaux : c'est par exemple un des arguments phares de Jocelyne Porcher qui n'hésite pas à affirmer que les animaux de ferme ne demandent probablement pas à être libérés (on peut lire cet argument dans cette tribune publiée – comble de l'ironie – dans Libération en 2018, tribune accueillie plus que fraîchement par tout un tas de non-véganes ni même végétariens tellement elle alignait les absurdités).

Le cas particulier de l’extermination

L’élevage présente une différence fondamentale avec un génocide : dans l’élevage on cherche à faire se reproduire les animaux en les sélectionnant pour les utiliser / les consommer. Le génocide quant à lui vise à faire disparaître un peuple. Si certains des moyens utilisés peuvent être les mêmes que pour la partie « abattage » de l’élevage (on l’a vu en détail dans le cas de la Shoah), la finalité n’est donc pas du tout la même. En revanche on peut comparer certaines guerres ou certains génocides avec les campagnes d’extermination d’animaux dits nuisibles ou invasifs. L’état d’esprit (vengeance, « légitime défense », épuration raciale11…), les moyens employés (stérilisations massives, transports, expropriations, abattage…) et la finalité sont alors les mêmes ; et comme on l’a dit et redit, assimiler l’ennemi à des animaux (notamment du type vermine, cafards, termites…) va être une étape-clé pour faciliter la tâche des bourreaux.

Pour parler d’un autre génocide que la Shoah, on vient de passer quelques jours à étudier celui du Rwanda avec mon fils. L’animalisation des Tutsis par les Hutus (cafards, cancrelats, peste… ) est bien connue et mentionnée spontanément par beaucoup de rescapés mais aussi par leurs bourreaux. Ainsi l’animatrice vedette de la Radio des Mille Collines, média qui a joué un rôle majeur dans le génocide, a raconté plus tard qu’elle « [se] disait que les Tutsis n’étaient pas des personnes. [Elle] les voyait comme des animaux, des sauvages. » Une des rescapées raconte comment dans les années 70 (car il y a eu des massacres de Tutsis déjà à cette époque) à l’école primaire, on l’utilisait comme du matériel didactique, comme on étudie un cochon d’inde ou un phasme dans nos classes françaises du 21e siècle, pour montrer aux jeunes Hutus à quoi ressemblait une Tutsi, comment elle marchait, s’asseyait, bref, comment les reconnaître… 20 ans plus tard, en 1994, ce sont ces anciens camarades de classe qui sont venus tuer sa famille.

Violences envers les animaux vs violences envers les humains

Pour finir ce premier tour d'horizon, je ne peux faire l'impasse sur toutes ces études qui montrent avec constance un lien entre les violences commises sur les animaux par des individus – on entend par là les violences supérieures à la norme socialement admise du pays / de l'époque : par exemple en France on prendra en compte des sévices infligés à des chiens et des chats, mais pas le fait d'arracher les ailes à une mouche ni la pêche de loisir – et celles commises sur les humains par ces mêmes individus, qu'elles soient domestiques (dont les violences conjugales) ou extérieures au foyer familial (agressions, viols, meurtres…).
Il semblerait donc qu'au niveau individuel également et non plus seulement collectif, la façon dont nous considérons et traitons les animaux soit le reflet (voire un avertissement ou un terrain d'entraînement dans certains cas) de celle dont nous traitons ou traiterons certains humains au cours de notre vie.12

Ce premier billet sur l'éthique s'achève ainsi. J'espère vous avoir éclairé sur une partie (une partie seulement, car on peut tout à fait devenir végane pour d'autres raisons) des motivations des véganes et / ou antispécistes (j'aborderai les nuances entre les différentes branches de la cause animale dans un billet ultérieur) et peut-être même convaincus, non pas de devenir véganes, mais de la légitimité de ces parallèles qui peuvent sembler de prime abord exagérés voire grotesques entre exploitation animale et exploitation humaine, voire de la nécessité de repenser en profondeur les rapports entre humains et non-humains.
Le prochain billet devrait être nettement plus court et se focaliser sur les différences (réelles ?) entre animaux humains et non-humains.


1 La recherche par certains nazis de façons + « humaines » (et rapides) de tuer les Juifs sonne encore plus bizarrement si on la met en parallèle avec le « bien-être animal » et le souci actuel de tuer les animaux « le plus humainement possible ».

2 Je ne sais pas si vous vous souvenez, dans le premier billet j’indiquais que j’avais déjà tué des poulets il y a longtemps. C’était lors d’un stage dans une ferme. Ce n’est pas tellement de les tuer qui m’a posé problème à l’époque, c’était de les attraper. Je devais en choper quelques-uns dans un enclos où il y en avait peut-être une trentaine ; une fois attrapés je savais que même si je refusais de finir le travail, ces mêmes poulets seraient tués quand même immédiatement par quelqu’un d’autre. Mais attraper tel poulet plutôt que tel autre, c’est ce qui allait faire la différence pour ces poulets en particulier : vivre (encore un peu) ou mourir.
Mettez 2 personnes dans le coup : une pour attraper, l’autre pour tuer (sur ordre d’une 3e), et la responsabilité est diluée. Rajoutez de la paperasserie avec 4 ou 5 personnes de plus, du transport et donc un certain laps de temps entre la capture et l’abattage, et tout le monde aura la conscience tranquille.

3 À vrai dire j'en ai pris pleinement conscience en écrivant ce billet. Il faut dire que je ne m'étais pas plongée dans Un éternel Treblinka depuis plusieurs années (sa lecture est très éprouvante pour moi et je finis toujours en larmes tellement les témoignages de ce dont les humains sont capables envers tout ce qui bouge sont nombreux et atroces), et la dernière fois que j'avais vraiment réfléchi à la question je ne menais pas la même vie qu'actuellement avec tous nos animaux.

4 Je parle au présent et non au conditionnel car tout cela existe toujours aujourd’hui, des camps de migrants en Europe aux stérilisations des Ouighours en passant par plein d’autres horreurs dans le monde.

5 On peut se référer au calendrier cosmique de Carl Sagan ou à l'analogie développée dans L'Origine de l'humanité de Roger Lewin et Richard Leakey, tous deux cités dans Un éternel Treblinka et remettant en perspective le développement de l'être humain dans l'histoire de l'Univers pour le premier, ou l'histoire de la Terre pour la deuxième.
Cette analogie considère l'histoire de la Terre comme un livre de 1000 pages, chaque page parcourant 4,5 millions d'années. Les hominidés n'apparaitraient qu'à la p. 998, l'histoire de l'homo sapiens serait racontée à la toute dernière ligne de la dernière page, et l'ensemble de l'histoire de l'humanité, depuis les peintures rupestres du Paléolithique supérieur jusqu'à aujourd'hui, tiendrait dans le dernier mot.
Le Néolithique, c'est-à-dire la naissance de l'agriculture et de l'élevage, se situerait au début du dernier tiers de ce dernier mot de cette dernière ligne de cette dernière page de ce livre de 1000 pages.
Je trouve que cette vision des choses nous remet pas mal à notre place.

6 C'est toujours le cas de nos jours comme le montrent des études sur les préjugés raciaux dont sont victimes les personnes noires et arabes dans la prise en charge de la douleur (le syndrôme méditerranéen), et comme l'a mis en lumière le cas de Naomi Musenga, cette jeune femme morte fin 2017 d'une intoxication au paracétamol dont l'appel au samu avait déclenché des railleries, l'opératrice pensant qu'elle exagérait sa souffrance.

7 La société prenant depuis peu conscience de ces problèmes, la projection d’une diapositive comparant les femmes à des juments lors du congrès des gynécologues en 2018 (« Les femmes, c'est comme les juments, celles qui ont de grosses hanches ne sont pas les plus agréables à monter, mais c'est celles qui mettent bas le plus facilement ») n’a pas été très bien reçue par l’opinion publique et a donné lieu à des excuses de la part du président du collège des gynécologues… mais seulement à cause du tollé déclenché, rassurez-vous, et les excuses en question ont surtout consisté à plaindre le jeune agrégé auteur de cette diapositive qui était très malheureux d’avoir fait une bêtise.

8 En parlant de gavage, je ne sais pas si on l’a pratiqué sur les esclaves, mais sur des femmes, oui : des suffragettes emprisonnées qui faisaient la grève de la faim ont été gavées comme des oies. J’ai vu un des films pris à l’époque (il fallait bien immortaliser ce moment de gloire), j’en ai cauchemardé plusieurs jours d’affilée.

9 Par exemple, en novembre dernier une étude japonaise montrant que les rats seraient « mélomanes » a fait les délices de la presse, mais personne n’a trouvé utile de mentionner les souffrances infligées à ces animaux : appareil vissé et cimenté sur le crâne, privation d’eau pour inciter les rats à se tenir debout, chirurgie du cerveau et mise à mort en fin d’expérience… tout ça pour publier dans une revue que les rats bougent la tête en rythme avec la musique entre 120 et 140 bpm. La fin justifiait-elle les moyens ? À noter que ce protocole intrusif, douloureux et létal respectait le « Guiding Principles for the Care and Use of Animals in the Field of Physiological Science » japonais…
Bien entendu la France n’est pas en reste pour les presque 2 millions d’animaux sur lesquels elle expérimente annuellement dans des buts parfois aussi essentiels. Je vous conseille fortement la page interactive de One Voice sur le sujet, qui détaille les différentes sortes d'expériences pratiquées par espèce et par degré de souffrance infligée.

10 Est-ce si étonnant quand on se rappelle que le slogan « Y a bon » de Banania n’a été définitivement interdit qu’en 2011 ? (la cancel culture woke rôdait déjà à nos portes…)

11 Comme exemple récent côté animaux on peut penser aux cerfs sika (espèce exotique importée par les chasseurs à l’origine) échappés de la réserve naturelle de l’ASPAS dans le Vercors qui ont été abattus ainsi que leurs hybrides en 2022 pour éviter la pollution génétique des cerfs élaphes de la région.

12 Si ce sujet vous intéresse, cet article me semble un bon point de départ.

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