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Billet de blog 20 juin 2023

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Moi, végane, écolo et fatiguée – 7. éthique, partie 2.

Me voici de retour après une longue absence pendant laquelle j’ai pu constater une fois de plus à quel point les façons de comprendre et de vivre le véganisme pouvaient diverger parmi celles et ceux qui s’en réclament, et notamment sur la question de l’écologie. Être végane, d'accord, mais pourquoi et pour qui ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce billet fait suite à ceux-ci : 1, 2, 3, 4, 5 et 6.

Me voici de retour après une longue absence pour un deuxième (ou second, je ne sais pas encore) billet sur l’éthique du véganisme.
Une longue absence pendant laquelle j’ai pu constater une fois de plus à quel point les façons de comprendre et de vivre le véganisme pouvaient diverger parmi celles et ceux qui s’en réclament, et notamment sur la question de l’écologie.

Pourquoi est-on végane ?

Si vous demandez à un végane pourquoi il est (devenu) végane, il n’avancera probablement pas les arguments que je développais dans la première partie sur l’éthique, à savoir l’héritage entre exploitation animale et discrimination entre humains. Ce genre de prise de conscience ou de recherches, ça vient plutôt (si ça vient) dans un second temps.

Ce qui provoque le basculement vers le végétarisme éthique ou le véganisme, c’est souvent quelque chose d’assez basique et/ou violent : un livre sur les conditions des animaux, des vidéos-chocs d’abattoir ou d’élevage intensif, être témoin d’une scène de chasse ou de la façon dont on embarque les chevreaux mâles (y compris en extensif) pour les emmener à l’engraissement1… ou même un échange de regard avec un animal ou une simple remarque, pas forcément jugeante ou agressive mais qui ce jour-là va résonner et provoquer un bouleversement profond.2
A contrario, chez certains ce sera le fruit d’une prise de conscience ou d’une réflexion plus progressive, parfois sur des années. Mais si je me fie aux très nombreux témoignages que j’ai lus ou entendus çà et là depuis 12 ans, j’ai quand même l’impression que la plupart des véganes sont capables d'indiquer sans la moindre hésitation quel évènement3 les a menés sur cette voie.

Et donc sur le pourquoi du véganisme, en général on vous répondra : « pour les animaux ». Ce qui semble logique.
Éventuellement pour l’écologie, le climat ou la santé, mais dans ce cas il est probable qu’il y ait une confusion entre végétalisme et véganisme, j’en ai parlé dans les précédents billets.
Bien souvent, les véganes résumeront leurs motivations par : « Comme j’ai le choix, je choisis de ne pas faire souffrir / tuer des êtres sensibles / sentients » s’ils mettent en avant le côté rationnel du véganisme, ou alors quelque chose du genre « Les animaux sont mes amis, je ne mange pas mes amis » s’ils sont plutôt du côté émotionnel.
Comme certaines personnes voient les véganes comme des êtres fragiles atteints d’une sensiblerie ridicule, je précise qu’on peut tout à fait être végane sans forcément aimer les animaux. On peut avoir horreur ou une peur bleue des poules sans pour cela être d’accord pour qu’on les exploite.4

Ces deux explications ont l’avantage d’être plutôt simples, mais il me semble nécessaire de donner quelques définitions rapides des termes employés dans ce contexte.

Sensibilité, sentience, déclarations

La sensibilité, c’est la capacité à ressentir via des sens, littéralement, mais lorsqu’on parle véganisme ou droits des animaux, on parle plutôt de celle à ressentir la douleur. Le consensus scientifique est que cette sensibilité s’appuie sur l’existence d’un système nerveux.

La sentience, c’est un cran au-dessus : un être sentient ressent la douleur (a priori) mais aussi le plaisir, et des émotions positives ou négatives ; il a conscience de lui-même, ce qui lui arrive lui importe.

Ce ne sont pas des délires d’animalistes carencés.
Ces dernières années, vous avez peut-être entendu parler de deux évènements qui ont fait un peu de bruit y compris dans la presse généraliste : les déclarations de Cambridge et de Montréal.

La première est un manifeste initié et signé en 2012 par un groupe de neuroscientifiques renommés lors d’une série de conférences sur la conscience : cette déclaration revendique l’existence de la conscience chez de nombreux animaux non-humains. Elle s’appuie notamment sur le fait qu’au cours des dernières années la neuroscience a conclu que les zones du cerveau nous distinguant des autres animaux ne sont pas celles qui produisent la conscience.5

Dix ans plus tard, à Montréal, c’est le pendant éthique de la déclaration de Cambridge qui est signé par plus de 400 (559 à ce jour) universitaires spécialisés en philosophie morale et politique. Les signataires de la « déclaration de Montréal sur l’exploitation animale » rejettent tous les arguments invoqués à l’appui de l’exploitation animale pour la justifier moralement, notamment ceux invoquant les capacités cognitives supérieures des humains. Ils appellent à une transformation radicale de la société pour abolir totalement l’exploitation animale et condamnent le spécisme.

J’en profite pour ouvrir deux parenthèses, l’une sur le welfarisme vs abolitionnisme, et l’autre sur le véganisme / antispécisme.

Welfaristes vs abolitionnistes

Beaucoup de véganes, végétariens ou même omnivores envisagent l’éthique dans leur alimentation ou mode de vie sous le prisme de la souffrance physique causée aux animaux (sensibilité). Cela ira du refus de certaines pratiques seulement car considérées comme causant des souffrances particulièrement élevées ou inutiles (le foie gras, la fourrure…) au rejet de toute souffrance pour les véganes. Ainsi met-on en avant le fait que les animaux exploités souffrent toujours, même dans les petits élevages extensifs, ne serait-ce qu’à l’étape de l’abattage.

Or la majorité des animaux que nous mangeons ou exploitons sont non seulement sensibles mais aussi sentients à des degrés plus ou moins élevés. Autrement dit ils souffrent certes, et même beaucoup, mais ils ont également une certaine conscience d’eux-mêmes et éprouvent un intérêt à vivre, et à bien vivre.

J’ai regardé il y a déjà un moment un documentaire intéressant sur Arte intitulé « Qui peut-on manger ? ». Dans l’un des épisodes on voyait une éleveuse, allemande me semble-t-il, qui ne séparait pas les veaux des vaches et qui pour tuer l’une de ses bêtes faisait appel à un chasseur qui l’abattait de loin dans son pré d’une balle dans la tête. Zéro souffrance, zéro stress, la vache passait instantanément d’une rumination paisible à une mort sans douleur.

Un certain nombre de végétariens éthiques se sentiraient prêts à consommer à nouveau de la viande dans ces conditions. On peut aussi se reporter à la section commentaires du billet Noémie Calais, éleveuse : ne pas trahir l’animal paru il y a quelques mois dans le club de Mediapart, dans laquelle une commentatrice végétarienne rêvait de pouvoir goûter la viande des porcs de cette éleveuse tant ce mode d’élevage la séduisait. Quand on est soi-même végétarien éthique ou végane, de prime abord cela peut paraître choquant : pourtant ce n’est pas absurde lorsque le choix de ne plus consommer de produits animaux découle uniquement du refus d’infliger de la souffrance auxdits animaux…

Mais pour des abolitionnistes, ça n’enlève qu’une partie du problème ; il reste que d’une part il y a quand même exploitation et privation de liberté, et d’autre part que la vache du documentaire ou les cochons de Noémie voulaient continuer à vivre, au même titre que nous humains voulons vivre et n’avons aucune envie que quelqu’un vienne nous abattre, même par surprise et sans douleur. Certains insistent même sur le fait que plus un animal a une vie heureuse et plus on peut penser qu’il tient à cette vie.

(Anti-)spécisme & véganisme.

NB : le sujet du spécisme est très, très vaste et ses interprétations ou implications diffèrent grandement selon les sources. Je n’aborderai ici que de sa signification la plus courante ainsi que quelques-unes de mes réflexions sur ses liens avec le véganisme. Il s’agit donc d’un point de vue purement personnel qui ne prétend aucunement à l’exhaustivité.

Le spécisme est la discrimination fondée sur l’espèce. C’est ce qui fait que dans notre société on va choyer son chien et manger un cochon, qui sont pourtant des animaux d’intelligence et de sensibilité comparables.6
L’humanisme, lorsqu’il met l’humain au sommet de toute chose, se fonde sur un spécisme qui sépare nettement les animaux humains des animaux non-humains, les premiers ayant tous les droits et les autres aucun.
L’antispécisme quant à lui considère que la vie d’un individu sensible et/ou sentient a autant d’importance quelle que soit son espèce.

Il ne s’agit pas, comme on lit parfois, de donner les mêmes droits à tout le monde (je ne sais pas pourquoi on donne toujours cet exemple, mais le droit de vote accordé aux poules ne leur servirait pas à grand-chose). L’antispécisme ne prône pas une égalité de traitement mais une égalité de considération pour les intérêts des individus basés sur leur sensibilité et/ou leur sentience (l’intérêt à ne pas mourir prématurément, à ne pas souffrir, à prendre du plaisir, à pouvoir exprimer ses comportements naturels…).

À noter que l’antispécisme n’est pas une absence de discrimination ; c’en est une nouvelle, fondée sur la sensibilité ou la sentience et non sur l’espèce ; on lui donne parfois le doux nom de « sentientisme ». On recule la discrimination d’un cran, en quelque sorte, pour inclure les animaux7 dans notre sphère de considération… et continuer à en exclure par conséquent les autres règnes.


Contrairement à ce qu’on pourrait croire, tous les véganes ne sont pas antispécistes ni vice-versa ; d’ailleurs celui qui a théorisé l’antispécisme n’était pas végane.8

En effet, on peut refuser l’exploitation animale tout en considérant que la vie humaine est supérieure aux autres, ou que la vie d’un cheval est plus importante que celle d’une vache. J’ai souligné les limites du parallèle exploitation animale / esclavage dans le billet précédent, mais ici la comparaison me semble pertinente : on pouvait parfaitement être abolitionniste tout en étant raciste. Même si on pensait que les Noirs étaient inférieurs aux Blancs, on pouvait estimer que ce n’était pas une raison pour les réduire en esclavage, qu’ils devaient pouvoir vivre librement leurs vies d’êtres inférieurs. Le même genre de raisonnement peut conduire une personne spéciste à devenir végane.

Dans la pratique d’ailleurs, bien que la sensibilité et la sentience des insectes commencent à être bien documentés9, beaucoup de véganes y compris théoriquement antispécistes ne s’en préoccupent guère. Et même quand ils le font, en général c’est à un degré moindre, ou alors plutôt d’un point de vue écologique et donc global, à l’échelle de l’espèce ou de la population plutôt que de l’individu, parce que ces animaux sont petits, cachés et à ce titre invisibles en tant qu’individu tout en étant très nombreux (de moins en moins cependant) et donc potentiellement « interchangeables » à nos yeux d’humains.10

À ce titre je considère que tout le monde, y compris les véganes, est spéciste à un degré ou un autre. Pour plagier le test du tramway, si j’ai le choix entre écraser un humain ou des animaux, je choisirai d’épargner l’humain. Entre un chat et une colonne de fourmis, il y a des chances que ce soit le chat que n’importe qui, végane ou non, choisisse de sauver. Même si dans mon potager et mon verger je ne tue volontairement aucune bestiole, que ce soit chimiquement, mécaniquement ou manuellement, je serais plus affectée de tuer ou blesser accidentellement un hérisson plutôt qu’une limace ou une coccinelle.

L’intérêt, affectif ou rationnel, qu’on porte à un animal est souvent proportionnel à sa taille et les antispécistes ne font pas complètement exception à la règle.

Inversement, on peut être antispéciste sans être végane. Il suffit par exemple d’accepter l’exploitation de tout le monde, animaux comme humains.
En général on sera végétarien ; comme nous n’avons pas besoin de tuer des animaux pour vivre, il est plus éthique de s’en passer, au même titre qu’on ne va pas tuer des humains pour des raisons futiles. Mais on peut tout à fait considérer que si dans notre société les humains sont quasiment tous exploités à un degré ou à un autre (au travail, à la maison…), il est acceptable d’exploiter également certains animaux pour leur force, leur laine, leur compagnie, leur lait ou leurs œufs en échange d’un abri, de soins, d'affection et de nourriture. C’est cohérent.

Bien sûr tous ne seront pas aussi regardants sur la façon de traiter tant les humains exploités que les animaux ; à l’extrémité la moins sympathique du spectre antispéciste on trouvera les esclavagistes, au sens propre ou figuré, qui considèrent humains et animaux comme de simples machines corvéables à merci pour leur seul bénéfice. Ils ne se définiront probablement pas ainsi et je ne suis vraiment pas certaine que le théoricien de l’antispécisme ait envisagé les choses ainsi, mais pour parler d’un ami qui nous coûte cher et dont on parle souvent dans les colonnes de Mediapart, il est bien possible que Bernard Arnault soit un antispéciste qui s'ignore.

Fin des parenthèses.

Comme cette série s’attache au véganisme et non à l’antispécisme, revenons-en aux motivations des véganes : on pourrait s’attendre à ce qu’ils soient tous sensibles à la souffrance animale en général et cherchent à minimiser toutes celles causées aux animaux par l’être humain.11 &12

Mais en fait non. Pas tous.

Être végane, pour quoi, pour qui ?

Je ne vais pas me hasarder à donner des statistiques, mais dans un groupe facebook sur le véganisme que j’ai fréquenté pendant environ un an, groupe réunissant plusieurs milliers de membres, la moindre remarque sur l’écologie, y compris lorsque le lien avec les animaux était mis en avant, était toujours suivie par un rappel plus ou moins aimable du fait que le véganisme, c’était juste la lutte contre l’exploitation animale et rien d’autre. Ceux qui pensaient autrement n’avaient tout simplement rien compris au véganisme.

C’était difficile d’aller plus loin car quand on posait des questions pour essayer de creuser la logique de la chose et d’en montrer les failles potentielles, personne ne répondait mais les mêmes rappels resurgissaient dans les posts ultérieurs.13

Finalement, à force de poser des questions je me suis fait bannir, ainsi que d’autres trouble-fêtes de mon genre. Ça n’a pas aidée à comprendre, et je n’aime pas ne pas comprendre.

Comment peut-on se dire végane pour les animaux si la seule chose qui nous préoccupe est de lutter contre l’exploitation animale en nous fichant éperdument des dégâts que nous occasionnons aux animaux non-exploités ?

Bousiller l’habitat des animaux sauvages, gêner leur reproduction, participer à l’extinction d’un tas d’espèces, les tuer directement ou indirectement par l’épandage de pesticides, la déforestation ou la bétonisation des terres, ce n’est pas un problème pour ce véganisme-là puisque les animaux en question ne sont pas exploités.
« Manger végane » sur un paquebot lors d’une croisière, c’est digne d’applaudissements parce que ok ça pollue, ça détruit les écosystèmes marins et on ne peut pas dire que ce soit difficile à éviter, mais aucun animal n’a été exploité pour tirer le paquebot (véridique).

C’est super cool de savoir qu’on peut nous aussi véganes participer allègrement à rendre notre planète inhabitable tout en mangeant végétalien.14

Alors je m’interroge ici puisque là-bas je n’ai jamais eu de réponse : est-ce que ce véganisme accepte le fait de tuer un chevreuil, pas pour le manger ni pour le plaisir (parce que ça c’est une sorte d’exploitation, on tire profit de sa mort) mais parce qu’il vient grignoter ses framboisiers ? Est-ce que c’est végane de tuer un blaireau qui fait des trous dans ses massifs ? Une taupe qui défigure une pelouse tondue au millimètre ? Un pigeon qui fiente tous les jours sur sa voiture ?
On ne les exploite pas donc suivant la logique de certains, ça devrait être végane – ou du moins non contraire à la philosophie du véganisme. On devrait même pouvoir se filmer, poster les images sur ce groupe végane et récolter des dizaines de likes : du moment qu'en même temps on mange des falafels, ça baigne.
Personne, sur ce groupe ou ailleurs, n'a été jusqu'à confirmer que c'était végane de faire ce genre de choses mais ils ont soigneusement éludé la question, et aucun de ceux qui martelaient que l'impact des activités humaines sur les animaux non-exploités ne concernaient pas le véganisme n'a changé son refrain d'un iota.

Que penser de ce véganisme-là ? De mon point de vue, si on adhère à cette vision des choses alors on n'est pas végane pour les animaux. On est végane pour les humains, pour rendre l’humanité plus « pure », pour lutter contre un concept humain qui est l’exploitation, mais en fait on se contrefout des animaux. On fait ça pour soi-même.
En réalité, même les animaux exploités que l'on défend parce qu'ils sont exploités ne nous intéressent pas en tant qu'individus, car si l'on suit cette logique jusqu'au bout, on s’intéresse à la vache ou au cochon tant qu’ils sont exploités dans un élevage mais une fois qu’ils sont libérés, leur sort ne nous intéressera plus ; que nos comportements leur occasionnent des souffrances aussi importantes que lorsqu’ils étaient dans leurs élevages, voire bien pire, nous laissera de marbre.
Par exemple, selon ce principe que seule compte la lutte contre l’exploitation, je peux aller libérer des poules dans le jardin de mes voisins, poules certes exploitées pour leurs œufs mais poules qui seront chouchoutées jusqu’à leur belle mort ; une fois qu’elles seront en liberté sur la route, si je les percute avec ma voiture parce que je repars comme une tarée et que je les laisse agonisantes sur le bas-côté, aucune importance : ma conscience végane sera sans tache.

Eh bien non, non et non. Pour moi (et pour bien d’autres aussi, heureusement) le véganisme, ce n’est pas uniquement la lutte contre l’exploitation animale.
Ou plus exactement, même si on se focalise sur l’exploitation animale et que, si on est militant, c’est cette exploitation qui constitue le cœur de nos actions, on ne peut pas concomitamment promouvoir ou soutenir des comportements qui n’exploitent pas les animaux si en contrepartie ces comportements causent autant de tort à d’autres animaux, fussent-ils non exploités par l’être humain.
Comme il me semble difficile de trouver une seule cause environnementale qui n’impacte pas aussi les animaux, je n’arrive pas à comprendre que tous les véganes « pour les animaux » ne se sentent pas automatiquement concernés par l’écologie même si, redisons-le, on ne peut pas être sur tous les fronts en même temps, que les prises de conscience et les transitions demandent du temps et de l’énergie, et qu’il ne s’agit pas, une fois de plus, de réclamer la perfection à qui que ce soit.

Donc végane, pour qui ? Pour les animaux, oui, mais alors pour tous les animaux (humains compris).

Et les végétaux ?

Voici le fameux « cri de la carotte » que l’on oppose parfois aux véganes, les accusant de faire souffrir horriblement leurs végétaux. Cet argument n’est en général que de la pure mauvaise foi et de toute façon la parade est facile : on tue moins de végétaux en les mangeant directement soi-même qu’en mangeant des animaux qui ont eux-mêmes consommé une grande quantité de végétaux, c’est mathématique.

Mais plus sérieusement : on a vu plus haut que tant l’antispécisme que le véganisme ne se préoccupaient que des animaux et il est légitime de se demander pourquoi.


Les plantes sont dénuées de système nerveux, ce qui tendrait à prouver qu’elles ne peuvent pas souffrir. Le fait qu’elles soient pour la grande majorité d’entre elles fixées à un support et ne puissent pas s’enfuir semble aller dans le même sens : d’un point de vue évolutif ça n’a pas grand intérêt de développer une capacité à souffrir si on ne peut se soustraire à la cause de cette souffrance. Cela dit c’est une vision anthropocentrée de la sensibilité et on se plante régulièrement dans notre compréhension des autres, y compris des animaux : on a longtemps cru que l’intelligence était directement reliée à la taille du cerveau avant d’étudier des animaux comme les corvidés. Même chez notre propre espèce, on a aussi longtemps pensé que les enfants ne souffraient pas, ce qui permettait de les opérer sans anesthésie jusqu’à il n’y a pas encore si longtemps. Et les humanistes Blancs ont bien « prouvé scientifiquement » que les Noirs étaient moins intelligents qu’eux.

Revenons-en aux végétaux : il faut bien avouer que ce sont des créatures bien différentes de nous autres animaux15. Depuis leur aptitude à pousser et repousser indéfiniment jusqu’à leurs nombreux modes de reproduction en passant par leurs capacités de dormance pendant des dizaines, centaines voire milliers d'années, ce sont de sacrés phénomènes.
Si je coupe un bout de branche d’un figuier, par exemple, je peux le bouturer très facilement. J’avais un individu au départ, j’en ai 2 – des clones – à la fin. Si on était des plantes on pourrait se cloner à volonté en se coupant des phalanges, qui repousseraient qui plus est. Le marcottage, c’est encore plus étrange. La branche enterrée qui émet des racines, tant qu’elle est reliée à la plante-mère est-ce déjà un nouvel individu – et si oui à partir de quel moment et de quel endroit ? – ou le devient-elle seulement si on la sépare ? Même question pour les stolons. Et les greffes, alors ? Si je greffe une tige de tomate sur un pied de pomme de terre, je vais avoir un plant qui me donne des patates dans le sol et des tomates sur sa partie aérienne. Est-ce un seul individu ? ou deux ? C’est encore plus fou lorsqu’on s’intéresse aux arbres fruitiers dont la plupart sont greffés. Tous ceux qui ont chez eux un pommier d’une même variété ont en réalité un clone du même arbre d’origine, seul le porte-greffe est différent. Si on y réfléchit, quand on plante un jeune fruitier greffé, un scion de 1 ou 2 ans par exemple, en réalité la partie greffée est déjà âgée de dizaines d’années voire bien plus…
On voit que la notion d’individu, chez une plante, n’est franchement pas évidente à cerner contrairement à chez la plupart des animaux.

Toujours est-il que de plus en plus d’études s’intéressent aux plantes et que les découvertes s’accumulent. On ne sait pas si elles peuvent souffrir, mais en tout cas elles sentent et régissent, voire alertent les voisines en cas de danger : on a recensé plus de 700 sortes de capteurs différents sur les arbres. On leur a découvert une forme d’intelligence, des capacités incroyables à communiquer et échanger (y compris entre espèces différentes, et même entre règnes différents avec leurs associations avec les champignons que l’on compare à notre WWW humain), de l’entraide, et même une proprioception, autrement dit une certaine conscience de soi et une « mémoire » pouvant aller jusqu’à 1 an – où est-elle stockée, mystère. Même de simples laitues peuvent changer la composition de leur sève en réponse à une agression. Certaines plantes ont la capacité de modifier la composition de leur nectar pour attirer davantage les pollinisateurs lorsqu’elles détectent les vibrations de leurs ailes.

Par conséquent une fois évacué le côté provocateur du « cri de la carotte », il me semble que la question devrait quand même se poser sérieusement : et les végétaux ? Non en tant qu’éléments indispensables de la biodiversité ou comme fixateurs de carbone / producteurs de dioxygène, mais comme « individus » ou en tout cas êtres peut-être dotés pour certains, individuellement ou collectivement, d'une forme de conscience et/ou de sensibilité, même bien différentes des nôtres ?

Vous me direz, mais alors, que va-t-on pouvoir manger ? Il ne s’agit pas de vivre d’eau et d’air pollués, on est bien d’accord, mais d'accorder de la considération au règne végétal et de réfléchir au fait que l'intérêt d'une forêt à continuer d'exister l'emporte peut-être sur celui des humains à la raser pour y installer des hectares de panneaux photovoltaïques, ou qu'arracher une haie simplement parce qu'elle ne pousse pas en ligne droite ou qu'elle fait de l'ombre là où on a décidé de faire pousser des tomates n'est pas justifiable (deux exemples parmi bien d'autres).

Certaines philosophies, religions ou pratiques culturelles se soucient des plantes à des degrés divers. Les Bishnoïs, par exemple, sont célèbres pour avoir donné leur vie pour sauver des arbres il y a quelques siècles et ils protègent également les animaux comme leurs enfants. C’est très intéressant de les comparer aux véganes. Ils ne tuent jamais d’animaux, ils soignent et nourrissent les animaux sauvages (ils doivent leur donner 10 % de leur récolte) et sauvent les autres de l’abattoir. Ils ne mangent pas d’œufs mais consomment des produits laitiers et utilisent la traction animale : ils pratiquent donc l’élevage, mais sans séparer les mères des petits ni castrer les mâles (à vrai dire je ne sais pas du tout comment cela peut fonctionner sans qu’il y ait une surpopulation). Inversement, il arrive que des femmes Bishnoïs donnent le sein à des faons orphelins qui refusent le biberon. On est donc dans une relation de réciprocité quant aux produits laitiers et aux services qui n’a rien à voir avec notre élevage occidental.
Un avocat bishnoï s’est rendu célèbre en parvenant à faire condamner une célébrité bollywoodienne à de la prison ferme pour avoir tué 2 gazelles… après 25 ans de combat judiciaire. Il y a consacré une bonne partie de sa vie.
Ils portent une grande attention aux insectes également, en filtrant le lait et l’eau ou en époussetant le bois avant de le mettre dans le feu. Et concernant les arbres, comme dit précédemment ils les défendent corps et âme et n’utilisent que du bois mort. Ils ont aussi rejeté la pratique de l’incinération consommatrice de bois (et aussi le système des castes, comme quoi étendre sa considération aux non-humains n'empêche pas de se soucier des humains, bien au contraire).

J’avoue que ce peuple me fascine : rien que parce qu’ils existent, je ne peux pas considérer le véganisme comme la meilleure solution d’un point de vue éthique. En terme de respect du vivant et de l’environnement, je les trouve infiniment supérieurs à n’importe quel végane, moi comprise. Ils concilient quasi parfaitement à mes yeux les droits des animaux et l’écologie.

Mais comme je ne pense pas qu’enlever les clôtures de ma ferme ou donner le sein à un faon soit très bien vu par chez moi, comme je ne me sens pas non plus de donner ma vie pour sauver des haies, je me contente d’un véganisme soucieux d’écologie prenant également en compte les autres formes de vie.16

Revenons pour finir aux animaux humains vs non humains.

Je vous propose un défi pour conclure ce billet. J’espère que vous serez nombreux à tenter de le relever – et peut-être de gagner en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, auquel cas j’aurai l’air cruche mais tant pis pour moi.

Animaux humains et non-humains : le test des E.T.

L’humanisme, quelle que soit sa définition, repose sur une différenciation nette entre animaux non-humains (qu’on appellera simplement « animaux » dans la suite de ce billet) et animaux humains. C’est-à-dire entre n’importe quel animal d’un côté et n’importe quel humain de l’autre.

Maintenant imaginons que des E.T. débarquent sur Terre, qu’ils soient grands amateurs de viande et nous trouvent délicieux. Mais ils sont aussi sympa et on parvient à les convaincre d’épargner l’humanité. En gros, le deal c’est qu’ils peuvent manger n’importe quel animal non humain. Les E.T. sont d’accord, mais ils sont embêtés parce qu’ils n’arrivent pas toujours à nous différencier des autres animaux (c’est super vexant). Pour eux, on se ressemble tous. Enfin bref, ils sont d’accord mais à condition qu’ils aient un moyen relativement rapide et fiable à 100 % de différencier n’importe quel humain de n’importe quel animal : un critère ou même un ensemble de critères, mettons jusqu’à une demi-douzaine, que les humains remplissent tous et seulement eux, et qui justifierait de les traiter différemment des autres animaux : cela peut être des caractéristiques physiques, comportementales ou cognitives. Non, pas de test ADN ou autre méthode reposant sur la biochimie, les E.T. n'y connaissent rien et ne font confiance qu'à ce qu'ils peuvent constater de leurs propres yeux.
« Fastoche ! » répondent les humains bien soulagés avant de s’atteler à la tâche et de se rendre compte qu’en fait elle n’est peut-être pas si facile que ça…

Les gouvernements créent donc une convention citoyenne pour établir cette liste, vous faites partie des gens tirés au sort. Quels critères proposez-vous ? (Pas de pression, hein : certes vous tenez littéralement le destin des humains entre vos mains mais vous savez aussi que les propositions des conventions citoyennes ne font pas long feu donc vous pouvez rester zen parce que de toute façon l’humanité est fichue.)

Je rappelle que ces critères doivent permettre de distinguer sans faute n’importe quel humain de n’importe quel animal. Inutile par exemple de s’appuyer sur la bipédie qui exclurait les bébés, les gens en fauteuil roulant, etc.17

À vous de jouer ;)


1 Je n'y ai jamais assisté mais ça doit être particulièrement violent. La première fois qu'on m'en a parlé, c'était lorsque j'étais élève dans mon école d'agronomie en 1994. On passait tous par petits groupes une semaine à la ferme expérimentale de l'école, et celui qui s'occupait des chèvres racontait qu'avant il était éleveur pour le lait mais qu'il avait été tellement écœuré de voir emporter les chevreaux mâles qu'il avait arrêté. Il nous avait expliqué et mimé la façon de lancer les chevreaux en l'air pour qu'ils retombent les pattes écartées, ce qui permettait de les fourrer brutalement dans des caisses ultraplates. Bien que très loin de penser à un quelconque végétarisme, l'explication et son geste m'avaient marquée.
L'an dernier, je discutais avec un des vendeurs d'un magasin bio. Je ne sais plus comment on en est venu à parler de ça mais il m'a dit qu'avant, il avait bossé dans un élevage de chèvres et il a commencé à parler du départ des chevreaux mâles : sans même réfléchir, j'ai refait le geste vu 30 ans plus tôt : lancer en l'air, choper au vol et relancer mais cette fois-ci latéralement, tout en me disant que ça avait peut-être changé depuis le temps. Il a hoché la tête : "Oui, c'est ça. C'est ce qui m'a fait devenir végétalien."

2 C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle les véganes, en particulier les nouveaux, peuvent-être aussi chiants et moralisateurs.

3 Et même parfois quel jour précis : pour moi c’était le 17 janvier 2011. ;)

4 Pour ma part, je n’ai pas spécialement d’affinités avec les poissons, leur côté froid et visqueux me répugne assez ; pourtant je les inclus dans les animaux que je ne mange pas et je déteste la pêche tout autant que la chasse lorsqu’elles sont de loisir.

5 Cette déclaration a inspiré des juristes qui en 2019 ont conçu la Déclaration de Toulon sur la personnalité juridique de l’animal.

6 J’ai appris récemment que l’acteur qui joue le fermier dans Babe était devenu végane suite au tournage de ce film (il était déjà végétarien depuis 20 ans à l'époque).

7 Au niveau sensibilité / sentience il n'y a pas de consensus encore pour les moules par exemple, même si on se dirige plutôt vers la conclusion qu'elles sont dépourvues de l'une comme de l'autre, leur système nerveux étant ultra-rudimentaire. Mais la plupart des véganes et antispécistes s'abstiennent par précaution.

8 Je l’ai dit, le spécisme est beaucoup plus compliqué que ce que j’en dis ici, et sa réalité même fait débat d’un point de vue historique.

9 Un article récent de la série « Éclats de sciences » sur Mediapart le montrait bien concernant les abeilles.

10 Pourtant on arrive à distinguer des personnalités même chez les abeilles ou les fourmis, animaux plutôt considérés jusque-là davantage comme simples constituants d’un organisme vivant, la ruche ou la fourmilière.

11 Certains voudraient même supprimer toute la souffrance animale en supprimant les chaînes alimentaires, rien que ça. Heureusement ils sont très rares.

12 L’humain étant un animal, ce que les véganes aiment à souligner, on pourrait même s’attendre à ce qu’ils soient sensibles à la souffrance humaine également mais ce n’est pas toujours le cas non plus. Il y a même parmi eux de (rares, là aussi) véritables psychopathes si l’on en croit ce qu’ils écrivent.

13 Je précise qu’il existe heureusement d’autres groupes végé/véganes dans lesquels certains sujets de fond dont l'écologie peuvent être facilement abordés et dont les membres continuent à se remettre en question, n'estimant pas avoir atteint la perfection en devenant végane.

14 En suivant ce principe, Bernard Arnault pourrait donc être antispéciste ET végane sans changer grand-chose à son mode de vie…

15 Du moins la plupart, parce qui si on va voir du côté des oursins, des étoiles de mer ou des éponges…

16 En ce qui concerne mes pratiques alimentaires / potagères, j’essaye de ne pas interrompre le cycle d’une plante avant la fin dans la mesure du possible. J’ai par exemple renoncé aux graines germées il y a déjà bien longtemps, cela me mettait trop mal à l’aise de lancer autant de petites vies pour les détruire presque aussitôt.

17 Ce test est un pur amusement, mais si un jour des E.T. tombaient sur les messages que nous leur avons envoyés dans l'espace en 1972 et 1974, messages qui représentaient entre autres choses un homme et une femme nus pour le premier (fixé sur la sonde Pioneer 10) et une silhouette humaine ainsi que notre taille moyenne pour le second (message radio d'Arecibo), et s'ils se fiaient aveuglément à ces données pour distinguer leurs correspondants des autres habitants de la Terre, un certain nombre d'entre nous risquerait fort de ne pas être pris pour des humains à leur arrivée...

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