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Billet de blog 28 décembre 2025

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Sortir du cauchemar

Il est fondamental et urgent de nous conduire en adultes. De réfléchir, parler, écrire, faire circuler le sens. De retrouver la conviction de la solidarité qui a si souvent sauvé l’humanité. De nous indigner. De résister et combattre.

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La civilisation vacille. L’obscurité s’étend sur le monde, avec les dictatures et les régimes qu’on nomme « illibéraux », les pratiques sectaires des croyances religieuses, les assassinats de journalistes, les crimes de masse, la passion des inégalités. Certains individus, tels Trump, jouent un rôle de catalyseur dans cette catastrophe mondiale en formation, comme je l’ai indiqué dans un blog récent ; mais l’évolution dramatique du monde n’a pas besoin de catalyseur.

En Russie règne un pouvoir qui ne s’appuie sur aucun espoir de monde meilleur, sur aucun groupe se prétendant porteur de solidarité humaine. La catastrophe stalinienne a ouvert la voie à ce monde-là. Sa folie a contribué à la folie qui traverse les continents. Bien sûr, en bon officier du KGB, Poutine ne fait confiance qu’en son sinistre cocktail : reconstructions des faits et mensonges énormes, guerres et violences sans limites, manipulations variées. Il renoue ainsi avec les méthodes impérialistes de cette engence qu’était le « Petit Père des Peuples ». La continuité des pratiques est évidente entre les accusations de nazisme contre les victimes des Procès de Moscou en 1936, les Ukrainiens de 2022, en passant par les Hongrois de 1956 : le stalinisme.

Aux États-Unis des gens qui représentent un « fascisme de la fin des temps » ont pris le pouvoir (1). Mélange stupéfiant de technologie avancée et d’insondable bêtise, de prétention égotiste et de profonde ignorance, de brutalité et de bigoterie moyenâgeuses, qui pourrait conduire notre monde à une perte apocalyptique — ces imbéciles s’imaginent que eux s’en sortiront, sur Mars ou sur leurs îles hawaïennes. « Les hommes les plus puissants et les plus influents du monde anticipent un cataclysme terminal provoqué par leurs activités, et construisent déjà les moyens, pour eux et leurs proches, d’y échapper », a écrit Stéphane Foucart dans Le Monde.

Tout cela évoque bien sûr les années trente, celles du fascisme et du stalinisme triomphants— il était « Minuit dans le Siècle », disait Victor Serge. La période de nuit noire que nous traversons est, comme sous toutes les dictatures, accompagnée d’une attaque systématique contre la culture, les intellectuels, l’université — donc contre les efforts de compréhension du monde et les principes de civilisation qui nous relient. L’horreur qui nous fonce dessus, tel un train démoniaque, nous laisse sans voix ; ce qui se passe touche au principe même de vie, de la vie ensemble, et notre effroi torpille tout soulèvement, nous isole les uns des autres, laissant l’autoroute libre aux faiseurs de malheurs.

Ce premier quart du XXIème siècle a certes été précédé de terrifiantes périodes de désarroi de l’humanité, du bûcher où périt Giordano Bruno en 1600 (la langue clouée sur un mors de bois pour qu’il ne puisse plus réfuter les dogmes religieux), aux actions fanatiques perpétrées par les terroristes de Daesh et leurs associés, en passant par les vociférations du procureur des procès de Moscou (suivies des balles dans la nuque) et les horreurs des Nazis appuyées sur les techniques de communication de Goebbels.

Nous avons déjà connu un avant-goût de cette attaque systématique contre l’humanité et sa pensée, dont l’emprise sur les cerveaux était résumée ainsi par Hannah Arendt : « Le sujet idéal de la domination totalitaire n’est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais celui pour qui les distinctions entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus. » Où sommes-nous, avec quelles lumières combattons-nous les ténèbres, que supportons-nous, de Kyiv à Trump, de Poutine à Gaza ?

Aujourd’hui la lutte contre les Lumières, la pensée du réel, s’appuie sur un outil formidable : la démolition du langage, sa déroute. Donnons quelques exemples de cette démolition, de ce casse cynique dans le trésor de la pensée universelle et de nos équilibres.

L’antisémitisme, religieux ou raciste, a rassemblé pendant des décennies la droite française, monarchiste, cléricale et antirépublicaine. Le célèbre « Que Dreyfus est coupable je le conclus de sa race » de Maurice Barrès a ouvert la voie à l’holocauste. À l’opposé, c’est la révolution française qui a promulgué les décrets d’émancipation des juifs. Or voici qu’aujourd’hui l’extrême droite se fait donneuse de leçons à propos de l’antisémitisme. L’ange et la bête se mélangent.

Dans cette période de désinhibition de la violence et de torsion des concepts les plus sacrés, on utilise le mot « laïcité » pour combattre ce symbole même de respect et d’égalité de toutes les croyances, qui fut légalisé en 1905 par une avancée essentielle. Il faut dire qu’on appelait déjà « école libre » l’école où on avait le droit de frapper les élèves au nom du bien, ou de les violer — demandez donc aux anciens de Bétharram.

La « liberté d’expression » pour laquelle tant d’hommes et de femmes se sont battus, est revendiquée aujourd’hui par les héritiers de Pétain et de l’OAS, et par J. D. Vance. Et on ne dit rien. C’est si violent qu’on ne pense plus. De la part de l’humanité intelligente, cela ressemble parfois à de la sidération.

Les tenants de l’inégalité vont même jusqu’à tenter de récupérer George Orwell. Orwell a combattu tous les totalitarismes, entre autres dans les rangs du POUM en Espagne — ces faussaires savent-ils seulement ce qu’était le POUM, et quel homme valeureux était Orwell ?

L’Agence américaine de l’environnement (EPA) a supprimé de son site internet des références aux conséquences désastreuses des activités humaines pour le changement climatique, au profit des « processus naturels ». Ceux qui trompent le monde et détruisent le sens même des mots qui nous relient, nous rendent fous.

Robert Kennedy Jr, par ses attaques contre le système de santé, ne peut que rappeler Trofim Lyssenko, dont la stupidité bornée mit à mal la biologie soviétique pour des décennies. Données scientifiques contredites ou censurées au nom d’une idéologie, tentatives de destruction financière, obstacles multipliés aux voyages et aux contacts : la science ne survivra pas longtemps à un tel régime.

Oui, la science, et ce qui la rend possible — l’honnêteté intellectuelle, la recherche de ce qui est commun et communicable, l’internationalisme « naturel » — sont en danger. La culture et l’art suivront. On a beaucoup cité Hannah Arendt ces derniers temps : « La mort de l'empathie humaine est l'un des signes les plus précoces et les plus révélateurs d'une culture sur le point de sombrer dans la barbarie. » L’esprit scientifique et l’empathie sont peu à peu remplacés par l’égocentrisme, égocentrisme de l’individu, égocentrisme de la Nation, du masculinisme et de la couleur de peau. Égocentrisme destructeur de civilisation. Égocentrisme prépubère et barbare.

Il est fondamental et urgent de nous conduire en adultes. De réfléchir, parler, écrire, faire circuler le sens. De retrouver la conviction de la solidarité qui a si souvent sauvé l’humanité. De nous indigner. De résister et combattre.

(1) Comme l’ont écrit Naomi Klein et Astra Taylor dans le Guardian

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