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retraité de l'ingénierie informatique et aéronautique et de l'enseignement dit supérieur (anglais de spécialité), écrivain et esprit curieux

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Billet de blog 13 novembre 2025

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L'intégration des Juifs allemands en Argentine

Une contribution humoristique et distanciée au sempiternel débat sur les identités nationales, religieuses, linguistiques et culturelles.

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Voici quelques extraits d'un petit ouvrage récemment auto-traduit par son auteur de l'allemand à l'espagnol argentin, assortis de mes commentaires critiques.

L'écrivain et traducteur Ariel Magnus est le petit-fils d'un couple de Juifs allemands qui immigrèrent en Argentine en 1933. Lui-même et plusieurs de ses frères vivent en Allemagne où il a publié en 2023 Tür an Tür - Nazis und Jüden im argentinischen Exil.

Il vient d'en publier une auto-traduction en espagnol argentin plus simplement intitulée Nazis y Judíos.

L'ouvrage est un récit d'une grosse centaine de pages mêlant de façon approximativement chronologique mais plutôt décousue des anecdotes familiales et personnelles et des références à divers événements historiques.

Cette auto-traduction est émaillée de nombreuses expressions typiquement argentines ("tomarselo con soda", "le importa un pepino" etc.) qui me font penser que le texte a dû être pensé plus ou moins consciemment en espagnol argentin avant d'être écrit en allemand, signe parmi d'autres de la dualité linguistique et culturelle de l'auteur.

Son grand-père Heinz Magnus s'était installé à son arrivée dans le quartier résidentiel de Belgrano R, dans la partie nord de la capitale, où habitaient beaucoup d'autres Allemands arrivés plus ou moins récemment en Argentine. Habitant avec sa famille le rez-de-chaussée d'un immeuble, il découvrit bien vite que ses voisins du premier étage, Herr Winkler et surtout madame, étaient des pro-nazis avec qui la cohabitation fut d'emblée fort crispée, ce qui explique le titre allemand de "Tür an Tür".

L'auteur évoque en passant le "Belgrano-Deutsch" dialecte spécifique à cette Little Germany portègne, consistant à ajouter des désinences allemandes à des mots espagnols qui se trouvaient ainsi en quelque sorte "naturalisés allemands".

La communauté allemande de Buenos Aires se polarisait politiquement à l'époque entre des germano-argentins favorables au régime nazi, d'une part, et une opposition constituée de Juifs et d'émigrés politiques socio-démocrates, d'autre part.

Tous voulaient élever leurs enfants dans la langue et la culture allemande, mais face à l'atmosphère nazifiée qui régnait au pré-existant Colegio Goethe, les opposants au régime fondèrent pour éduquer leurs enfants le Colegio Pestalozzi (qui existe toujours) où se retrouvaient les rejetons des partisans de l'auto-proclamée Autre Allemagne. Das Andere Deutschland était en effet le nom de l'association qui les regroupait et célébrait la tradition allemande des Lumières, par opposition à la Deutschtum (la germanité) étroite exaltée par les nazis; mais cela n'allait pas sans tiraillements car, contrairement à la propagande d'extrême-droite qui mettait en avant le danger "judéo-bolchevique", la plupart des Juifs ayant fui l'Allemagne étaient politiquement très conservateurs, même s'ils n'étaient pour beaucoup d'entre eux pas très religieux.

Ces Juifs de langue allemande s'auto-désignaient comme "ieques" (dérivé argentinisé du dialecte de Cologne "Jeck") et ils se voulaient distincts des Ostjuden (Juifs de l'Est) ayant fui une génération auparavant les pogromes de l'Empire Russe, d'autant plus que les ignobles proxénètes de la Société d'Assistance Mutuelle Varsovia (que l'auteur n'évoque erronément que sous son appellation tardive de Migdal) avaient durablement entaché l'image des Juifs polonais et russes (dans l'argot portègne des années 1920, une "polaca" était une prostituée juive; j'ai consacré il y a quelques années un billet au film israélo-argentin Impuros évoquant ce réseau mafieux).

Dans le système de catégorisation des divers flux d'immigration en Argentine, les Juifs ashkénazes étaient (et sont encore aujourd'hui) désignés comme "Rusos", mais les "ieques" ne voulaient pas être confondus avec les Juifs arriérés venus des Shtetl de Pologne ou de Biélorussie (le même mépris de classe pour les Juifs polonais arrivés dans les années 1920 et 30 peut se détecter chez des juifs français assimilés comme Irène Némirovsky) et encore moins avec les bolcheviques comme Trotski ou les anarchistes comme Radowitsky.

Pour autant, "Rusos" et "ieques" s'accordaient sur un point: regarder de haut les séfarades, désignés, sans grand souci de précision géographique, comme des "Turcos", appellation générique des immigrants syro-libanais ayant quitté l'Empire Ottoman qui s'appliquait aussi aux séfarades venus d'Afrique du Nord.

Une distance crispée, voire une hostilité franche entre "ieques" et "Allemands-allemands" subsista longtemps après la guerre: l'auteur décrit des échanges de noms d'oiseaux au cours d'un match de football entre l'équipe du Goethe et celle du Pestalozzi où l'on se traitait encore de "Juifs de merde" et de "Nazis de merde" jusque dans les années 1960 à 1980 (à cet endroit, le récit n'est pas précisément daté.)

Le grand problème identitaire des "ieques" est qu'ils étaient trop Juifs pour les "Allemands-allemands" et trop allemands pour les autres Juifs (les Juifs autrichiens n'étaient que des "semi-ieques".)

Dans son chapitre sur l'identité "ieques", l'auteur rapporte une description humoristique du "ieque": "Il a son domicile en Argentine, son cœur en Israël, il pense comme un Allemand et il a son compte bancaire en Suisse," et il explique que dans son cas personnel, la confusion identitaire lui faisait prendre dans son enfance certaines coutumes allemandes (comme chercher des œufs de Pâques dans le jardin ou recevoir un cône de friandises le jour de la rentrée des classes) pour des traditions juives!

Il raconte aussi une anecdote à propos de la démultiplication très argentine des identités nationales: un de ses neveux argentins avait un grand-père grec et pouvait sur cette base obtenir aussi la nationalité grecque mais ne voulait pas la demander car il disait se sentir argentin; l'auteur lui expliqua que: "justement, un Argentin de pure souche garde toujours un second passeport dans sa poche, comme témoin de son passé et comme indicateur d'un avenir possible".

Effectivement, la plupart de mes amis argentins et leurs enfants ont aussi acquis des passeports européens du fait de leur généalogie (italienne ou espagnole pour la plupart.)

Ariel Magnus cite un peu plus loin un historien nommé Feuerstein, auteur d'une Histoire des Juifs argentins, qui lui-même cite une classification issue des shtetl polonais et basée sur l'intensité de la pratique religieuse: il y avait ceux qui vont à la synagogue tous les jours, ceux qui y vont toutes les semaines, ceux qui ne participent qu'aux fêtes les plus importantes (péjorativement dénommés Dreitagejude, ou "Juifs de trois jours" par les stricts observants) et "ceux qui sont enterrés dans un cimetière juif"...

Feuerstein y ajoute une cinquième catégorie, selon lui typiquement argentine: "ceux qui ne vont jamais au temple, ne suivent pas les préceptes, sont agnostiques, ne font pas circoncire leurs enfants, concluent des mariages mixtes, adorent les sandwichs jambon-fromage mais... participent massivement à des cours sur l'identité juive".

Tous les Allemands non-juifs, sans parler des exilés politiques de Gauche, n'étaient cependant pas nazis, car une partie des Allemands arrivés de longue date dans le pays se voulaient désormais Argentins et se désintéressaient de la politique, d'autant plus que l'atmosphère dictatoriale qui régnait dans le pays n'encourageait pas à la politisation; mais en 1936, le parti nazi comptait tout de même 2000 membres à Buenos Aires, et le grand meeting de 1938, organisé au Luna Park pour célébrer l'Anschluss, réunit entre 12000 et 15000 personnes d'après les décomptes les plus fiables (les nazis parlaient de 20000 personnes et le journal antinazi de langue allemande Argentinisches Tageblatt de seulement 10000 participants tout en moquant cette grand-messe hitlérienne).

Le général Pistarini, qui devint en 1942 un des membres de la junte fasciste du Groupe des Officiers Unis incluant aussi un certain colonel Peron dont il devint plus tard le ministre des Travaux Publics (et des trafics d'influence, pots-de-vin et prévarications qui allaient avec), vint en uniforme faire le salut nazi à la tribune du Luna Park aux côtés de l'ambassadeur d'Allemagne.

Un signe pour moi de la complaisante amnésie de l'Argentine, entretenue tant par les Péronistes que par la Droite antipéroniste (mais néanmoins volontiers militaro-fascisante), est que l'aéroport international d'Ezeiza s'appelle toujours officiellement "Ministro Pistarini".

Ariel Magnus relève que Peron n'était pas antisémite et l'exonère un peu vite à mon goût de ses complaisances pour le Reich qu'il considère comme ayant été exagérées par la propagande anglo-américaine, tout comme il traite à la légère l'importance des réseaux nazis décrits par Uki Goñi et d'autres auteurs, réseaux déployés en Argentine pendant la guerre et dont les résidus logistiques servirent ensuite de base d'accueil pour de nombreux nazis fuyant l'Europe.

Il reconnaît qu'il n'est pas simple pour lui d'analyser le fait que tant de nazis trouvèrent refuge en Argentine, dans la mesure où sa famille judéo-germano-argentine put mener dans le pays une vie tout à fait normale malgré ses mauvaises relations avec les plus antipathiques des "Allemands-allemands".

Il me semble à ce sujet que l'étonnante indulgence de l'auteur envers Peron provient de son compagnonnage avec les péronistes de Gauche de Pagina/12.

Il cite diverses anecdotes montrant la longue persistance d'une mentalité antisémite chez les "Allemands-allemands", depuis le refus de l'entreprise Orbis d'embaucher un Juif allemand récemment réfugié alors qu'elle avait un grand besoin de recruter des germanophones, jusqu'à la vaine et cocasse tentative d'un rameur sportif juif de s'inscrire au club Teutonia.

Il mentionne également la Compagnie Allemande Pour les Récemment Immigrés (CAPRI) qui fut le premier employeur d'Eichmann ainsi que la longue vie (jusqu'en 1958) d'un périodique nazi intitulé El Sendero (le Sentier.)

La métaphore finale qu'il emploie pour décrire les relations en Argentine entre Juifs allemands et "Allemands allemands" est celle de deux bourgades qui parlent la même langue mais se maintiennent à distance l'une de l'autre, chacune faisant comme si l'autre n'existait pas vraiment.

J'ajouterai ici, pour relativiser l'apaisement progressif salué par l'auteur, que la mentalité antisémite au sein de la communauté germano-argentine n'a pas disparu et qu'il reste des communautés d'origine allemande à Pinamar, ou dans la région de Cordoba, ou dans les provinces du nord (Misiones, Chaco) ou encore à Bariloche qui entretiennent une relation pour le moins ambigüe avec la mémoire du Troisième Reich.

Concernant le rapport des "ieques" de seconde et troisième générations au judaïsme, il trouve dans sa propre famille des exemples se situant aux deux extrémités du spectre: d'un côté, sa nièce Ama avide de faire sa bar-mitzvah (sic) et de cultiver sa judéité en Allemagne, et de l'autre son frère Ricardo (héros de l'homérique partie de football contre les post-nazis de la Goethe-Schule) dont il décrit le rapport plus que distant à la religion de ses ancêtres: "Mon frère n'a jamais accordé beaucoup d'attention au judaïsme. Alors qu'il fut circoncis et avait fait sa Bar-Mitzvah, comme les autres hommes de la famille, il ne s'intéresse pas à la religion, pas même comme source de commentaires humoristiques, comme dans mon cas. Plus tard, il épousa une femme non-juive et éleva des enfants non-juifs, et déjà à l'époque, il constituait une classe spéciale de juif: ceux qui se soucient de l'identité comme d'une guigne." (en VO: "l'identidad les importa un pepino".)

Pour moi qui suis convaincu de la toxicité intellectuelle intrinsèque de toutes les religions, ce Ricardo-là représente un motif d'espoir au milieu de toutes les stridences identitaires judéo-catho-évangélico-islamiques qui nous cassent à nouveau les oreilles depuis quelque temps.

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