La lecture des journaux le matin est la prière de l'homme moderne écrit Hegel.
Une ethique problématique de la psychanalyse.
Ce dimanche, en lisant le JDD à une terrasse de café, je suis tombé sur un énième article consacré au feuilleton du Grand Rabbin Bernheim[1]. « Comment ce rabbin intègre a-t-il pu vivre en toute quiétude avec la réalité du menteur? » s’y demande-t-on. Un proche confie « Il y a plus de trente ans que Gilles vit avec ce mensonge, nous étions au courant, ». On y racontecomment il a résisté à ses amis qui le suppliaient de « …sortir du mensonge, de dire la vérité… Ce à quoi il rétorquait : si les scribouillards veulent l’écrire, alors qu’ils le fassent ». Un autre : « il s’est laissé dominer par la puissance du déni ». Un autre encore : « il se ment à lui même depuis des années, il triche depuis si longtemps qu’il n’en est pas conscient ». Ce sont là très certainement des propos amicaux, bienveillants, mais à ce qui semble, désarmés devant la forte capacité de résistance du rabbin, sa puissance de déni, mais aussi son masochisme et même quelque chose qui frise le vertige de l’autodestruction[2].
Qu’a donc fait et dit l’épouse du rabbin ? Joëlle Bernheim est une « psychanalyste reconnue, avec qui il a eu un fils et trois filles, (elle) est une intellectuelle à forte personnalité, portant cependant la perruque traditionnelle du matin au soir»[3]. Comment peut-on être une psychanalyste à « la tête couverte»[4] ? En femme respectueuse de la tradition[5], Joëlle Bernheim masque sa chevelure. Pourquoi pas, tant qu’on y est, une psychanalyste en tchador ?
Il est clair que l’épouse du rabbin, la psychanalyste à la tête couverte, n’a pas pu grand chose à l’égard des nœuds et des contorsions coupables de son mari.
Je poursuis ma lecture du JDD. Le rabbin est « un homme de foi ayant eu l'audace de se confronter à son propre désir au cours d'une très longue psychanalyse ».
Alors là, les bras m’en tombent. Pendant toutes ces longues années de psychanalyse, qu’a dit, qu’a fait son psychanalyste en dehors des « Ouiiii… » et des « hum, hum.. » ? Très certainement rien. Le rabbin a continué à porter en lui cette immense puissance de déni, qui le fait marcher au bord du gouffre. Seule, la force du transfert[6], pour le dire prosaïquement le déplacement par l’analysant sur la personne de son analyste de ses désirs inconscients, l’idéalisation qu’il en fait et qui est un moteur puissant dans la dynamique de la cure, pouvait être le levier qui le sorte de là. Il faut s’imaginer un analyste non-interventionniste, un doctrinaire maximaliste de la neutralité[7] qui l’entend séance après séance dire comment il marche au bord du gouffre, sans dire un mot, sans faire un geste. Non assistance à personne en danger ! Tant et tant d’années d’analyse, pour aboutir à quoi ? A un maintient et même à un renforcement du symptôme qui aurait du être analysé et réduit, réglé, éliminé. Fut-ce au prix d’une intervention dans la vie de son rabbin de patient.
Le silence dans la cure.
Très tôt Freud dégage ce principe de l’analyse qu’est la neutralité[8]. Le psychanalyste se doit, à l’égard de l’analysant, de faire preuve d’une neutralité bienveillante. Il ne doit pas être sous la domination de valeurs morales, quelles qu’elles soient: elles entacheraient la relation transférentielle, base du travail thérapeutique. J. Laplanche et J.B. Pontalis vont jusqu’à écrire : « il doit s’abstenir de tout conseil ». Dans une vulgate en cours présentée comme classique, la neutralité se caractérise par une absence de prise de position relative au sujet. Le psychanalyste ne désire pas pour son patient et ne doit pas lui dire ce qui lui semble juste tout en se consacrant à ses intérêts.
Il faudra m’expliquer comment on tient cette contradiction : ne pas lui dire tout en se consacrant à son intérêt … Certes, l’inconscient n’est pas réglé par la logique de la contradiction. Mais ici, nous ne sommes pas dans le fonctionnement et les productions de l’inconscient mais dans la règle pour frayer un accès à l’inconscient et l’éthique de la psychanalyse.
On aurait pu s’attendre à ce qu’avec son analyste, ça marche mieux qu’avec son épouse, selon l’adage analytique qui veut que le transfert soit plus fort que l’amour. Ici donc, le lien avec l’analyste serait plus fort que le lien avec l’épouse. Pas plus l’un que l’autre n’ont pu amener le rabbin Bernheim à régulariser sa situation comme on dit, à cesser d’usurper le titre[9] d’agrégé, ni à cesser de plagier pour "nourrir" ses écrits.
C’est toute une discussion importante, essentielle, qui doit se mener sur le silence des analystes dans la cure, sur leur non-intervention, même quand l’analysant déraille et dérape, quand il se met en danger. Sur cette curieuse clinique et non moins curieuse pratique thérapeutique, véritable détournement de la psychanalyse, qui consiste à renforcer le symptôme plutôt qu’à le guérir. Position de plus en plus intenable, insupportable pour de plus en plus de personnes, qui vont voir ailleurs vers les nouvelles thérapies, souvent thérapies du bonheur facile et rapide à deux sous... A deux sous, ça c’est moins sûr.
Ce que le Rabbin n’a pas fait.
Après le prix de sa cure thérapeutique, il paie maintenant, en différé, le prix du silence de son analyste et de sa non intervention.
[1] Voir mon billet du 09 avril http://blogs.mediapart.fr/blog/michelrotfus/090413/gilles-bernheim-grand-rabbin-lacanien-devant-l-eternel
[2] Dans ce précédent billet, je comparais Gilles Bernheim à un personnage de Philip Roth, un double de Coleman Silk, héros de La Tâche, qui a bâti sa vie et sa carrière sur un mensonge… jusqu’à la catastrophe finale.
[3] http://www.leparisien.fr/societe/gilles-bernheim-la-nouvelle-voix-des-juifs-de-france-04-01-2009-361412.php
[4] http://judaisme.sdv.fr/histoire/rabbins/bernheim/index.htm
[5] Dès son mariage, une femme juive doit se couvrir tous les cheveux en tout lieu et à tout moment afin de ne pas attirer l’attention des hommes et de ne pas susciter leur concupiscence.
[6] Pour une plus ample explication, voir Dictionnaire de psychanalyse, Elisabeth Roudinesco et Michel Plon, Librairie Arthème Fayard, 1997, 2000, 2006. P. 1087 à 1092.
[7] Laplanche et Pontalis, dans leur Vocabulaire de la psychanalyse. .PUF, 1981. P. 266 et 267 .
[8] dès les Etudes sur l’hystérie, publiées en 1895.
[9] l’agrégation n’est pas un titre mais un grade de la fonction publique de l’Education Nationale obtenu par concours, au même titre que dans un autre ministère celui de contrôleur des impôts, ou à une autre époque, celui d'employé titulaire de l'administration des postes. L’usage s’est installé depuis longtemps d’en user comme d’un titre, comme font les italiens qui se parent réciproquement des titres de Dottore ou de Comandatore. Ce glissement d’un grade vers un titre est déjà, en soi, une usurpation. Mais pour la pratiquer, encore faut-il être agrégé, ce que n’était pas le rabbin Gilles Bernheim.