Cette histoire rappelle celle des "Les Dix Petits Nègres" d'Agatha Christie, sauf qu'il ne s'agit pas d'un roman mais qu'elle se situe dans la vie réelle. Elle n'a pas pour décor un lieu de vacances mais le centre psychothérapique d'un petit hôpital public de province. Ses acteurs ne sont pas des statuettes ni des invités, mais des soignants. Ils ne sont pas dix, mais quinze. (octobre 2003). Il y a des morts, mais, comme dans le roman policier, à priori pas d'assassin.
Entre 1981 et 2003 Annie B, infirmière, a été retrouvée pendue chez elle. Puis Pascal D., infirmier, est mort d'une overdose de médicaments. Marc C, infirmier, s'est ensuite jeté sous un camion, Serge T, médecin, est mort également d'une overdose de médicaments, ainsi que Jean-Pierre et Renée E., un couple d'infirmiers. Jean-Jacques C, infirmier, s'est tué dans un accident de deltaplane, Ariel G, psychologue, a été retrouvée morte chez elle (cause inconnue). Emilie B, infirmière, est morte d'une leucémie, Thierry B, infirmier, du sida, Roger T, surveillant, d'une pancréatite aiguë foudroyante, Bernard L, médecin, soigné pour un cancer depuis plusieurs années, d'une embolie, Nanou C, infirmière, d'une tumeur au cerveau, Marie-Claude D, infirmière (2002), d'un cancer ainsi qu'Alain B, infirmier et mari d'Emilie (2003).
Sans compter les gens actuellement vivants ayant été soignées pour des cancers (une infirmière, une surveillante, un médecin) et pour dépression encore en fonction, (6 infirmiers, 1 surveillant) sur un effectif d'une centaine d'infirmiers.
Le médecin du travail qui suivait cette hôpital et connaissait bien le personnel dont elle était appréciée, a fait ce qu'elle a pu dans le cadre de ses fonctions, puis a fini par démissionner il y a deux ans. Elle vient juste d'être remplacée. J'ai travaillé moi-même comme infirmière dans ce centre dont je suis partie en 1991 après quinze années de bons et loyaux services, confrontée à l'incapacité d'effectuer le travail pour lequel j'avais été formée et pour lequel j'étais rétribuée.
Sur la base des données dont je disposais, j'avais tiré la conclusion que nous étions prisonniers d'un système de contrôle. Durant plusieurs années j'avais tenté d'influer sur la situation de l'intérieur, en mettant sur pied, à la demande de mon médecin chef et du directeur d'alors, des conditions de soins vivables, qui s'étaient révélées efficaces et avaient été bien accueillies des patients, mais m'avaient valu les foudres de ma hiérarchie trois ans plus tard, ces mêmes résultats ayant été considérés comme "remettant en cause toute l'institution". Confrontée à une incompatibilité entre le bien-être des patients et la structure de l'administration auxquels ils étaient confiés, j'avais dans un deuxième temps utilisé le terrain pour étudier de l'intérieur un système de contrôle et y expérimenter in vivo un ensemble de stratégies permettant d'y insérer des portes de sortie non prévues par ce système. Puis ma présence dans l'établissement n'ayant plus lieu d'être, j'ai démissionné.
L'attitude du public sur les professionnels de psychiatrie repose sur quelques idées préconçues selon lesquelles le contact avec la folie serait moralement éprouvant et entraînerait une fragilité psychique. Ce taux de mortalité, qui éveillerait des interrogations dans un autre milieu, est imputé aux individus eux-mêmes, à une fragilité inhérente à leur nature, et considéré comme "normal", ce qui permet d'éviter toute réflexion sur cette hécatombe. Or depuis un certain nombre d'années, on assiste au même phénomène dans d'autres services publics, particulièrement au sein des forces de l'ordre, qui n'ont pas du tout la même image [1].
Alfred Korzybski: "Un homme est un tout psycho-somatique dans son milieu qui le pénètre et auquel il réagit."
A ce point il me semble important d'examiner le contexte dans lequel se situent ces morts: qu'en est-il aujourd'hui en octobre 2003 ? En raison du manque de personnel, la situation est devenue ingérable et un syndicat vient de publier le texte suivant:
SOINS PSYCHIATRIQUES
EN DANGER AU SECTEUR IV
Aujourd'hui le secteur de psychiatrie adulte de T. n'a plus les moyens humains de prendre en charge, comme il se doit, les patients, aussi bien en intra-hospitalier, qu'en extra hospitalier.
La non-gestion par notre administration des absences du personnel infirmier (départ à la retraite, maladie, congé maternité, accident ...) entraîne depuis un mois l'arrêt presque complet des soins spécifiques au secteur Psy.
Notre direction ne nous propose que le remplacement de trois postes sur les 13 manquant, évoquant les difficultés financières de notre établissement, dont en aucun cas la psychiatrie est responsable.
Mais les démarches de recrutement n'ont débuté que cette semaine sous la pression de notre syndicat et du personnel. cette situation est intolérable pour les soignants, les patients et leurs familles.
Le personnel malgré sa bonne volonté ne peut plus assurer que le minimum, mais en aucun cas l'ensemble des soins que les patients sont en droit d'attendre. La psychiatrie subit de plein fouet les restrictions budgétaires des hôpitaux, et on est en droit de se demander si cela n'est pas une volonté délibérée de la faire disparaître.
Née dans les années soixante-dix, la psychiatrie locale faisait, à l'ouverture du centre psychothérapique en 1973, figure d'avant-gardiste: services ouverts, pas de chambre de contention, un personnel satisfaisant, et des élèves non inclus dans les effectifs. Cette situation était due aux deux médecins chefs responsables chacun d'un secteur, qui travaillaient en bonne entente et avaient à cœur de mettre sur pied une pratique respectueuse des patients. [2]
Dans les années quatre-vingt, la fermeture des centres de formation puis la réduction des lits (de 25 à 20 par unité) ont entraîné des réductions d'effectifs qui n'ont fait qu'augmenter. Le ministère de Jacques Ralite permit des avancées: le personnel avait carte blanche pour monter des projets, les directeurs d'hôpitaux (en tout cas celui que j'avais a l'époque) n'étaient pas seulement des administratifs, mais encourageaient les objectifs soignants et donnaient les moyens matériels de les réaliser, et la "voie hiérarchique" était inexistante.
Avec l'apparition du "dossier de soins infirmier" censé faciliter la prise en charge des patients, les infirmiers se sont retrouvés avec une masse de paperasserie quotidienne à remplir: annotation sur les dossiers de soins en plus des transmissions journalières des cahiers de rapport, censées être utilisées à des fins de sacro-saintes statistiques.
Les changements structurels survenus dans la profession (ouverture d'écoles de cadre pour les surveillants) ont entraîné un changement dans les relations internes au personnel: de soignants qu'ils étaient auparavant, les surveillants se sont transformés en administratifs et en professionnels de l'autorité.
Privés du personnel pour les faire fonctionner, les services d'activités (restaurant, cafétéria, ateliers divers, appartements thérapeutiques, etc.) ont disparu.
Alors qu'auparavant la fonction de la psychiatrie consistait à répondre aux besoins des hospitalisés, elle s'est un beau jour complètement déconnectée de ceux-ci, sa nouvelle fonction consistant à faire des économies. Les patients et le personnels sont devenus de simples objets de ce mode de gestion, et ceux faisant fonction de grains dans la machine ont été mis de côté: piratage du travail, harcèlement moral, contrôles disciplinaires accrus: tous les trois mois chaque infirmier doit subir une "évaluation"[3]: il est reçu pendant une heure par un surveillant et le surveillant chef, une note lui est attribuée ainsi qu'une annotation, censée le maintenir toujours sous pression, sous la menace de sanctions diverses, et au pire, d'une mutation.
Parallèlement, pour dissuader les gens de partir, ont été mises en place un ensemble de restrictions à l'exercice du métier[4].
Alors qu'auparavant les différents échelons de la hiérarchie travaillaient ensemble sur la base des mêmes objectifs soignants, sous l'impulsion du médecin-chef, celui-ci a été assujetti aux administratifs, et départi de son pouvoir de décision quant à la nature des soins prescrits, ceux-ci devant d'abord passer par le filtre de l'administration avant d'être acceptés, toujours sur la base d'objectifs comptables. Il n'a plus non plus droit de regard sur le personnel infirmier qui dépend à présent des seuls administratifs.
Parallèlement est insufflée par les écoles de cadres une idéologie corporatiste opposant le pouvoir infirmier au pouvoir médical, destinée à désolidariser les différents membres des équipes soignantes.
L'hôpital est devenu un affrontement d'objectifs devenus antagonistes: d'une part l'objectif soignant, et d'autre part l'objectif économique, ce dernier ayant tout pouvoir sur le premier.
Ce processus ne s'est pas limité à cet hôpital: il est responsable de l'hémorragie du personnel infirmier.
Les surveillants qui ne se sont pas coulés dans le moule de l'école des cadres se sont vus mis à l'écart, sanctionnés, et soumis au même harcèlement moral que les infirmiers jusqu'à ce qu'ils se retrouvent en longue maladie ou changent de voie professionnelle.
Nous en sommes ainsi arrivés à cet état de fait incroyable qu'une partie du personnel, l'administratif, est sciemment payée pour détruire l'autre, le soignant, ceci à grand frais d'années de formations onéreuses, de centaines d'heures passées en réunions, en évaluation et entretiens disciplinaires, d'arrêts maladie qui n'auraient jamais eu lieu hors de ce contexte, et qui viennent ajouter au déficit de la sécurité sociale. Sans compter également les conséquences sur le plan social, où des patients qui auraient autrefois bénéficié d'une prise en charge psychologique digne de ce nom se voient renvoyés dans leur milieu au bout de quelques jours en raison du manque de lits d'hospitalisation, sans que les conditions de vie qui les avaient amenés en psychiatrie aient changé d'un iota.
Bien évidemment, l'augmentation de personnel administratif a été proportionnelle à la baisse des effectifs soignants. Ce nouveau système, qui est en fait ruineux, permet de douter de l'objectif avancé pour le justifier, les sources d'économies. S'il permet effectivement d'économiser à court terme, il se solde par des dégâts humains et sociaux considérables.
Harcèlement moral:
Le phénomène a acquis une telle ampleur que la médecine du travail lui consacre maintenant des dossiers spécifiques. Les pathologies qu'il engendre, meurtrières, viennent s'ajouter aux maladies professionnelles déjà existantes.
Voici un document édifiant trouvé dans la documentation destinée aux médecins du travail sur internet: http://christian.crouzet.pagesperso-orange.fr/smpmp/images-SMT/Harcelement.pdf
Eléments d'orientation pour la consultation liée à un HARCELEMENT moral
S E R V I C E d e P A T H O L O G I E P R O F E S S I O N N E L L E
Cette trame comprend un descriptif schématique des techniques de harcèlement et du tableau clinique des victimes psychiques.
1 Techniques de harcèlement:isoler, humilier, maîtriser, punir, disqualifier:
Techniques relationnelles:la relation de pouvoir
- tutoyer sans réciprocité,
- couper la parole,
- niveau verbal élevé et menaçant,
- absence de savoir-faire social (ni bonjour, ni au revoir, ni merci),
- critiques systématiques du travail ou du physique,
- injures publiques, sexistes, racistes,
- absence de communication verbale (post-it, note de service),
- siffler le salarié,
- regarder avec mépris,
- bousculer,
- frapper.
Techniques d"isolement du salarié:la désaffiliation du groupe d'appartenance
- séparation du collectif de travail par changement d'horaires de table,
- omission d'information sur les réunions,
- injonction aux autres salariés de ne plus communiquer avec la personne désignée,
Techniques persécutives:la surveillance des faits et gestes
- contrôle des communications téléphoniques par ampli ou écoute,
- vérification des tiroirs, casiers, poubelles, sacs à main du salarié,
- contrôle de la durée des pauses, des absences,
- contrôle des conversations et des relations avec les collègues,
- obligation de laisser la porte ouverte " pour que je vous vois ",
- enregistrement, notations sur un cahier.
Techniques d'attaque du geste de travail: les injonctions paradoxales:la perte du sens du travail
- faire refaire une tâche déjà fait,
- travailler par terre,
- brosser le sol avec une brosse à dents,
- corriger des fautes inexistantes,
- définir une procédure d'exécution de la tâche et une fois qu'elle est exécutée, contester la procédure,
- déchirer un rapport qui vient d'être tapé car devenu inutile,
- exiger de coller les timbres à 4 mm du bord de l'enveloppe en s'aidant d'une règle,
- donner des consignes confuses et contradictoires qui rendent le travail infaisable et qui poussent à la faute,
- faire venir le salarié et ne pas lui donner de travail sans local d'attente.
Techniques d'attaque du geste de travail: la déqualification du poste:la mise en scène de la disparition
- supprimer des tâches définies dans le contrat de travail ou le poste de travail et notamment des tâches de responsabilités pour les confier à un autre sans avertir le salarié,
- privation de bureau, de téléphone, de PC,
- armoire vidée,
- faire faire des shampoings à une coiffeuse,
- enlever le dispatching des patients à une surveillante d'étage,
- faire faire des sandwiches à un chef de station-service.
Techniques d'attaque du geste de travail: la surcharge du poste de travail:la rédition émotionnelle par hyperactivité
- fixer des objectifs irréalistes et irréalisables entretenant une situation d'échec, un épuisement professionnel et des critiques systématiques,
- déposer les dossiers urgents 5 minutes avant le départ du salarié.
Techniques punitives:mettre le salarié en situation de justification
- notes de service systématiques hors dialogue pour tout événement (jusqu'à plusieurs par jour),
- utilisation de lettre recommandée avec AR,
- avertissements montés de toutes pièces,
- heures supplémentaires non payées,
- indemnités d'arrêt de maladie non payées,
- vacances non accordées au dernier moment,
- horaires de table incohérents.
2 - Tableau clinique des victimes de harcèlement moral
1. Première phase d'alerte dite de "tenir"
- asthénie globale, ennui,
- repli social,
- silence injustifié,
- hypervigilance défensive,
- anxiété latente ou manifeste,
- troubles du sommeil,
- augmentation de la prise de psychotropes, d'alcool.
2. Deuxième phase dite de décompensation: en 2 temps
Premier temps: tableau clinique superposable à l'état de stress post traumatique:
(le sujet a été exposé à un ou des évènements traumatiques dans lequel il a vécu une menace pour son intégrité physique et/ou psychique avec réaction de peur ou d'impuissance).
- souvenirs répétitifs des scènes violentes, d'humiliation provoquant un sentiment de détresse et comprenant des images, des pensées, des perceptions,
- angoisse, détresse psychique, déclenchées par une perception évoquant ou ressemblant à un aspect des scènes traumatiques,
- affects de peur ou de terreur sur le chemin du travail, état de qui-vive (hypervigilance anxieuse),
- anxiété paroxystique ou diffuse et permanente avec manifestations physiques: tachycardie, tremblements, sueurs, boule œsophagienne
- rêves répétitifs des scènes traumatisantes, cauchemars intrusifs,
- réveils en sueurs,
- insomnie réactionnelle,
- affects dépressifs,
- désarroi identitaire, perte des repères moraux (le bien et le mal, le vrai et le faux, le juste et l'injuste),
- sentiment de culpabilité, position défensive de justification,
- perte de l'estime de soi, sentiment de dévalorisation, de perte des compétences, d'échec,
- restriction de la vie sociale et affective (diminution des intérêts, détachement),
- pleurs fréquents,
- répression de l'agressivité réactionnelle,
- troubles cognitifs: attention, concentration, mémoire, logique,
- atteintes somatiques: perte ou prise de poids, décompensation psychosomatique progressive, de gravité croissante,
- raptus suicidaire.
Deuxième temps: décompensation structurelle
- dépression grave,
- bouffée délirante aiguë,
- paranoïa,
- décompensation psychosomatique,
- conduites de dépendance (alcool, psychotropes, trouble des conduites alimentaires...).
Article L.122-49: Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible:
• de porter atteinte à ses droits et à sa dignité,
• d'altérer sa santé physique ou mentale ou
• de compromettre son avenir professionnel....
Ce document permet de constater que les médecins du travail se trouvent ici face à une stratégie de destruction des individus. Le but ici n'est pas de faire des économies, il est d'arriver aux conséquences de ces stratégies diffusées par les écoles de cadre, conséquences décrites et parfaitement connues, qui reviennent à éliminer les gens purement et simplement, en les mettant devant l'alternative suivante: mourir ou partir. Ce dont il est question ici est d'extermination invisible.
Parallèlement, les recours des intéressés face à ces agressions psychiques, qui sont en théorie illégales, représentent un parcours du combattant: en cas de harcèlement moral, le harcelé doit obtenir le consentement de la direction de l'établissement pour poursuivre le harceleur, ce qui est absurde, puisque ce dernier agit avec le cautionnement de la direction: "La procédure pénale peut être engagée si, en application de l'article 11, alinéa 3 du titre Ier du statut général des fonctionnaires, l'administration dépose plainte contre l'auteur du harcèlement, aux côtés de la victime, en invoquant le nouvel article 222-33-2 du code pénal. Pour ce faire, le Directeur, représentant légal de l'établissement, doit être autorisé à ester en justice par le Conseil d'administration (art. L. 6143-1, 16° du code de la santé publique).
En cas de dépôt de plainte par la victime, l'administration pourra s'y associer et devra prendre à sa charge le remboursement des honoraires et des frais de procédure. Pour ce faire, elle devra néanmoins avoir donné son accord préalable pour l'engagement des poursuites pénale" (Philippe Jean pour l'ANMTEH )
Quant aux syndicats, leurs représentants sont la plupart du temps les surveillants qui sanctionnent le personnel.
Tout est conçu pour que ce qui est au niveau légal interdit soit permis, officialisé et non réprimé dans les faits. Il existe une règle, mais elle est truquée, une législation, mais elle est faite pour être détournée.
Questions:
1. Comment des gens qui traitent ainsi le personnel peuvent-ils se prétendre aptes à prendre des décisions en matière de santé publique et se voir confier la responsabilité de la vie des citoyens ? Les conséquences sur les patients sont dramatiques: impossible à un personnel épuisé physiquement et psychiquement, contraint de courir sans arrêt, de travailler de façon "thérapeutique": elles engendrent des maltraitances qui n'auraient pas lieu dans un autre contexte et banalisent le mépris de la personne humaine. Les exécutants de ce système, à savoir les surveillants, constatent ces conséquences dans la mesure où ils y sont confrontés en permanence. Ils ne peuvent prétendre les ignorer, dire qu'ils ne savaient pas.
2. Comment se fait-il que ces agents puissent non seulement cautionner ce système, mais y participer en pleine connaissance de cause ? Les critères de travail qui avaient cours autrefois: l'esprit du service public, le respect de la personne humaine, les devoirs des soignants, ont disparu. Non seulement ils n'ont plus droit de cité, mais quand ils sont énoncés, ils sont considérés comme subversifs !
Conséquences:
Au niveau des patients: cette infériorisation banalisée de la personne des soignants engendre chez ceux qui la vivent une tendance à traiter de même les soignés: si l'on accepte un tel traitement pour soi-même, on accepte dans un deuxième temps de le faire subir aux autres. C'est pourquoi à la baisse de la qualité des soins due à la réduction des effectifs s'ajoute une dégradation des rapports humains générée par la perte du sens de la dignité des patients, à l'intérieur de l'institution, et s'accompagne à l'extérieur d'une dégradation similaire des relations avec l'entourage familial (conjoints, enfants).
Au niveau de la santé: la fuite des infirmiers engendre un effondrement du système de santé tout entier, avec pour conséquence l'impossibilité de ce système de répondre aux besoins de la population concernée. Le phénomène dépasse de très loin le cadre hospitalier: c'est l'ensemble de la population qui est privée d'un accès aux soins décents.
Contrairement à un discours abstrait qui divise la population entre "malades" d'un côté et "bien portants" de l'autre, comme si ces termes appartenaient à l'identité des gens, dans les faits, la plupart des "bien portants" ont affaire de temps à autres à l'hôpital (consultations, soins externes, hospitalisation courtes), et subissent également les préjudices de la dégradation. De même que la plupart des "malades" ne le sont que de façon transitoire.
Cette division sémantique artificielle de la population en deux catégories figées différentes est absurde et coupée de la réalité. Ce discours officiel est censé accréditer l'idée qu'il y aurait des "spécialistes" qui seraient seuls habilités à décider pour "les malades", engendrant l'infantilisation de ces derniers, leur refusant tout droit de regard sur leur santé.
D'où la multiplication des procès en justices intentés ces dernières années aux établissements de soins par les usagers. La profession réagit en prétendant un manque de tolérance du public, alors qu'il est dû en fait à la multiplication des fautes professionnelles et des accidents inhérents à ce système de gestion.
Au-delà du milieu médical, la même stratégie est appliquée dans l'ensemble du monde du travail, d'où le fait que le harcèlement moral est devenu un fléau national et représente aujourd'hui un pourcentage important des causes de consultation en psychiatrie.
A travers ce système, c'est non seulement le droit du travail qui est bafoué, mais la notion de citoyenneté elle-même qui disparaît. C'est la fin de l'état de droit, la généralisation de la dictature, non pas au travers un changement politique issue de la volonté du peuple, ni par un coup d'état visible, mais imposée sournoisement par une minorité d'administratifs, sans concertation des citoyens ni des instances médicales, à leur insu, s'exerçant à leur détriment, et dans lequel les instances légitimes se retrouvent dépossédées de tout pouvoir de décision et mises devant le fait accompli.
Idéologies qui sous-tendent cette stratégie:
De l'observation de ces faits à l'hôpital au quotidien est sorti un livre: Des systèmes de contrôle: techniques de contrôle et stratégies de non-contrôle[5]. J'ai adopté à l'égard du phénomène l'attitude d'un biologiste dans son laboratoire étudiant les agents étiologiques d'une maladie, et cherchant des traitements. Aujourd'hui, deux idéologies me semblent s'en rapprocher le plus:
- le nazisme, qui a programmé systématiquement l'élimination de catégories de population, dont les malades mentaux,
- la scientologie, qui vise à l'asservissement humain et utilise exactement les mêmes techniques de harcèlement que celles décrites dans le document de la médecine du travail.
La voie d'infiltration par le biais duquel cette stratégie de destruction a été généralisée sont les centres de formations des écoles de cadre, de management d'entreprise, qui ont généralisé des méthodes de gestion fondées sur l'escroquerie institutionnalisée, permettant aux gens qui en tirent les ficelles et en connaissent les règles d’en déposséder le vulgum pecus à son insu par le biais de méthodes mafieuses.[6]
Le phénomène n'est pas seulement français: il est mondial et s'est diffusé avec le phénomène économique de la mondialisation impulsé par les Etats Unis. Ce n'est pas seulement l'administration française qui est en cause, mais la généralisation planétaire de cette idéologie par le biais de l'économie, elle-même fondée sur le postulat de la valeur absolue de l'argent et l'infériorisation de la valeur humaine. Elle touche tous les pays, y compris les Etats-Unis et leurs citoyens.
A ce niveau, ce à quoi nous avons affaire est un système antihumain global dans le cadre d'une guerre idéologique.
Historique des écoles de cadre:
Pour ne parler que de la France, il est édifiant de considérer l'historique des écoles de cadre apparues dans les années quatre-vingt.
Décret n°80-172 du 25 février 1980 portant statut des personnels d'encadrement et de surveillance des écoles de cadres et des écoles et centres préparant aux professions paramédicales relevant des établissements d'hospitalisation publics
Article 12
Les adjoints et adjointes d'internat sont chargés, sous l'autorité du directeur et du directeur technique de l'école, de veiller au maintien de l'ordre et de la discipline.
Article 13
Les adjoints et adjointes d'internat sont recrutés:
1° Par concours sur épreuves ouverts aux candidats titulaires du brevet d'études du premier cycle du second degré ou d'un diplôme équivalent ou qui justifient du passage en second cycle du second degré et âgés de vingt-cinq ans au moins et de quarante-cinq ans au plus au 1er janvier de l'année du concours ;
2° Après examen professionnel ouvert aux agents titulaires des établissements hospitaliers publics âgés de quarante-cinq ans au plus au 1er janvier de l'année de l'examen et ayant accompli au moins cinq ans de services effectifs dans ces établissements.
Ces limites d'âge peuvent être reculées dans les conditions prévues à l'article 2 du décret n° 68-132 du 9 février 1968.
Ces concours ou examens sont organisés dans chaque établissement selon les modalités déterminées par arrêté du ministre chargé de la santé.
Dans le passé, les écoles de cadre avaient été créées sous le régime de Vichy:
Archives de l'Institut National Audiovisuel:
Le Maréchal en visite - France (Journal du 20 Août 1943: Séquence
1) L'École des cadres civiques de Mayet-de-Montagne reçoit le Maréchal - 25" ]
Le gouvernement, considérant que la défaite résulte du manque de véritables chefs, veut également réformer l'éducation des élites. Des écoles de cadres sont créées en conséquence. On y forme les futurs dirigeants par un entraînement physique, une formation politique, morale et civique qui doit développer chez eux les qualités de chefs. Dès mars 41, on compte 60 écoles de cadres dont la moitié sous l'égide du secrétariat général à la jeunesse. Toutes ne sont pas rattachées à la cause de la "révolution nationale". Ainsi, l'école des cadres d'Uriage passe à la résistance en novembre 42. L'école des cadres de Mayet-de-Montagne fut créée en octobre 1941 par Marion, secrétaire chargé de l'information et de la propagande. Elle a pour fonction de former des propagandistes de Vichy. Certaines catégories sociales, comme les instituteurs, les chefs de cabinet de préfets, les syndicalistes ouvriers ou les officiers de l'armée d'armistice, ont des stages réservés. On disait à l'époque que l'atmosphère y régnant "prônait la lutte des classes, qu'elle était antipatronale, ultra-collaborationniste, opposée à la légion des combattants et à l'Angleterre, violemment hostile au Gaullisme, acquise aux idées nazies ..."
Assez étrangement, on constate entre les deux époques les similarités suivantes:
- une similarité des termes "écoles de cadre",
- une similarité des objectifs: "former de véritables chefs" en 1943, "maintenir l'ordre et la discipline" en 1980, ce qui est bonnet blanc et blanc bonnet. Au diable les objectifs soignants, le service public, l'amélioration de la qualité des soins, qui passent à la trappe.
- une similarité dans les comportements,
- une similarité dans les buts obtenus (spoliation, déshumanisation, extermination).
Selon les documents traitant du harcèlement moral, la sphère dans lequel il serait le plus exacerbé est l'administration.
Ceci expliquant cela, on comprend mieux comment on en est arrivé là. Il est néanmoins navrant que l'équipe au pouvoir qui a appliqué un tel système ait été celle qui se prétendait la plus représentative du peuple, et qui disposait de la confiance de celui-ci. S'il avait été instauré par un vulgaire leader d’extrême droite, cela n'aurait étonné personne; cela aurait été dans le cours des choses. Or mis en place par les libéraux et appliqué par la gauche, il est dû à ceux qui se présentaient comme les défenseurs de l'Etat de droit et de la démocratie.
Or cette stratégie de déshumanisation est parfaitement inconstitutionnelle, comme le rappelle Philippe Jean:
"les obligations déontologiques stipulées notamment par les articles 2 du code de déontologie médicale et des règles professionnelles infirmières (il doit exister des dispositions équivalentes dans les codes de déontologie des sages-femmes, des masseurskinésithérapeutes) et imposant l'exercice de la profession dans le respect de la dignité de la personne humaine ; ce principe général du droit a une valeur constitutionnelle, étant inséré en 1946 (Aux lendemains de la Victoire remportée par les Peuples des Nations Unies contre le Nazisme et le Fascisme) dans le préambule de la Constitution de la IVème République, maintenu en vigueur par le Préambule de la Constitution du 5 octobre 1958. (A propos du harcèlement moral en milieu hospitalier De la complexité à le définir ... ... à la difficulté à le réparer par Philippe JEAN pour l'ANMTEH p. 3 )
Elle est également en complète contradiction avec les principes du Comité Médical Consultatif d'Ethiquequi reposent sur le respect absolu de la personne et de la connaissance et qui vise à résoudre des problèmes que la science n'est pas parvenue à résoudre antérieurement.
En d'autres termes, elle est parfaitement illégale et proprement inacceptable.
Dans ce contexte, le procès de Maurice Papon fait figure de mascarade destinée à condamner le régime de Vichy pour accréditer l'idée que ses méthodes seraient révolues afin de les réactualiser. Cela ne signifie pas pour autant que le régime sous lequel nous vivons soit similaire à celui de Vichy, ce que je me garderais de dire car cela ne correspond pas aux faits à mon sens. Cela signifie seulement qu'il y a une similarité de structure dans les mécanismes de pensée de l'administration entre les deux époques, mécanismes bien antérieurs au XX° siècle et sans rapport avec le nazisme, mais avec son origine, qui date de en réalité de Philippe le Bel (XIII°-XIV° siècles), père d'une "administration moderne" qui est en réalité moyenâgeuse. Mais ceci est une autre histoire.
[1] Voir SOS détresse policiers, retranscription des Pieds sur Terre, 28 février 2008, France Culture.
[2] Voir à ce sujet le chapitre Hommage au Docteur Bernard L.
[3] Voir l'enregistrement de l'une d'elle au chapitre Evaluation (1990 ).
[4] Voir Pénurie d'infirmières: un phénomène planifié sur le long terme.
[5] Des systèmes de contrôle: techniques de contrôle et stratégies de non-contrôle, Isabelle AUBERT-BAUDRON, Interzone Editions.
[6] Voir Christophe Dejours : Evaluation individualisée des performances et tournant gestionnaire, retranscription de La Grande Table, 1 javcier 2014, France Culture.