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Billet de blog 18 décembre 2024

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Le voyage de Tout et Rien

La neige a envahi la nuit. Plus la moindre route ou chemin praticable. La neige entoure la gare de murs épais.Tout et Rien sont coincés. Contraints de rester dans la gare. Jusqu’à l’arrivée d’une équipe pour déneiger. Tout et Rien sont du même pays. Mais pas du même monde. Comment va se dérouler leur promiscuité ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

           La neige a envahi la nuit. Plus la moindre route ou chemin praticable. Seules des décorations lumineuses percent l’épais rideau blanc.

        Des murs de neige entourent la gare.  Tout et Rien sont coincés. Après leur descente du train.  Contraints de rester dans la gare. Jusqu’à l’arrivée d’une équipe de déneigement.

      Rien pousse une porte. Il entre dans un espace exigu et bas de plafond. Avec comme unique mobilier deux bancs. Et un distributeur de boissons.

« Joyeux Noël » en guirlandes sur l’un des murs.

     Tout lui emboîte le pas et s’assoit.

      Rien a sorti sa CB.

     Automate hors service signalé sur l’écran.

     Rien  peste et s’assoit à son tour.

      Tous les deux face-à-face.

      À leurs pieds, des sacs avec des cadeaux.

      Au début sur le quai, un « bonjour » marmonné de part et d’autre. Puis plus le moindre mot. Quelques furtifs échanges de regard.

      Leur nez sur smartphone.

       Rien se lève et s’approche de la fenêtre.

     Son index trace une forme ronde sur la vitre froide. Apparaissent deux yeux, un nez, et une bouche. Le doigt s’arrête, au bord du carreau. Puis il rajoute quelques cheveux.

__ Sans la neige, on aurait jamais partagé ce silence. 

     Tout détache les yeux de son mobile.

__ Comment ça ? 

__ Des gens comme vous et moi. On se croise. De temps en temps. Ici ou là. Mais on ne se côtoie jamais. 

     Tout se frotte le menton.

__ Peut-être que nous… 

     Rien se renfrogne.

__  Nous n’avons rien à faire ensemble. 

      Tout fronce les sourcils.

__ Ce n’est pas du tout mon propos. 

__ Juste pensé. 

__ C’est vous qui le dîtes. 

     De l’agacement dans la voix de Tout.

     Rien a raison. En effet ce que pense Tout. Mais Rien aussi. Les deux pensent la même chose. Se demandant ce que leurs deux corps foutent dans les mêmes trois mètres carrés. Et cerise sur la promiscuité, la veille de Noël. Alors que tous deux sont attendus. Chaque téléphone traversé de messages inquiets.

    Comment meubler cette promiscuité imprévue ? Visiblement embarrassante pour l’un et l’autre. Tous deux obligés de cohabiter. Jusqu’à l’arrivée de l’équipe technique. Fort heureusement, Tout et Rien on un allié de poids. Idéal dans ce genre de situation.

    Le mobile absorbant le corps. Avec la création d’une espèce de bulle d’absence. Dont disturb affiché sur son front penché.

      Tous deux aspirés par leurs textos.

__ C’est un scandale. 

__ Quoi ? 

__ Que nous soyons coincés. En plus, en une période comme celle-ci.

__ Vous avez vu la neige. 

__ Je parle des employés. Ils devraient être là pour nous secourir. 

     Rien secoue la tête.

_ La neige, c’est aussi pour eux. Les routes sont impraticables. 

__ Soit, mais quand même. On paye des impôts. Et d’ailleurs, toujours trop. 

   Rien sort son paquet de tabac.

__ Ça vous gêne si je fume ?

__ Pas du tout. 

   Rien commence à se rouler une clope.

__ Mais quelque chose me gêne. 

__ Quoi ? 

__ Qu’on se vouvoie. Surtout dans cette situation où… Comment dire ? Les conventions, on s’en fout un peu. Et en plus, c’est la saison des fêtes.

      Rien tire une bouffée.

__ Comme vous voulez. 

      La réponse perturbe Tout.

Un silence.

__ Tu prends souvent cette ligne ? 

__ Oui.

__ Et vous ?

__ C’est la première fois. En train, je veux dire. D’habitude, quelqu’un vient me prendre à la gare centrale. Mais tout est bloqué aussi en ville. Pour ça que j’ai pris le TER.

    Tout soupire et rajoute :

__ Première et dernière fois que je prends ce moyen de transport. »

__ Pourquoi ?

__ Inadmissible que nous soyons bloqués.

     Rien se frotte la joue.

__ J’ai beaucoup de reproches à faire à cette ligne. Surtout les retards. Et parfois les suppressions de train. Ça devient de plus en plus dur. Jamais sûr d’avoir son train. Mais en l’occurrence, on ne peut pas leur foutre la neige sur le dos. Dangereux de circuler. Même pour un hélico.

      Tout esquisse un sourire.

__ Tu as raison. D’autant plus que je suis mauvaise langue. Surtout après une lecture récente sur les transports de notre pays. Nos services ferroviaires font partie des très bons. En tout cas des moins mauvais. Certains pays les ayant privatisés reviennent en arrière. Ils remettent leurs transports dans le giron du public.

      Rien a un air stupéfait.

__ Vous travaillez dans la partie des transports ?

__ Pas du tout.

__ Vous faites quoi, dans la vie ?

__ Je suis expert.

__ En quoi ?

__ Ce que vous voulez.

__ Impossible.

__ Si.

__ Comment peut-on être expert en tout ?

__ J’ai fait des écoles pour ça. Vous me donnez n’importe quel sujet. Et très vite, je le connais sur le bout des… mots. Et je peux meubler pendant des heures.

     Tout a un petit rire.

__ C’est une formation de caméléon.

__ En quelque sorte.

__ Vous pouvez alors défendre tout et son contraire ?

__ Oui. Nous sommes formés à ça. Nos écoles sont les Intelligence Artificielle avant l’heure. Suffit de bien nous alimenter. Et nous régurgitons.

__ Vous n’avez pas besoin de tourner votre veste. Juste de changer de poche.

     Tout affiche un air mécontent.

__ Votre perception est quelque peu caricaturale. Tout est toujours plus complexe que les apparences. Le raccourci, c’est la grande plaie de notre époque. Pour autant, vous n’avez pas entièrement tort : nous sommes des caméléons. Ce qui ne nous empêche pas d’avoir des convictions. Et de l’empathie pour les souffrances sur la planète. Nous ne sommes pas des robots sans âme.

__ Je n’ai pas dit ça.

     Tout a un rictus.

__ Juste insinué.

__ Assez de parler de moi. Et, toi qu’est-ce que tu fais dans la vraie vie ?

__ Pourquoi vous dites ça ?

__ Quoi ?

__ Dans la vraie vie.

   Tout hausse les épaules.

__ Comme ça qu’on dit entre nous. Les gens de la vraie vie. Ce n’est pas péjoratif du tout. Au contraire. Plutôt un compliment de ne pas être comme nous à nous, les nantis. Si souvent dans le futile. Les gens de la vraie vie sont dans l’essentiel.

         Rien semble chercher ses mots.

__ Et vous, vous êtes donc dans la fausse vie ?

__ Pas du tout. Mais nous…

     Tout a l’air gêné.

__ J’espère que mon expression ne t’a pas blessé.

__ Pas de souci, répond Rien. C’est tout simplement que je trouve étrange cette expression de vraie vie. Pour moi, y en qu’une. Bonne ou mauvaise. Et qu’elle se termine toujours trop vite.

     Rien écrase sa clope dans son cendrier portatif.

__ Tu ne m’as toujours pas répondu à ma question. Mais libre à toi de ne pas répondre. Peut-être une question un peu intrusive. Désolé pour ma curiosité qui peut...

__ Je suis dans la plomberie, le coupe Rien. Mais aussi dans l’électricité, le chauffage…

__ Expert en tout aussi.

__ Non.

__ Artisan tout corps d’état.

__ On peut dire ça. Mais je suis pas patron.

__ Tu travailles dans une petite entreprise à taille humaine ou une grande structure ?

__ Grosse boîte.

__ En ces moments incertains, pas trop dur les fins de mois ?

__ Non.

   Rien se confectionne une autre clope.

__ Pas les fins de moins qui sont dures. Juste les quatre semaines avant.

    Tout grimace un sourire.

__ Tu es marié ?

     Rien reste silencieux.

__ Encore une fois, n’hésite pas me dire si je suis intrusif. Mon principal défaut, c’est la curiosité. Et de trop parler.

__ Je suis marié.

__ Depuis longtemps ?

__ 12 ans.

__ Votre mariage est plus vieux que le nôtre de trois ans. Nous nous sommes rencontrés dans une grande école.

__ Nous : au collège.

__ En termes de longévité de couple, vous nous battez largement.

      Rien sourit.

_ J’étais sur un toit. Et elle dans sa salle de classe. Ma boîte a un contrat d’entretien avec les collèges de la région.

__ Fort jolie rencontre. Et ton épouse est prof de quoi ?

_ Français.

    Tout lève le pouce.

__ Formidable. Vraiment un super métier. La littérature. C’est un de mes regrets. J’ai toujours rêvé d’être écrivain. En réalité, mon grand rêve, c’est la poésie. Votre épouse exerce un superbe métier. Enseigner la littérature française à…

      Rien le coupe d’un geste.

__ Je vous arrête. Il n’est pas question de littérature ou de poésie. Comme on entend parler dans les émissions de télé. Elle est prof en collège. Et son boulot, c’est que les élèves maîtrisent la langue. »

      Tout visiblement en désaccord.

__ En tant qu’enseignante de Français, elle peut se servir de la poésie comme support pédagogique. Rien de tel pour pénétrer toutes les subtilités d’une langue.

__ Elle s’en sert le plus souvent possible. Avec du travail sur des textes. Mais sa priorité est la maîtrise de la langue. Son objectif premier.

     Tout semble déçu de la réponse. Mais il continue d’alimenter la conversation. Loin de sa froideur de début de la rencontre. Avec en écho, la posture glacée de Rien. Tous deux étaient sur la réserve. Rien toujours quelque peu méfiant.

   À chaque silence, Tout relance la conversation. Un exercice difficile avec Rien scotché à son smartphone. Ne répondant que par monosyllabes. Sans jamais daigner regarder Tout.

      Rien finit par quitter l’écran. Il le glisse dans sa poche. Pour participer à la conversation.

     De regard à regard.

     L’échange se met soudain à dégénérer. Au moment de l’évocation de leur point de vue sur le monde et le siècle. Le ton est très vite monté. Tous deux ont des points de vue aux antipodes. Et une façon différente de parler.

    Le lien établi se brise.

   Tous deux reprennent leur posture du début.

    Nez sur écran.

      Long silence.

      Que leurs doigts sur clavier.

      De temps en temps, Rien lève le poing en signe de victoire.

__ Tu joues à quoi ?

__ Aux échecs.

__ Super ! J’adore ce jeu.

     Rien s’extrait de son damier.

__ On peut faire une partie, si vous voulez.

__ Bien sûr.

     Tout prend son smartphone.

                                                      Plusieurs heures après.

      Des bruits de moteurs.

     Tout et Rien interrompent leur partie.

      Plusieurs claquements de portière.

       Des carrés jaunes à travers le brouillard neigeux.

        Ils ne cessent de bouger.

        Des voix s’entremêlent.

__ Ce n’est pas trop tôt, marmonne Tout.

      Rien affiche un large sourire.

__ On échange nos coordonnées, rajoute Tout. Au moins pour continuer cette partie. Et que je finisse par en gagner une.

        Rien ne l’a pas entendu.

       Se dirigeant vers la dizaine de carrés jaunes.

         Tout le suit.

          Les carrés jaunes ont ouvert un tunnel dans la neige.

 __ Salut à vous et grand merci, fait Rien.

 __ Salut. Pas trop dur dur l’attente ? demande un carré jaune.

__ Mieux depuis que vous êtes arrivés, répond Rien.

     Un autre carré jaune s’approche de Rien et Tout.

       Il tient un thermos.

__ Café ?

__ Avec plaisir, répond Rien.

      Tout refuse d’un hochement de tête.

__ Les mecs et les nanas, on est pas là pour faire des bonhommes de neige. On y va.

    Les carrés jaunes continuent à déblayer.

      Tout danse d’un pied sur l’autre.

        Il souffle sur ses mains.

__ Tu les connais ?

__Non, répond Rien.

__Mais pourtant, on dirait.

__ Nous sommes de la même famille.

__ Je ne comprends rien.

__ Nous portons tous le même nom.

__ Alors de la même famille.

__ Oui et non. C’est comme pour vous les Tout.

__ Comment ça ?

__ Nous sommes de la famille des Rien.

__ Vous pouvez passer, gueule un carré jaune.

        Bref poignée de main sur le quai de la gare.

          Tout monte dans une voiture. Un membre de sa famille est venu le chercher.

       Le véhicule s’éloigne sous les flocons.

     Rien grimpe dans sa voiture.

       Tout et Rien retournent à leur monde. Avec le désir ou non de se revoir ? Pour l’instant, aucun des deux ne pense à ça. Pressé de réintégrer leur histoire respective.

          Néanmoins, leur promiscuité a créé un lien. Celui que leurs gestes et mots n’ont pu réellement établir. Un espace où les rapports ne sont plus comme dans la fausse ou vraie vie. Sa famille de naissance, son carnet d’adresses, ses études, le poids de son portefeuille… Tout ça ne pèse plus du tout.

          Les Rien ou les Tout logés à la même enseigne.

          Sur 64 cases.

NB : Cette fiction est inspirée de «  Gilet jaune et Gilet bleu ». Un très grand merci à Jeanne Failevic. Et à Christian Creseveur pour son dessin qui m'a fait gamberger.  Et me poser une question. S'il y a des Rien dans les gares; est-ce qu'il y a aussi des Tout ?

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