Je l’ai découvert à Paris, en avant-première en juin dernier, et je me suis trompée sur la nature de ce que je vivais. Je croyais aller voir un film et j’ai surtout éprouvé un malaise fait de corps en transe, de l’adhan dans la brûlure du soleil, puis des wagons. Pas Gaza à l’écran, pire : notre silence en creux face aux drames géopolitiques en cours. Cette manière de regarder la violence comme un bruit de fond, puis de continuer. Sirât ne montrait aucune guerre spécifique, mais il en installait l’ombre. Il confrontait moins par ce qu’il donnait à voir que par ce qu’il révélait de notre capacité à nous habituer.
Et puis - et c’est peut-être la force des films qui ne se laissent pas enfermer dans une case – il a poursuivi sa propre temporalité et a continué à travailler en creux. Il a produit, selon celui ou celle qui regarde, selon l’actualité, selon l’histoire intime et l’identité de chacun, des lectures multiples, parfois contradictoires. Aucun regard n’épuise ce film, aucun discours et pas même son auteur ne semble pouvoir en rétablir une vérité unique. Ce trouble n’est pas un défaut : c’est plutôt une forme de puissance intrinsèque. Donc si ce malaise ne s’est pas dissipé avec la sortie de la salle, il s’est déplacé avec le temps et avec toutes les cases dans lesquelles on a cherché à l’enfermer.
Ce 12 décembre 2025, la chercheuse en sociologie Amira Benyadine publiait dans TelQuel une tribune intitulée « Sirãt : quête métaphysique universelle ou regard orientaliste ? » Elle y reprochait à Oliver Laxe d’avoir transformé le désert marocain en un « espace liminal, générique et anhistorique », et d’avoir rendu les Marocains « presque invisibles », réduits à « trois fonctions : l’obstacle, le service, le labeur ». Aucun personnage marocain n’aurait de nom, de voix, d’arc narratif dans ce road-movie métaphysique tourné entre Ouarzazate et le Jbel Saghro. Cette critique mérite attention, car elle est partiellement fondée : aucun personnage marocain n'a effectivement d'arc narratif dans Sirât. Toutefois cette absence peut se lire de deux façons : comme effacement orientaliste, ou comme choix esthétique d'un cinéma du paysage où les humains sont des figures traversantes. Je penche pour la seconde lecture, car la première deviendrait vite stérile si elle s'arrêtait à la moralisation du cinéaste.
Sirât, Prix du Jury ex æquo au Festival de Cannes 2025, a été choisi comme candidature officielle de l’Espagne pour l’Oscar du meilleur film international. Il raconte l’odyssée d’un père - accompagné de son jeune fils - à la recherche de sa fille, disparue dans le désert marocain, au sein d’un groupe de ravers européens. Le film mêle musique techno et récitations coraniques, corps abîmés et paysages sublimes, transe collective et violence apocalyptique. Il convoque la mystique musulmane jusque dans son titre : le Sirat est ce pont plus fin qu’un cheveu, suspendu au-dessus de l’enfer.
Mais polémique - s’il y a - autour de Sirât, celle-ci dépasse largement le cas d’un film. Ce que Benyadine met en cause, c’est davantage une architecture de pouvoir : «Le Maroc continue à être, et reste un espace, un outil au service de la psyché occidentale ». L’accusation ne porte pas seulement sur une esthétique, mais bien sur une posture : parler d’un monde qui n’est pas le sien, tout en se réclamant d’une proximité affective ou biographique. Des structures, plus que des intentions. Rien d’illégitime bien entendu à interroger un regard : le cinéma n’est pas un sanctuaire, mais personnaliser cette critique, la rabattre sur la biographie ou la moralité d’un cinéaste, risquerait de manquer l’essentiel. Les mécanismes institutionnels fabriquent ces déséquilibres, bien en amont des films eux-mêmes.
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Sirât n’est pas le produit d’un face-à-face simpliste entre un réalisateur européen et un territoire « exotisé ». Son parcours de production est, au contraire, révélateur de la manière dont se construisent aujourd’hui les légitimités culturelles. Le projet est ancien. Il a d’abord été écrit en français, pensé comme un film d’expression française, avant que la réalité du financement n’impose une autre architecture. Les partenaires espagnols prennent progressivement plus de place ; la société El Deseo, des frères Pedro et Agustín Almodóvar, rejoint le projet une fois le scénario déjà abouti, non par caprice artistique, mais par ce que les producteurs décrivent eux-mêmes comme une logique « organique » nécessaire au montage financier d’un film qui traite de certaines thématiques aujourd’hui. Côté chiffres, le film est majoritairement financé par l’Espagne, notamment via l’ICAA. La part française représente environ 12 % du budget global, structurée par des dispositifs et partenaires européens (Aide aux cinémas du monde, Eurimages, Arte, ZDF). En tournage, environ 30 % des prises de vue ont lieu en Espagne, le reste au Maroc, où la production exécutive est assurée par Mont Fleuri Productions, sous la supervision de Saïd Hamich et bien entendu, sans ce travail local, le film n’existerait tout simplement pas.
Un point mérite toutefois d’être clarifié, tant il est révélateur des confusions à l’œuvre : Sirât n’aurait pas bénéficié de financement du Centre cinématographique marocain (CCM). Il vient d’y être projeté, discuté, introduit par le biais du Festival International du Film de Marrakech (FIFM), accueilli institutionnellement - ce qui n’est pas anodin - mais le CCM n’en est pas coproducteur financier. Cette distinction est essentielle, car elle montre comment le Maroc peut être central dans la fabrication concrète d’un film tout en restant périphérique dans les circuits de décision et de reconnaissance.
L’asymétrie n’est donc pas une question de « talent » ou de « mauvaise intention ». C’est bien souvent une réalité structurelle. Les cinéastes binationaux ou installés en Europe accèderaient – sur le papier - plus facilement aux dispositifs du CNC, aux réseaux de festivals, aux distributeurs internationaux et à l’inverse, les cinéastes résidant au Maroc dépendent eux largement du CCM, dont les enveloppes sont plus limitées, et peinent à franchir les frontières des festivals dits de « catégorie A ».
Cannes 2025 en offre une illustration saisissante. Pour la première fois, le CCM y installe un stand institutionnel au Marché du Film, un signal politique fort. Plusieurs films marocains y sont présentés, dont deux courts-métrages en sélections parallèles, mais en compétition officielle pour la Palme d’or ? Aucun film majoritairement produit par un pays arabe. Les films associés au Maroc sont des coproductions internationales, où le royaume apparaît comme territoire de tournage et partenaire technique, rarement comme centre décisionnaire. Ce décalage se retrouve dans les prix. Depuis 2018, les Ateliers de l’Atlas du FIFM ont accompagné un très grand nombre de projets marocains, arabes et africains. Certains ont ensuite été largement récompensés dans les festivals internationaux. Ces succès sont réels, précieux, mais ils restent l’exception plus que la règle. La reconnaissance existe, mais elle demeure intermittente, souvent cantonnée aux sections dites de « découverte ».
D’où une question plus profonde que celle de l’origine d’un cinéaste : qu’est-ce que les festivals internationaux récompensent exactement ? Quels récits sur le Maroc, et plus largement sur le Sud, sont jugés lisibles, exportables, compatibles avec les attentes d’un marché international ? Depuis quelques années, les institutions aiment raconter l’histoire d’une ouverture. Durant ce Festival à Marrakech, Bill Kramer lors d’une conversation a expliqué que le Covid aurait accéléré la curiosité du public occidental pour les films sous-titrés, venus d’ailleurs. Parasite, Drive My Car, Everything Everywhere All at Once, Anatomie d’une chute : autant de succès brandis comme preuves d’un monde post-centré, pourtant cet élargissement reste profondément ambigu. Il ne s’agit pas d’un effacement du centre, plutôt d’une extension contrôlée de ce que le centre accepte de reconnaître.
Sirât cristallise cette tension. Le film puise dans l’eschatologie musulmane et la traduit dans une grammaire esthétique familière aux programmateurs occidentaux : Tarkovski, Jodorowsky, Mad Max, Easy Rider. Le désert n’y est pas tant un lieu culturellement situé qu’un espace métaphysique universalisable. Pour Benyadine, c’est précisément là que se joue l’appropriation : l’universel atteint au prix de l’effacement du particulier local.
Ce malaise, je l’ai entendu comme une petite musique lancinante durant ce FIFM 2025, non sous forme de scandale, plutôt d’une fatigue. Des cinéastes marocains résidents y parlaient à voix basse « on tourne avec des budgets minuscules, on connaît intimement ces territoires, ces langues, ces corps. Et puis arrive un réalisateur européen ou un binational qui ne connait rien du pays, avec une autre histoire et récolte dix fois nos moyens, il filme le même territoire, et c’est lui qui part à Cannes. » Il ne s’agit ni de jalousie ni de ressentiment identitaire. Il s’agit d’un système où la reconnaissance internationale agit comme un multiplicateur de légitimité : une sélection ouvre l’accès à de nouveaux financements, à une distribution élargie, à d’autres coproductions. Ceux qui franchissent ce seuil, jamais aisément mais souvent grâce à des réseaux européens, voient leur trajectoire s’accélérer. Les autres stagnent.
C’est ici que le regard décolonial devient utile, à condition de ne pas se transformer en police morale, non pour distribuer des certificats de légitimité, mais pour interroger ces circuits de validation : qui siège dans les commissions ? Selon quels critères esthétiques implicites ? Quels imaginaires ou lectures de « l’universel » sont à l’œuvre ?
Et Oliver Laxe n'est pas coupable d'orientalisme : il est le bénéficiaire d'un système qui valorise structurellement les regards européens sur le Sud. Critiquer ce système exige d'analyser les circuits de financement et de validation, pas de distribuer des permis de filmer.
Par conséquent, si l’on veut déplacer les lignes, il faut agir sur les structures : publier les critères de sélection, diversifier les commissions, soutenir de véritables circuits Sud-Sud, renforcer des plateformes comme Carthage, Le Caire ou le Fespaco et surtout : permettre à des programmateurs de ce Sud d’accéder aux postes de décision dans les grands festivals internationaux. Cannes, Venise et Berlin pourraient sans grande difficulté imposer qu'au moins 30% de leurs comités de sélection soient issus d'institutions du Sud global, avec rotation tous les deux ans. Le FIFM et Carthage pourraient créer un fonds de circulation Sud-Sud doté de 2 millions d'euros annuels, alimenté par une taxe de 0,5% sur les budgets des coproductions internationales tournant en Afrique ou au Moyen-Orient. Ce ne sont ici que des pistes de réflexion, mais des pistes qui mériteraient peut-être d’être creusées.
La colonisation n’a pas seulement pris des terres. Elle a produit des catégories. Ces catégories qui structurent la reconnaissance culturelle aujourd'hui (auteur/artisan, universel/local, art/folklore) ont été forgées dans un contexte colonial. Les recycler, même avec de bonnes intentions, perpétue leurs effets de hiérarchie et fige les oppositions, naturalise des frontières entre intérieur et extérieur, authentique et illégitime, local et universel. Reprendre ces catégories, même en inversant leur signe moral, ce n’est pas les abolir : c’est bel et bien les reconduire.
Lorsque l’origine devient un permis de dire, lorsque l’expérience vécue se transforme en certificat d’autorité, lorsque la reconnaissance extérieure pèse plus que la légitimité intérieure, alors le décolonial cesse d’être critique, il devient normatif.
Mon grand-père, français de confession familiale protestante a été élevé au Maroc, orphelin recueilli par une famille musulmane et marocaine, il a appris l'arabe, fait le pèlerinage, respecté tous les rites. À sa mort, son corps est resté 30 jours dans une chambre froide. Le temps que d'autres, qui n'avaient jamais prié avec lui, jamais partagé son ramadan, décident s'il appartenait vraiment à la communauté qu'il s'était choisie. Ce n'est pas ici une anecdote sur la religion. C'est une leçon sur le fonctionnement des institutions de validation. Il y a toujours un comité, quelque part, qui décide qui est légitime pour l’autre, ce qui le définit ou non. Ce comité possède toujours des critères, officiellement objectifs, religieux, techniques, pourtant ces critères servent surtout à naturaliser une frontière : il y a ceux qui appartiennent d'emblée, et ceux qui doivent prouver.
Les producteurs de Sirât ont-ils sollicité le CCM ? Pour les autres films d’Oliver, racontant eux aussi le Maroc c’était le cas et ils n'ont été sélectionnés que dans les sections parallèles. Cette conversation me renvoie immédiatement à la chambre froide. Mon grand-père n'a pas été jugé après sa mort par hasard. Il n'a jamais réellement fait partie du cercle qui décide. Il était toléré vivant, mais mort, il redevenait suspect. Sirât n'a peut-être jamais vraiment frappé à la porte du CCM, non parce que le CCM aurait refusé, peut-être aurait-il accepté, mais peut-être parce que ses nouveaux producteurs savaient déjà où se trouverait leur circuit de validation en Europe : là où les comités de sélection des festivals regardent, là où les distributeurs sont présents.
Le lendemain, je consulte les données publiques du CCM. En 2024, enveloppe moyenne par long-métrage : 150 000 €. En France, via le CNC : 600 000 € en moyenne pour un premier film. Le déséquilibre n'est pas une question d'intentions. C'est une question de moyens matériels qui orientent structurellement les choix.
Oliver Laxe, cinéaste espagnol qui appartient pleinement au Maroc qu’il filme, est cette fois-ci sélectionné à Cannes dans la voie royale et non plus dans les sections parallèles. Abdellah Taïa, écrivain marocain installé à Paris, écrit sur le Maroc, et obtient des aides du CNC. De nombreux cinéastes marocains résidant au Maroc, filment le Maroc, mais peinent à franchir les sélections internationales. Ils sont alors parfois représentés dans la section « Panorama » du FIFM. Ca ne peut pas être qu'une question de talent, mais peut-être une question sur le circuit auquel vous appartenez déjà, ou non.
Personne n’écrit depuis un point neutre. Certainement pas moi. Écrire depuis la France sur et pour le Maroc, bénéficier d’espaces de publication que d’autres n’ont pas, crée une position confortable et donc, de fait, suspecte. Cette légitimité doit être interrogée, mais refuser l’assignation identitaire ne signifie pas nier les rapports de pouvoir. Cela signifie les documenter. Précisément.
Dans le même temps, ces frontières continuent de se rejouer ailleurs, partout hors du terrain du cinéma, y compris « dans la vraie vie ». À mon retour du festival, dans le métro parisien, un homme crache aux pieds d'un autre passager. Pas de mots, juste le crachat, puis le regard détourné. Le passager ciblé a la peau plus foncée, un sac à dos fatigué et des chaussures de chantier. Il ne réagit pas. Moi non plus. Personne dans le wagon ne réagit. Cette scène dure cinq secondes. Mais elle contient toute une architecture. Il y a celui qui peut cracher sans conséquence. Il y a celui qui sait qu'il ne peut pas répondre sans risque. Il y a ceux qui regardent ailleurs parce qu'intervenir révélerait qu'ils savent, et savoir oblige.
Le lendemain, dans une réunion professionnelle, mon supérieur me dit « on a quand même de la chance d'être en France ». Contexte : nous venons de débloquer - nous, deux femmes assimilées par ce Monsieur comme maghrébines - des Négociations Annuelles Obligatoires qu’il a tout fait pour éviter. La phrase dans sa bouche ne parle pas de chance. Elle parle de dette. D’autres propos récurrents le confirmeront tout au long de la réunion. Ces "petites" phrases sont là pour me rappeler ma place : tolérée, pas légitime. Ici par générosité, pas par droit.
Ces deux scènes - le crachat, les petites phrases anodines en apparence - fonctionnent pourtant selon le même régime. Elles produisent de l'assignation sans confrontation directe. Personne ne vous dit directement « tu n'appartiens pas à ce territoire. » Mais tout le dispositif : le silence du wagon, le sourire paternaliste du supérieur, le rappelle. Tu es d'autant plus vulnérable que la violence est diffuse, informulée.
Et quand on écoute les cinéastes marocains au FIFM et qu’ils ne parlent pas d'exclusion brutale, mais de fatigue « on connaît ces territoires, on tourne avec trois fois rien, et c'est toujours un Européen qui est sélectionné à Cannes. » ce n'est pas du ressentiment, c'est l'épuisement de devoir prouver, encore et encore, que votre légitimité à raconter votre propre histoire vaut celle de quelqu'un qui arrive avec d'autres réseaux, d'autres moyens, d'autres circuits de validation déjà établis.
Décoloniser ne consiste pas à déplacer la frontière, décoloniser consiste à désapprendre la logique même de la frontière, sans nier les conflits qu’elle traverse. Il n’y aura jamais de consensus. Il y aura toujours des frottements et des désaccords irréductibles.
Un film peut produire des effets d’effacement sans que son auteur soit un colonisateur caricatural et c’est précisément pour cela qu’il faut quitter le terrain des consciences et regarder celui des structures. Si le regard décolonial ne nous aide pas à identifier, puis à refuser, les mécanismes mêmes du colon lorsqu’ils se rejouent dans la reconnaissance culturelle (budgets, programmations, jurys, distributions), alors il ne libère de rien. Il se contente d’administrer, autrement. Si je veux que mon corps cesse d'être assigné, si je veux que le corps des cinéastes marocains cessent d'être épuisés, si je veux que le corps de mon grand-père cesse d'être jugé post-mortem, alors il faut changer qui siège dans les comités. Partout. Dans les lieux de cultes qui décident qui est croyant ou incroyant, dans les trains où personne n'intervient, dans les commissions qui décident quels films méritent Cannes.
Et cela, dans le cinéma comme ailleurs, mérite d’être affronté sans confort moral ni position surplombante : avec des faits, des circuits, et des propositions concrètes si possible.
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