Résumé de l'épisode précédent :
https://blogs.mediapart.fr/nestor-romero/blog/300420/juanma-recit-suite
7
Brunete
L’hiver et le printemps passèrent ainsi, de bataille en bataille toujours plus rudes les unes que les autres. En février nous étions sur le Jarama. Une véritable hécatombe. La moitié de la division y a laissé la vie et ainsi, de bataille en bataille, nous nous retrouvons en plein mois de juillet sur ce sinistre plateau de Brunete, un tout petit village qui devient l’objectif de notre division. Nous prenons Brunete . Mais, je ne sais pourquoi Lister ou son conseiller, un Russe que nous appelions Pablito, nous ordonne de nous arrêter. Et nous recommençons à creuser, des tranchées cette fois, pendant que nos avions bombardent les lignes ennemies. Nous lâchons le pic et la pelle pour les applaudir. Ce n’est pas si souvent. Notre enthousiasme est de courte durée. A peine quelques jours après c’est nous qui sommes bombardés par l’aviation fasciste. Une horreur. Un bombardement comme nous n’en avions jamais subi. Il faisait une chaleur épouvantable. L’eau commençait à manquer. Les fontaines et les puits du village étaient asséchés. L’état-major, ou je ne sais qui, avait négligé l’intendance, l’approvisionnement en eau, mais aussi en munitions. Nous avions ordre de ne pas tirer alors que les autres en face nous arrosaient copieusement. Que pouvions-nous faire ? Creuser, creuser encore, aussi profondément que possible et nous enterrer comme des taupes. Nous ne nous sommes pas quittés pendant tout ce temps, sous ce déluge de mitraille. Nous nous recroquevillions dans le même trou, dans la même tranchée que nous creusions encore et encore à la moindre interruption des bombardements. Dès qu’ils reprenaient, nous nous enfoncions dans cette terre rude, inhospitalière… Je me suis interrompu, pourquoi raconter tout cela, tout ces détails qui me reviennent en mémoire au fil des mots, comme me reviennent en mémoire ces cadavres jonchant la plaine dévastée dans des poses grotesques, dont certains exposent leur viscères au soleil, et ces râles de blessés que les brancardiers malgré leurs courses incessantes ne parviennent pas à évacuer pendant les trop courts moments d’accalmie, mais elle alors, impérative : continue, je veux tout savoir, puis, implorante, tout s’il te plaît, alors que les larmes jaillissent de ses yeux qu’elle essuie d’un revers de main, s'il te plaît… Pendant ces brefs instants d'accalmie JuanMa court d’un gémissement à un râle sa gourde à la main et comme je ne peux le retenir, je le suis, nous versons quelques gouttes d’eau trouble entre des lèvres qui se tendent, s’entrouvrent, craquelées, elle baisse la tête, enfouit son visage dans ses mains les coudes appuyés sur la table, ses cheveux tombent comme un rideau noir derrière lequel elle occulte ses larmes. Je me tais. Je ne sais pas si je vais avoir le courage d’aller au bout de mon récit. J’ai soudain envie de me lever, de franchir cette porte, de dévaler l’escalier et de me réfugier dans ma maison, là-haut, sur le causse et de chasser ces images que les mots prononcés rappellent à ma mémoire avec toujours plus de netteté.
Comme devinant une fois de plus mes pensées, c’est elle qui, s’appuyant des deux mains sur la table, s’est levée lentement comme si son corps s’était soudain raidi ? Continue, continue, a-t-elle marmonné, je vais faire du café. Les images de Brunete affluent, ce 18 juillet où, comme pour fêter l’anniversaire de leur soulèvement, un an déjà, les fascistes ont intensifié leurs attaques et leurs bombardements. Un enfer, une apocalypse de fer et de feu, jour et nuit. Insupportable. Malgré la discipline imposée par Lister, des miliciens commencent à fuir, à déserter, de plus en plus nombreux. Les mitrailleuses entrent en action, les nôtres, celles qui ont été disposées derrière nous par le commandement pour tenter d’éviter les désertions. On a dit par la suite que près de quatre cents fuyards auraient été exécutés. Je n’ai pas de mal à le croire. Nous en avons vu tomber beaucoup sous le feu de nos propres mitrailleuses. JuanMa ne cessait de répéter, ce n’est pas possible, ce n’est pas possible ! La confusion était totale, nous étions pris entre le feu des fascistes et le feu de nos propres mitrailleuses que Modesto avait donné ordre de mettre en batterie derrière nous. Il a fallu se rendre à l‘évidence, les chefs ont dû se rendre à l’évidence car nous, les hommes de troupe, nous voyions bien que la bataille était perdue. Nous le voyions de nos yeux qui ne pouvaient se détacher des cadavres épars sur la terre, nous le voyions par nos corps las au point de nous jeter à terre à la moindre occasion pour sombrer dans un sommeil de mort, cette mort qui nous poursuivait tout au long de cette retraite que la propagande du Parti qualifiait de victoire. JuanMa ne supportait plus, et moi non plus, ces discours et ces articles célébrant une héroïque victoire . JuanMa s’est affronté plus d’une fois aux militants obtus ou fanatiques, aux commissaires politiques. Il savait pourtant qu’il risquait d’être fusillé pour défaitisme, je le lui répétais sans cesse mais la colère était la plus forte. Nous ne supportions plus l’injure faite ainsi, par le mensonge, à ceux qui venaient de payer de leur vie l’incurie des chefs.
Nous nous sommes repliés sous la menace de nos propres mitrailleuses. Nous étions à la fin juillet, ce terrible mois de juillet, ses journées brûlantes et ses nuits qui ne chassaient pas la chaleur du jour, ces nuits d’insomnies au cours desquelles montait le ton des discussions avec les commissaires politiques qui avaient pour mission de nous convaincre de la réalité de la victoire. JuanMa, au cours de ces palabres, ne laissait jamais poindre sa colère. Il présentait ses arguments avec un calme et une rigueur qui exaspéraient les militants obtus. Une de ces nuits il reçut des menaces de la part d’un commissaire politique. Je ne me souviens plus des mots mais la menace était limpide. Il y a eu au cours de ce mois d’août des fusillés pour l’exemple, des fusillés pour avoir refusé de saluer la victoire, pour avoir hurlé que Brunete était une défaite dont l’état major et Modesto le premier portaient la responsabilité. Il n’ont pas osé toucher à JuanMa, peut-être a cause de sa jeunesse, mais je crois surtout parce qu’il avait acquis un certain prestige grâce à ses connaissances, son sérieux et peut-être surtout sa générosité, cette manière de faire don de sa personne avec une simplicité et une dignité impressionnantes.
Peut-être n’avons-nous pas crié assez fort, je ne sais pas, mais nous étions abasourdis par tant de mensonges, abasourdis au point qu’il nous arrivait parfois, après quelque jours de repos, de douter, de douter de ce que nous avions pourtant vu, de ce que nous avions vécu sur le front de Brunete. Mais d'autres que nous avaient sans doute vécu bien pire. Nous l'avons appris un peu plus tard et cela ne nous a pas étonnés car nous connaissions « El Campesino », nous l'avions côtoyé brièvement dans la caserne de Madrid : une brute totalement brute, un paysan analphabète qui par son impétuosité, son inconscience et ses perpétuelles vociférations avait réussi à rassembler un groupe de paysans comme lui et avait paraît-il mené des actions de guérilla dans le dos des fascistes. Le PC ne tarda pas à le récupérer et à le bombarder à la tête d'une division du « Quinto » mais il ne tarda pas, lui non plus, à entrer en conflit avec Lister et Modesto et pire encore avec certains de ses propres hommes. Il paraît que 250 d'entre eux, après la bataille de Brunete, cherchèrent refuge dans les rangs de la division de Cipriano Mera, un anarchiste dont la réputation était celle d'un militant sérieux et compétent, la Quatorzième Division, je crois, ceci pour éviter les représailles après avoir refusé d'adhérer au PC. Il paraît que « El Campesino » entra comme un taureau dans le QG de Mera pour exiger que ses hommes lui soient rendus. Et Mera refusa. C'est dire qu'il ne fallait pas parler trop haut si l'on tenait à la vie...
A côté des tasses elle a posé une bouteille d’anis, une de ces bouteilles d’Anis del Mono dont le corps quadrillé portait l’effigie d’un singe sur une étiquette rouge et jaune. Je ne sais pas comment ces bouteilles venues d’Espagne arrivaient sur la table de tous les réfugiés. Elles étaient là en tout cas, trônant, animant les veillées où l’on se racontait inlassablement les péripéties de la guerre. Nous avons bu le café. Elle m’a versé une goutte d’anis dans la tasse encore chaude. J’ai poursuivi comme mu par je ne sais quel impératif ou peut-être simplement par le désir d’en finir de tout raconter et d’en finir, d’oublier, de me laver de ce passé et de remonter dans ma maison pour y retrouver ma vie, ma nouvelle vie, cette renaissance de tous les matins quand je sortais sur le pas de la porte pour examiner le ciel que le soleil qui pointait rosissait, ou goûter à la pluie qui tombait, à son odeur, celle de la terre et des noyers s’ébrouant dans le vent, ces journées de bonheurs successifs, d’attention portée à la bûche fendue d’un coup de hache sur le billot dans la souillarde, à la motte de terre que je faisais couler entre mes doigts et dont l’odeur, quand je la humais, me révélait je ne sais quoi d’universel, de cet incompréhensible infini qui se révélait pourtant dans cette poignée de terre, ou dans la délicatesse de cette fleurette bleutée dont la perfection précisément m’émouvait et me jetait pour un bref instant au cœur du mystère, ou encore quand, déambulant dans la forêt en quête de bois mort, je tombais en arrêt devant un champignon à peine surgi dont j’observais, interloqué, l’élégance de la posture comme saluant le chant des oiseaux qui rythmait le monde accompagné du froissement sourd des feuilles mortes poussées par le vent. Et je n’avais alors nul besoin de quelque présence humaine que ce soit pour éprouver ma présence au monde car je n’attendais plus rien de la fréquentation des hommes, qu'ils fussent naïfs ou cyniques, qui étaient ce qu’ils étaient non par un effet de leur volonté mais par le hasard des circonstances. Pour autant, je ne pouvais m’empêcher de penser à tous ces égoïsmes, à toutes ces mesquineries, à toutes ces lâchetés que j’avais côtoyées et observées là-bas dans la Division, sur tous les fronts, de sorte que je ne croyais plus à je ne sais quelle bonté originelle de la nature humaine.
8
Aragón
Les camions sont arrivés. Nous nous sommes entassés, comme d’habitude, car il n’y avait pas assez de camions, il n’y avait assez de rien. Nous étions début août et comme d’habitude encore la propagande battait son plein. Nous partions pour l’Aragon où, nous disait-on, des anarchistes, des anarcho-fascistes, opprimaient les paysans, les obligeaient à travailler et à vivre dans ces collectivités qui étaient un attentat contre la démocratie défendue par le Parti. Les journaux, Mundo Obrero et Frente Rojo n’avaient pas de mots assez durs pour condamner le Conseil d’Aragon et son délégué Joaquin Ascaso qui était traité de bandit et accusé de trafic de bijoux, de pierres précieuses ou de je ne sais quoi, ce qui était peut-être vrai, je n’en sais rien. Toujours est-il que c’est nous, la Onzième Division, la Lister comme on disait, que le gouvernement envoya en Aragon pour y rétablir l’ordre.
A peine arrivés à Caspe nous avons investi les bureaux du Conseil d’Aragon et ceux des conseils municipaux, repaires de fascistes nous assurait-on, et nous avons investi les collectivités, détruit les machines agricoles, confisqué les animaux, les semences et toutes les récoltes entassées dans les magasins, en l’occurrence le plus souvent dans les églises. Nombre d’entre nous étaient tout de même très sceptiques et ne participaient pas à ces saccages de gaieté de cœur mais on nous répétait encore et encore que dès le début, depuis un an déjà, les anarchistes de la CNT et de la FAI avaient exercé une terrible dictature sur tout l’Aragon et avaient forcé les paysans, sous la menace de leurs armes, à créer des collectivités.
Je ne sais pas ce qui dans tout cela est vrai ou faux mais JuanMa qui était beaucoup plus cultivé que moi me répétait sans cesse, ils mentent, tout le monde ment dans cette guerre et de fait nous ne comprenions pas pourquoi les divisions anarchistes qui n’étaient pas très loin, la 25, la 26, la 28, pourquoi ces divisions qui un an auparavant avaient contribué à la création des collectivités et du Conseil d’Aragon, pourquoi ces divisions ne bougeaient pas. Ils mentent tous répétait JuanMa, ils mentent tous… La nuit s’était faite étrange dans cette pièce trop grande et trop peu meublée tandis que ma voix résonnait ou plutôt faisait vibrer le silence qui nous enveloppait de frémissements imperceptibles. Elle ne disait mot et lorsque je me taisais pour boire une gorgée d’alcool et reprendre souffle, elle se redressait, redressait sa tête et son buste alors que son regard noir qui était celui de JuanMa m’intimait l’ordre de poursuivre, et moi dans ce silence, sous cette pauvre lumière dispensée par l’unique ampoule qui pendait au-dessus de la table, je me retrouvais là-bas, en Aragon, à Caspe où après avoir saccagé les collectivités on nous envoya vers un village, Fuente de Ebro, avec mission de le prendre, mais là encore ce fut un échec, les officiers semblaient avoir perdu la tête, ils nous ordonnaient d’attaquer alors que nos tanks étaient hors de combat, détruits par l’artillerie et l’aviation fascistes, puis nous recevions l’ordre de nous replier, ils sont fous hurlait JuanMa alors que nous étions allongés dans un repli de terrain à peu de distance des premières maisons du village et que nous ne bougions pas, attendant nous ne savions quoi, espérant l’ordre de nous replier définitivement et de sortir de cette absurdité. Que se passait-il ? Nous ne comprenions rien à ces ordres contradictoires. Des bruits couraient. Modesto était furieux entendait-on. Il accusait Lister d’être le responsable de ce nouvel échec. Il est vrai que ces deux hommes semblaient se détester, nous commencions à nous en rendre compte et nous n’allions pas tarder à avoir la confirmation de leur hostilité.
Cependant, comme à Brunete, la presse du Parti que JuanMa se procurait régulièrement célébrait une nouvelle victoire alors que Saragosse qui était l’objectif de cette offensive demeurait aux mains des fascistes, victoire qui aurait pu être encore plus triomphante sans le sabotage permanent organisé par les anarchistes et les trotskistes. Mais nous ne croyions plus un mot de tout cela et, cependant nous nous taisions car nous avions vu disparaître du jour au lendemain des hommes, nos compagnons de lutte, qui avaient eu le tord de parler trop haut pour mettre en doute les chants de victoire du Parti. Nous savions que le SIM (1) était partout, que n’importe lequel de ces hommes avec lesquels nous partagions le rata quotidien pouvait être un agent du SIM, et nous savions ce qui nous attendait si nous tombions dans les mains du SIM.
La nuit semblait s’être encore épaissie autour de la table, sous la lumière blafarde de l’ampoule, j’étais fatigué, je redoutais d’avoir à poursuivre ce récit mais à la moindre pose ses yeux me dardaient et moi j’obéissais comme j’obéissais à JuanMa quand, lors d’une attaque, il me criait de me coucher puis de bondir à nouveau…
(1)-SIM: service d'information militaire (contre-espionage)
(à suivre)