Résumé de l'épisode précédent :
https://blogs.mediapart.fr/nestor-romero/blog/280420/juanma-recit-suite
6
Elle
Elle frisonne, prend mon bras et m’entraîne à travers la place. Nous pénétrons dans une ruelle sombre, humide, sinistre. Elle introduit sa clef dans la serrure d’une porte d’un verdâtre délavé. Je n’ai pas dit un mot depuis que nous avons quitté le banc sur la place, troublé par le contact de sa main sur mon bras et le frôlement de sa hanche. Un escalier raide débouche sur une vaste pièce au centre de laquelle une table ronde est cernée par quatre chaises. Un lit occupe le coin opposé à l’entrée. Il est couvert d’une courtepointe parfaitement tendue. A proximité se dresse une armoire dont la glace s’anime quand la lumière jaillit d’une ampoule pendue à un fils au-dessus de la table. Au fond, sous une étroite fenêtre qui sans doute donne sur la rue, un évier semble revêtu d’une jupe à carreaux blancs et bleus à proximité duquel un vieux, étroit et haut placard teinté d’un antique gris terne semble bailler de sa porte entrouverte derrière laquelle on aperçoit des fragments de vaisselle.
Elle s’est assise, a appuyé ses coudes sur la table, croisant ses doigts devant sa bouche comme prête à élever une prière ou à méditer, à vivre douloureusement l’instant qui est là. J’ai pris place en face d’elle et je me suis aussitôt retrouvé devant JuanMa quand elle a passé une main sur son visage pour écarter ses cheveux comme il le faisait lui quand, délaissant le fusil ou la pioche, levant la tête il repoussait la mèche qui retombait sur son front. Elle avait rejeté ses cheveux sur ses épaules et me dévisageait avec ce regard méticuleusement attentif qui était celui de son fils quand je lui décrivais notre vie misérable sur le plateau castillan.
A la Cité universitaire c’était l’épouvante, raconte, raconte-moi insistait- elle, l’épouvante, les miliciens combattaient dans les bâtiments parfois au corps à corps et nous nous creusions encore des tunnels pour placer des explosifs sous les bâtiments occupés par les Maures et les légionnaires. Nous combattions à côté des hommes de Durruti (1) qui arrivaient du front d’Aragon et qui plus encore que nous étaient épouvantés par la violence des combats, et elle cependant ne me quittait pas des yeux, de ses immenses yeux noirs et moi je ne savais pas si je devais poursuivre mon récit ou le clore là, dans ces bâtiments enfumés, dans le vacarme des explosions et des rafales de mitrailleuses pour aller sans plus de détails ni de tergiversations à sa conclusion, mais : tout !, m’intima-t-elle comme si elle avait deviné mes pensées ou perçu mes hésitations, tout ! Les mots ont afflué.
JuanMa avait une grande admiration pour Durruti. Sa réputation, aux premiers mois de la guerre dépassait de beaucoup celle de nos chefs car il avait un passé de militant révolutionnaire intransigeant. Néanmoins il circulait beaucoup de bruits sur les anarchistes. De graves accusations étaient portées contre eux particulièrement dans les journaux du Parti, Mundo Obrerto et Frente rojo, accusations qui circulaient quotidiennement dans le « Quinto » et dans notre division. Ils étaient, entendait-on dire, les alliés du fascisme, objectivement ou subjectivement, c’était selon, mais Durruti était généralement épargné, protégé par ses années de prison et ses faits d’armes sur tout les continents. JuanMa l’admirait et en conséquence moi aussi. Il représentait à la perfection l’idéal pour lequel nous combattions. Aucun de nos chefs, ni Modesto (2), ni Lister (3), ni même « El Campesino » (4) ne jouissaient d’un tel prestige. Seule « Pasionara » pouvait peut-être rivaliser. Quand il est tombé abattu par cette balle dont on ne saura jamais d’où elle venait, JuanManuel m’a regardé un instant comme cherchant ses mots. Il a baissé la tête, c’est fini, nous allons perdre, nous allons tout perdre, la guerre et la révolution. Nous étions en novembre, à peine cinq mois après le début de la guerre, mais il est vrai que la mort de Durruti est apparue comme le signe prémonitoire de notre défaite.
JuanMa était un garçon très réservé, très calme et surtout très intelligent, mais je me repends aussitôt de ces mots prononcés sans y prendre garde car ses yeux s’embuent tandis qu’elle me regarde intensément et qu’elle s’efforce de retenir ses larmes, il passait son temps de repos à lire tout ce qui lui tombait sous la main, et je ne tardai pas à l’imiter, livres, journaux, quand les autres se divertissaient comme le font tous les soldats. C’est sans doute cela qui a scellé notre amitié, la lecture, car non seulement il m’a appris à lire mais il m’a transmis cette sorte de voracité pour la culture, ce besoin ou plutôt cet appétit de connaissance. Il me répétait souvent cette phrase qu’il avait lu avec ravissement dans cet énorme livre de Montaigne qu’il portait toujours dans son sac et qu’il sortait à la moindre occasion pour s’y enfouir avec délectation et dont il me lisait des passages parfois. Je me souviens de cette phrase car nous en avons souvent débattu tous les deux avant de sombrer dans un sommeil aussi lourd que la pioche que nous maniions toute la journée, je m’en souviens mot pour mot « Il n’est désir plus naturel que le désir de connaissance ». Nous parlions allongés côte à côte dans un de ces baraquements où, après une relève nous prenions un peu de repos. Nous commentions nos lectures mais aussi nous discutions parfois de manière très véhémente des derniers événements relatés par les journaux, au point qu’il arrivait parfois que les parties de cartes qui se jouaient alentour se faisaient plus silencieuses, que les poings ne s’abattaient plus avec autant de vigueur pour célébrer la carte providentielle, il arrivait parfois que la main reste suspendue un instant avant de se poser silencieusement sur la table alors que certains à cet instant délaissant le jeu tendaient l’oreille et intervenaient à leur tour.
JuanMa parlait, lui, le plus souvent, avec une sorte d’exaltation retenue, mais un jour, ce jour-là, le jour de la mort de Durruti, quand il entendit ce propos, « un fasciste de moins ! » proclamé par un rustre sur un ton satisfait, il se leva d’un bond, se dressa face à l’imbécile et le gifla avec une telle violence, insoupçonnable chez un garçon si frêle d’apparence, que nous en fûmes tous, dans la chambrée, interloqués. Puis il regagna sa paillasse et se replongea dans le journal qu’il venait de délaisser.
(A suivre)
(1)- Buenaventura Durruti : 14 juillet 1896-20 novembre 1936. Militant anarchiste et anarcho-syndicaliste, il organisa la première colonne de miliciens qui quitta Barcelone pour libérer Saragosse occupée par les fascistes.
(2)- Juan Modesto : 24 septembre 1906-16avril 1969. Militant du Parti communiste. Commandant du Cinquième Corps d'armée.
(3)- Enrique Lister : 21 avril 1907-8 décembre 1994. Militant communiste. Commandant de la Onzième Division. Ennemi juré de Modesto.
(4)- Valentin Gonzalez dit "El Campesino" (Le Paysan): 4 novembre 1904-20 octobre 1983. Commandant de la Quarante sixième Division. Ennemi juré des deux autres.