Episode précédent :
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9
Teruel
Nous sommes allés à Teruel, dans l’enfer de Teruel, nous étions maintenant à la mi-décembre. L’Aragon s’était mué en Sibérie. La neige tombait, épaisse, dense, lourde, hostile. Avant de passer à l’attaque, le grand poète Miguel Hernandez qui combattait dans notre division nous a lu un poèmes ou peut-être deux, je ne sais plus, mais je me souviens de ces quelques mots : vientos del pueblo me llevan, vientos del pueblo me arrastran... et du visage de JuanMa qui écoutait avec ferveur, lui aussi, a-t-elle murmuré soudain alors que ses yeux s’embuaient à nouveau, lui aussi écrivait des poèmes, et à cet instant elle était belle, belle comme je ne l’avais pas encore réalisé, d’une beauté qui se révélait étrangement, qui semblait émaner de la pénombre de cette nuit et se dévoiler pour moi seul alors que levant les bras pour rejeter sur ses épaules sa lourde chevelure, sa poitrine s’est soulevée provoquant en moi une détresse qui brièvement m'enflammait la poitrine. J’ai repris une gorgée d’alcool. Je me suis tu un instant, à bout de mots, à bout de paroles. La fulgurance de ses yeux noirs, ces yeux en amande qui étaient ceux de JuanMa m’ont contraint à reprendre, fasciné par ce double regard dans lequel je me perdais.
Je me souviens encore du nom du village que nous avons occupé dès le début de l’attaque sur la route de Teruel : Concud. Le plus rude nous attendait dans Teruel même, dans les rues de Teruel, dans les maisons de Teruel où les fascistes résistaient avec un acharnement invraisemblable que je ne comprenais pas. Je ne comprenais pas pourquoi ces hommes, des ouvriers et des paysans, nos semblables, acceptaient de se battre, acceptaient de mourir pour des mots, patrie nation, religion, qui pour la plupart n’avaient aucun sens si ce n’est celui de la soumission et de l’asservissement qu’ils subissaient depuis toujours. Je ne comprenais pas pourquoi alors que ces hommes avaient vécu sous le même joug que nous, pourquoi ils ne se joignaient pas à nous qui combattions pour un monde meilleur, un autre monde, un monde de justice d'égalité et de fraternité, je ne comprenais pas. Le hasard peut-être, encore et toujours, qui les avait contraints à se soumettre ou, je ne sais pas, la peur, le besoin de n’être rien d’autre qu’un instrument, le confort de l’obéissance aveugle qui chasse toute réflexion, toute responsabilité, comme le hasard m’avait contraint moi-même et tous ceux qui combattaient avec nous et qui par chance étions tombés dans l'autre camp, JuanMa répétait souvent un mot pour décrire cette situation : absurde ! Et il le hurlait encore alors que, comme d’habitude, nous étions en première ligne ouvrant des brèches dans les murs et les cloisons à travers lesquelles on jetait des grenades avant de poursuivre le combat à la mitrailleuse. Et nous courions à la maison suivante dans le fracas des explosions, suffoqués par la fumée et l’épaisse poussière qui s’élevait des murs et des toitures s’abattant. Nous ne nous sommes pas quittés un instant, malgré tout cela ou peut-être grâce à tout cela car il ne fallait pas rester seul, il ne fallait pas se perdre dans cet enfer et notre compagnonnage qui durait depuis plus d’un an nous protégeait, du moins avions-nous confusément l’impression que cette amitié qui s’était nouée comme une nécessité, c’est-à-dire sans la moindre intervention de notre volonté, avec une sorte de naturalité impensée, cette amitié nous mettait à l’abri de tous les risques. Car elle était désintéressée. J’ai bien l’impression en cet instant de proférer une absurdité. Car il ne peut y avoir d’amitié que désintéressée. C’est sans doute pourquoi l’amitié est un phénomène si exceptionnel, si rare. Je n’ai jamais plus éprouvé pour qui que ce soit ce sentiment de confiance totale, d’absolu fraternité, j’étais en quelque sorte son grand frère et lui quoique bien plus jeune que moi était aussi mon grand frère, celui que je pouvais interroger quand le doute venait, celui qui savait tant de choses dont je n’avais même pas idée avant de le rencontrer, celui auquel je pouvais me fier en toutes circonstances et peut-être est-ce grâce à cette amitié que nous avons pu vivre, malgré tout, au cœur de cette guerre qui finalement ne nous concernait pas. Ne nous concernait plus.
Et nous avons continué à creuser, creuser encore pour que les dynamiteurs puissent placer leurs explosifs dans les sous-sols de ces imposants bâtiments qui s’élevaient au centre de la ville, le Gouvernement civil, la banque, le séminaire, ou un couvent, je ne sais plus, où s’étaient barricadés les fascistes. Nous avancions dans les décombres poussés par des officiers qui hurlaient leurs ordres pistolet au poing alors que nous n’avions nous qu’une seule préoccupation, nous protéger et ne pas nous perdre de vue, à nouveau elle repousse ses cheveux et à nouveau je suis incapable de détacher mes yeux de ce cou dont la blancheur semble scintiller au moindre de ses gestes et dont l’élégance, la sveltesse, soudain me fascine et me trouble. Nous étions parvenus non loin de la place centrale, la fameuse « Plaza del Torico » quand tout à coup, au balcon de l’une de ces maisons que les flammes menaçaient, une femme, une jeune femme, le visage déchiré par ses propres hurlements brandissait un bébé en langes hurlant lui aussi, hoquetant à fendre les cœurs les plus endurcis. JuanMa le premier, comme toujours, s’est élancé sourd aux injonctions des officiers. Je l’ai suivi instinctivement, comme toujours. Nous avons escaladé un escalier étroit, la jeune femme était là, sur le palier, poussant devant elle deux enfants hagards dont le plus âgé ne devait pas avoir six ans et que la fumée déjà épaisse de l’incendie qui gagnait aveuglaient et asphyxiaient. Nous avons saisi chacun un enfant et nous avons dévalé l’escalier suivis de la jeune femme serrant son bébé dans ses bras. Nous l'avons suivie à travers les ruines en flammes, dans le vacarme des détonations. La ville, à mesure que nous avancions, se faisait village avec ses maisons basses, cubiques et chaulées, ornées parfois de reflets bleutés, ses corrals clôturés de troncs d'arbres mal équarris et tissés de branchages qui retenaient dans leurs interstices des dentelles glacées. Nous sommes parvenus à une maison tout en longueur et comme affaissée sur la neige, elle en poussa vigoureusement la porte. Nous entrâmes dans une pièce dont le sol en terre battue était recouvert par endroits de longues nattes de corde tissée et au fond de laquelle rougeoyait un feu incertain dans une cheminée rudimentaire devant laquelle était assise sur une chaise basse une vieille femme toute de noir vêtue qui, à notre irruption, se dressa et se précipita pour nous arracher les enfants avec une sorte de gémissement bestial.
Nous sommes ressortis et, sur le seuil de cette masure, nous avons échangé un regard qui en disait autant que des mots. Les paroles étaient inutiles. La tentation était grande. Nous pouvions à cet instant quitter Terruel, tourner le dos à l'enfer, tourner le dos à l'absurde, fuir à travers cette steppe immaculée qui s'étendait sous nos yeux. Nous pouvions déserter. Nous ne l'avons pas fait. Nous sommes retournés dans la ville en flammes. Je ne sais pas pourquoi. Je me suis longtemps demandé, je me demande encore parfois, en des nuits d'insomnies, pourquoi nous avons replongé au cœur de la bataille. Je n'ai toujours pas de réponse. Je ne sais pas. Peut-être avons-nous décidé de ne pas fuir, d'un commune accord, sans même qu'un mot soit prononcé, car fuir, en cet instant, n'aurait pas été simplement une désertion mais plutôt une abdication et sans doute avions-nous encore, malgré nos doutes, trop d'orgueil ou de fierté, je ne sais pas, pour nous avouer vaincus, pour abandonner ceux qui se trouvaient dans la ville, qui, à l'instant même laissaient leur vie dans les décombres. Nous nous sommes à nouveau plongés dans ce cataclysme de maisons s'écroulant, de fumées étouffantes et de vacarme scandé par l'aboiement des mitrailleuses et le grondement des canons.
10
Noël
Mes souvenirs de ces derniers jours de l'année 1937 se sont dilués dans une sorte de brouillard mental d'où n'émergent parfois que quelques images dont la netteté soudain et le surgissement inopiné m'épouvantent brièvement, elle me regarde, de ce regard dont je ne parviens pas à déterminer s'il est comminatoire ou implorant de ce regard qui était aussi le sien quand il argumentait avec cette douceur obstinée qui était aussi la sienne pour me faire comprendre, nous faire comprendre l'incompréhensible car il n'était pas rare, dans ces moments de trêve, que des miliciens s'approchassent pour écouter ses propos limpides et passionnés. Il ne croyait plus, depuis longtemps, à la victoire et il le proclamait de plus en plus souvent, d'une voix de plus en plus ferme malgré les remontrances, les menaces des militants du Parti et des commissaires politiques. Il advint alors que l'on entendit prononcer autour de nous le mot défaitisme. Nous savions parfaitement ce qui attendait les défaitistes, pourtant dans cette apocalypse ou peut-être à cause d'elle il ne prenait plus aucune précaution. Il persistait au contraire dans ses proclamations iconoclastes car, disait-il, en citant Lénine qui était l'une de ses lectures favorites, « seule la vérité est révolutionnaire ». C'était là son cri de ralliement au cœur de la confusion.
Quelle confusion ! Nous ne savions plus où étaient nos camarades ni où était l'ennemi. Nous parcourions les ruines à la recherche de nourriture , d'un coin de mur où nous abriter, et je me souviens, je me souviendrai toute ma vie de ce 24 décembre. Le froid n'avait jamais été aussi vif. La neige s'est mise à tomber de plus en plus épaisse sous un vent oblique nous fouettant le visage, un vent dont la violence menaçait à chaque instant de nous renverser. Nous avons enfin trouvé refuge dans une grange dont la toiture n'était pas effondrée. Dans un coin, à côté de meules entassées nous avons trouvé, ce fut un ravissement indicible, des jarres pleines d'huile protégées par des couvercles de liège, des tonneaux de vin et des sacs de pommes de terre déjà germées, ce qui nous importait peu. Nous avons allumé un feu au risque d'être repérés par les uns ou les autres mais nous n'en avions cure, prendre des précautions était le dernier de nos soucis. Nous brûlions sans relâche tout le bois que nous trouvions et il n'en manquait pas autour de la grange, poutres effondrées, planches et solives. Dans la braise et la cendre abondantes nous avons glissé les tubercules qui ont bientôt dégagé un arôme qui mêlé à celui du bois flambant et à la douce chaleur qui s'en dégageait nous a plongé dans une sorte de plénitude à laquelle le vin tiré des tonneaux n'était sans doute pas étrangère, en ce qui me concernait en tout cas car je n'avais pas hésité à rompre, cette nuit-là, mon abstinence. JuanMa demeura lui fidèle à son principe que j'avais fait mien de ne jamais s'étourdir avec le tabac ou l'alcool de manière, comme il me le répétait souvent, que le moindre voile ne s'interpose entre lui et la réalité, entre lui et la mort, si la mort devait surgir disait-il..., pardon, pardon, ses yeux qui ne cillent pas s'emplissent soudain de larmes, pardon, je ne voulais pas..., je suis incapable maintenant de la regarder, de répondre à son regard plus inquisiteur que réprobateur, je crois, et je ne sais où poser mon propre regard qui tombe sur sa gorge laiteuse, sur son cou qui vient de rosir imperceptiblement avant de revenir à ses yeux de diamant noir, les yeux de JuanMa alors que nous goûtons dans l'air odorant de la grange une sorte de recueillement que trouble soudain l'irruption de deux hommes enveloppés dans leur couverture pointant sur nous leur mousqueton puis hésitant comme pour mieux humer la fumée odorante, indécis, intimidés quand JuanMa de sa voix toujours posée comme si cette intrusion n'était rien d'autre que purement naturelle, les invite à s'asseoir et à partager notre festin de pommes de terres grillées et de vin abondant. Ils ont hésité à baisser leurs armes et je me souviens parfaitement, mot pour mot, des paroles qu'il a prononcées. Il leur a dit : nous nous sommes assez entretués, asseyez-vous, mangez et buvez. Ils hésitaient encore pendant que JuanMa poursuivait, je le regardais, sérieux comme un pape prêt à donner une conférence, nous ne sommes pas dans le même camp mais nous sommes tous des travailleurs et aujourd'hui notre but est le même, sauver notre peau, alors asseyez-vous et mangez. Ils mangèrent et, le vin aidant, leurs langues se délièrent. Ils avaient fui le bâtiment du Gouvernement civil dans lequel s'étaient retranchés les hommes commandés par un certain colonel Rey d'Harcourt en compagnie de civils, femmes et enfants dont ils pensaient se servir comme bouclier. Ils nous racontèrent l'horreur de la mitraille et des bombes qui nuit et jour criblaient le bâtiment, l'horreur des femmes et des enfants enfermés dans les caves auxquels on jetait parfois des sardines séchées qui provoquaient une soif inextinguible qu'ils tentaient d'apaiser en buvant leurs urines, l'horreur des cadavres tombés dans des poses grotesques que le froid rigidifiait... Ils parlèrent, sans retenue, comme se soulageant d'un trop lourd fardeau jusqu'à l'instant où les cloches retentirent, les cloches sonnant les douze coups de minuit.
Au douzième coup, alors que l'écho s'affaiblissait nous avons tous baissé la tête, comme pour rentrer en nous-mêmes, comme pour nous enfouir dans nos pensées. Puis, nous nous sommes recroquevillés sur le foin et nul n'a plus dit un mot.
Des vociférations, des chants et à nouveau les cloches nous ont tirés de notre sommeil. Dehors, au milieu des ruines on fêtait Noël, ce Noël qui serait celui de la victoire, la première victoire de l'armée de la République. Les deux hommes, les deux intrus ont arraché leurs insignes et ont décidé de rester avec nous. En quelque sorte nous les avons pris sous notre protection. Mais les réjouissances furent de courte durée. Dans les premiers jours de l'année le colonel Rey d'Harcourt dont nous avaient parlé nos nouveaux compagnons cessa toute résistance dans le centre de la ville et rendit les armes alors que nous retrouvions notre division qui commençait à se retirer pour prendre un peu de repos après une si notable victoire. Mais, comme d'habitude, le contre-ordre n'a pas tardé à parvenir et nous avons dû rebrousser chemin. Les fasciste nous a-t-on expliqué avaient reconstitué leurs forces et étaient passés à l'offensive. L'aviation, ces avions allemands que l'on appelait Junkers, je crois, déversaient des bombes sans désemparer et à nouveau nous avons dû reculer. Nous avons marché des heures dans une sorte de brouillard épais, neigeux . Pour ne pas nous perdre de vue nous serrions chacun l'extrémité d'un fusil et nous marchions ainsi, trébuchant à chaque pas, ivres de fatigue. Enfin nous somme parvenus à proximité d'une rivière, le río Alfambra, où l'on nous a ordonné de creuser, de creuser encore, de creuser la terre gelée et de nous fortifier là. Mais alors il s’est produit quelque chose d’inouï, un cauchemar, oui quelque chose comme un horrible rêve, nous n’en croyions pas nos yeux ni nos oreilles, un roulement lointain de tonnerre non pas dans le ciel mais sur la terre se rapprochant inexorablement, devenant un vacarme épouvantable quand des centaines de chevaux montés par des soldats casqués sont apparus surgissant du brouillard blanchâtre dont les sabots frappaient la terre gelée sur une cadence infernale. Nous avons fui avec nos deux nouveaux compagnons aussi vite que nous le permettait notre épuisement, sans nous perdre de vue un seul instant et alors que les chevaux étaient presque sur nous, nous avons trouvé refuge dans une cabane de berger aux murs d’adobe, couverte de branchages. Nous nous sommes recroquevillés dans cette pénombre bienfaisante, retenant notre souffle quand soudain les mitrailleuses sont entrées en action, les nôtres, enfin. Nous avons entendu les hennissements des chevaux s’abattant, les hurlements des blessés et les gémissements des agonisants. Je ne sais plus combien de temps nous sommes restés dans cette cabane, je crois même que nous avons sommeillé un moment recroquevillés les uns contre les autres. Ce que nous venions de subir était sans doute la dernière charge de cavalerie inscrite sur cette terre comme un point final mis aux guerres d’antan. Elle était menée par un certain général Monasterio dont le nom m’est resté en mémoire je ne sais pourquoi.
Je ne me souviens plus très bien de ces mois ou j'avais l'impression de errer dans des paysages désolés, arides, caillouteux, l'impression que nous étions abandonnés dans ces combes et ces mesetas désertiques, non seulement abandonnés de nos chefs et de notre gouvernement, mais abandonnés du monde entier dont la seule manifestation était celle qui venait du ciel sous la forme de bombardements erratiques, incompréhensibles. Nous manquions de tout, de nourriture, d'eau, de munitions et dans cette débandade notre division, comme les autres, n'était plus qu'une bande informe d'êtres affamés et déguenillés qui s'égaillaient en tous sens à la recherche d'un semblant de nourriture.