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L'Ebre
Le printemps était là maintenant accompagné d'une chaleur précoce qui, après le froid intense de l'hiver que nous avions subi, loin de nous réconforter mordait nos corps exsangues dont les plus faibles s'abattaient soudain sur cette terre ocre, déjà brûlante, et que nous laissions aux soins de brancardiers qui entassaient les malades et les blessés dans les ambulances et les camions qui pouvaient encore rouler tandis que nous ensevelissions les morts sous quelques pelletées de terre en un dernier et puéril hommage à leur sacrifice.
Au début du mois d'avril nous nous sommes retrouvés à Tortosa, je ne sais par quel cheminement, ou plutôt dans ce qui restait de la ville, un entassement de ruines depuis lesquelles nous avons reçu l'ordre absurde de résister aux troupes italiennes alors que nous n'avions même plus la force de soulever nos fusils. Nous avons continué à reculer, nous avons passé l'Ebre sur je ne sais plus quel pont et c'est en plein mois de juillet que nous avons eu à le traverser dans l'autre sens puisque le gouvernement avait décidé de mener une contre-offensive, la fameuse bataille de l'Ebre. Une fois encore nous avons été les premiers à passer l'Ebre, une nuit, dans des barques manœuvrées par des paysans qui connaissaient parfaitement le fleuve. Pour une fois nous avancions, nous n'étions pas loin de penser qu'enfin la victoire était proche. Nous avons occupé une position au sommet d'une montagne dans la sierra de Pandols et là ce fut à nouveau l'horreur, pire qu'à Teruel. La terre était tellement dure qu'il était impossible de la creuser, nous ne pouvions qu'entasser des roches pour construire des sortes de parapets, nous vivions là comme des lézards, à plat ventre, les fascistes lançaient attaque sur attaque, grimpant avec de telles difficultés dans les pentes abruptes de la montagne que nous parvenions à les repousser malgré la mitraille de leur artillerie et les bombardements de leur aviation. La nôtre était encore absente. La poussière soulevée par les bombes nous étouffait, l'approvisionnement en eau était insuffisant, nous étions obligés de pisser sur les canons des mitrailleuses pour les refroidir. Je ne sais pas combien d'hommes sont tombés sur les pentes de cette montagne. D'un côté comme de l'autre ce fut un véritable carnage. Une fois encore nous occupions le même trou, le même refuge derrière un tas de pierrailles. Nous ne levions la tête que par instants pour actionner une mitrailleuse dont le canon était orienté vers la vallée à travers une meurtrières ménagée dans le parapet. Et puis ils ont envoyé les Maures, vague après vague car peu leur importait le nombre de ces hommes tués mais certains d'entre eux sont arrivés jusqu'à nous et il y a eu des combats au corps à corps et tout cela, ce massacre d'un côté comme de l'autre, a duré une éternité. Je crois que nous avons supporté ce marasme, cette douleur de chaque instant du corps et de l'âme comme disait JuannMa, parce que nous ne nous sommes pas quittés, parce que sous les bombes et sous la mitraille JuanMa n'a pas cessé un instant de s'insurger contre ce qu'il appelait l'absurde et de vitupérer le Parti et ses chefs qu'il accusait d'incompétence et de trahison, de trahison de l'Idéal, de trahison de la Révolution. Finalement nous avons dû nous retirer, descendre vers le fleuve. L'automne était là et l'hiver n'allait pas tarder, nous étions en novembre. Par une nuit de brouillards glacés qui montaient du fleuve nous nous somme engagés sur un pont métallique pour, à nouveau, traverser l'Ebre en direction de la Catalogne maintenant.
Mais je ne sais pas si je vais avoir le courage d'aller plus loin, d'en finir, je n'ose même plus la regarder alors que je sens la brûlure de ses yeux posés sur mon front baissé, je n'ai plus la force que d'un murmure pour lui dire que son fils est tombé là, sur ce pont, frappé par une balle dont on ne sait d'où elle venait, comme Durruti murmure-t-elle en essuyant ses yeux d'un revers de main, qu'il a basculé par dessus la rambarde et que j'ai vu son corps s'engloutir dans le courant.
Le silence dans cette lumière blafarde, son silence m'oppresse. Elle à de nouveau enfoui son visage dans ses mains sur lesquelles tombe la masse de ses cheveux qu'elle rejette aussitôt de ce geste vif qui me fascine, merci, souffle-t-elle alors que je suis incapable de soutenir son regard puis, d'une voix soudain étrangement ferme : va-t-en !
à suivre